Charlie or not Charlie, that is not the question


Charlie or not Charlie, that is not the question

 

Dans cet article, J.M. Schiappa dénonce la récupération, par les gouvernements, de la légitime émotion provoquée par les attentats sanglants du 11 janvier. En effet, comment ne pas s’inquiéter des différentes annonces faites par les gouvernements et institutions pour restreindre les libertés démocratiques au nom de la lutte contre le terrorisme. En effet, comment ne pas s’inquiéter à entendre les discours sur les « communautés », qui n’alimentent que la haine. En effet, comment ne pas s’inquiéter, de voir, au nom de « l’union sacrée », nos élus politiques défiler avec des chefs d’État qui interdisent dans leur pays toute liberté d’expression, qui assassinent, embastillent les journalistes. En effet, comment ne pas s’inquiéter, lorsque « l’union sacrée » est proclamée par des hommes politiques (F. Hollande, N. Sarkozy, A. Merkel, D. Cameron, J-C. Junker, V. Orban, B. Nétanyahou, O. Bongo, V. Poutine, R. T. Erdogan, etc) par les Églises, des chefs de guerre, par les patrons. Pourtant l’histoire nous apprend qu’il faut nous méfier de ces appels à « l’union sacrée », cela se fait toujours contre les travailleurs.

Apprendre en direct l’assassinat de dessinateurs est un choc que des millions de gens ont partagé. Devoir admettre, par exemple, que Cabu « le grand Duduche » de nos années de lycée, est mort assassiné est cruel. Des jours de folie et de consternation. Une émotion légitime. Nous ne savons pas les tenants et les aboutissants de ces crimes, de tous ces crimes de ces quelques jours. Et ce n’est pas la confirmation a posteriori de la revendication de l’assassinat par un groupe à l’étranger qui nous fera changer d’avis. Dans ces hypothèses, tout est possible, même le plus ignoble. Ce sur quoi nous voulons insister est sur ce qui s’est passé après, The day after comme disent les Américains, en sachant que je n’épuiserai pas le sujet. On dit que la liberté d’expression ne se partage pas, que le droit à la caricature est indispensable, etc, etc. Toutes choses auxquelles nous souscrivons mais alors pourquoi quand un journal marocain publie une caricature de Hollande en nazi, les officiels français s’insurgent-ils ? N’y a-t-il pas deux poids et deux mesures ?

Dans les rassemblements, on trouvait, incontestablement, une écrasante majorité de gens indignés et émus (car une manœuvre politique d’ampleur n’est possible que sur la base d’un sentiment de masse qu’il faut utiliser et dévoyer). Mais il n’y avait pas que cela, loin s’en faut. Dans cette grande marche républicaine et œcuménique, majestueuse et pacifique, sur laquelle soufflait l’Esprit (saint ?) du 11 janvier, qui tenait à la fois de la descente des Champs-Elysées par de Gaulle en 1944, de la ruée sur les grands magasins à l’ouverture des soldes et du carnaval de Dunkerque, on a vu des drôles de choses. Des policiers applaudis un peu comme on applaudissait les paras sur le Forum à Alger en mai 58. On a vu dans ce rassemblement du peuple français (en général, c’est la terminologie qu’utilise la petite-bourgeoisie quand elle se retrouve), des drapeaux israéliens. S’il y avait eu des drapeaux palestiniens ou algériens, on aurait crié au communautarisme. N’y a-t-il pas deux poids et deux mesures ?

On a vu, au premier rang, outre le pathétique Sarkozy, tout ce que l’Univers compte de corrompus, de tortionnaires, de censeurs, ceux qui bombardent le Mali avec ceux qui censurent en Turquie, les néo-nazis ukrainiens et les dictateurs africains. Le ministre américain de la Justice (ne pas dire le ministre de « la justice américaine », cela n’existe pas) n’est venu que le matin, il devait certainement établir les nouvelles statistiques d’enfants noirs tués par ses services. Ce même monde de dirigeants, manifestant sous la banderole invisible « au rendez-vous des assassins », s’est retrouvé aux obsèques du Roi d’Arabie saoudite, le grand démocrate qui fait fouetter en public les blogueurs (au nom de la liberté d’expression sans doute) et qui finance les réseaux terroristes (cela est devenu un secret de polichinelle). A propos de terroristes et de Daech, il y a un tout petit problème (ou quelques-uns, ne chicanons pas) : après avoir été créé par les services américains au moment où la chute du « dictateur sanglant » El-Assad (faut-il republier les discours de Fabius et de BHL, dans son rôle habituel de chien de cirque bien dressé et bien pomponné ?)  était indispensable et après que l’impérialisme changea de stratégie, la créature échappa à son créateur. Du Golem à Frankestein, la chanson est connue. Et Daech sème la terreur, la mort et la destruction (détruisant des pièces historiques et archéologiques rares, dans la lignée de ce que fit l’armée américaine en Irak) mais Daech vend du pétrole. Énormément de pétrole. Que Daech vende du pétrole est dans sa logique (il faut financer une guerre), le problème est de savoir qui achète du pétrole à Daech ?

En France, pays des droits de l’homme, la police interroge des enfants de moins de dix ans ; l’administration suspend des enseignants, au mépris de tout règlement. Ce sont les enfants et les enseignants qui sont la matrice du terrorisme, c’est bien connu. Mais, les terroristes, les vrais, on apprend après (toujours « après ») qu’ils étaient connus et surveillés. Merah, les frères Kouafi, Coulibaly (de Paris), Coulibaly (de Nice). Tous connus et surveillés mais tous passant à travers les mailles du filet. Comme dans toute tragédie shakespearienne, le grotesque n’est pas loin : un type attaque avec un couteau trois militaires armés et ce sont deux employés du tramway, si j’en crois la presse, qui le maîtrisent. Nous sommes protégés, vous dis-je. Ou peut-être faut-il habituer la population à la présence de soldats en armes, en tenue camouflée (dans les rues de Paris, c’est d’un utile !) ? On somme tout musulman (à quoi le reconnaît-on ? je suggère qu’ils portent un signe distinctif comme, je ne sais pas, disons, un losange vert) de désavouer les attentats. Tous coupables. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. Tous les musulmans sont identiques, interchangeables (on a du mal à les reconnaître, peut-être ?), chiite, sunnite, pratiquant ou non le ramadan, du Maroc ou de Barbès, Bourguiba le musulman, Nasser le musulman, et tant d’autres qui ont fait avancer la laïcité et le droit des femmes dans leurs pays, Ben Laden, l’épicier en bas de chez vous, tout çà, c’est la même chose, kif-kif. On a l’impression qu’ils viendraient tous d’un même pays imaginaire : la Musulmanie, comme le dit très justement une interview dans Le Courrier de l’Atlas.

Mais quand une milice chrétienne a enlevé une française en Afrique (elle fut libérée et tant mieux !), a-t-on demandé aux chrétiens de désavouer ? A chaque plasticage en Corse, dois-je créer une page facebook « not in my name » ou, plus précisément, « micà cù me » ? On cherche le bon musulman, le musulman modéré, comme on cherchait hier « le bon nègre » , en un mot, le « harki ». Ah, s’il y avait eu plus de harkis, on aurait gardé l’Algérie et on n’en serait pas là !

Cette folie collective est créée et entretenue par l’État et ses sommets, aux relents xénophobes revendiqués (le 24 septembre 2013, M. Valls a déclaré : « Les Roms sont des populations aux modes de vie différents des nôtres »). Il n’y a pas un jour sur n’importe quelle chaîne de télévision sans une émission, un reportage, un entretien sur la question « islam et terrorisme », « j’ai échappé au djihad », « Charlie, un mois après » etc. Rachida Dati n’est pas une amie politique, loin s’en faut, ; je combats ses idées, sa politique, le blingbling people etc mais, son témoignage est précieux : elle a indiqué (et elle est doublement bien placée pour le dire) que c’est dans l’élite (les gens qui s’appellent ainsi) que le racisme est le plus grand. Le racisme est toujours un racisme de la classe possédante utilisant la petit-bourgeoisie effrayée. Il s’agit des déclassés en Allemagne d’après 1918, des bobos en France, ceux qui sont leurs propres patrons, ceux qui sont dans la création, la com’, la pub’, qui ouvrent un restau light-bio-cuisine du monde en faillite dans trois mois, qui sont terrorisés parce que la crise économique va les frapper durement et qui tournent leur haine avec un réflexe de petits blancs). La lutte de classes, décidément, n’a pas disparu.

Certains essayent de réfléchir, de garder leur lucidité, surtout, ne pas hurler avec les loups. Qu’ils en soient remerciés. Ils n’ont pas remplacé leur cerveau par le doigt de la télécommande ni leur réflexion par une minute de silence (ah ! tiens, voila une belle invention, aussi : au moment où il faut parler, expliquer, argumenter, surtout dans les lycées et collèges, on demande de se taire. Réfléchissons à ce paradoxe : la défense de la liberté d’expression s’est manifestée par une minute de silence !). Parfois, cela prend la forme d’un dessin. Un journal que je n’apprécie pas, Le Monde, publie un dessin dans son édition du 10 février : le 1er personnage dit « j’ai troussé un petit texte pour défendre la laïcité » et il tend un papier au 2e personnage en ajoutant « de la nostalgie ! du sentiment ! de l’engagement ». Le 2e personnage lit et dit « Bon… çà sent tellement le catéchisme bobo condescendant que même à moi, athée convaincu, çà me donnerait envie de faire le djihad » .

D’autres ont expliqué (désolé, je ne trouve plus la référence exacte) que choisir le slogan « je suis Charlie » était une erreur de taille parce que, de fait, cela demandait à chacun des musulmans vivant en France, de choisir entre un journal qui les offense (ce qu’ils ont le droit de penser) et … un journal qui les offense (ce slogan exclue également les autres victimes, au passage). Résultat, la grrrrrande marche du 11 était étrangement homogène ; une fois de plus, l’analogie avec les manifestations pro-Algérie française auxquelles les musulmans étaient conviés, à grand renfort de camions de parachutistes, vient à l’esprit.

Nous, libre-penseurs, entretenons avec Jean Baubérot un dialogue, respectueux et constructif ; respectueux parce que nous ne sommes pas toujours d’accord mais que l’anathème n’est pas de mise, constructif parce que Baubérot sait de quoi il parle. Son interview dans l’Express du 6 février explique que l’action de politiques depuis des années « donnerait un État non plus laïque mais partiellement athée. Or, dans la loi de 1905, l’obligation de neutralité est faite à l’État et à ses représentants, pas aux citoyens. ». Il prend l’exemple du « foulard » (en théorie, c’est un petit morceau de tissu, c’est devenu quelque chose d’aussi dangereux que la guerre thermonucléaire, à en croire certains) : « Il s’agissait d’une interdiction limitée aux élèves mineurs des écoles publiques. En dehors, le port du foulard restait légitime. Or, pour obtenir cette interdiction, on a procédé à une dénonciation globale du foulard, traduit comme étant toujours un outil de soumission de la femme… » et il ajoute « La laïcité est utilisée à géométrie variable, et de façon plus sévère et injuste envers l’islam. En 2010, le FN a d’ailleurs fait de la laïcité l’une des pièces maîtresses de son argumentaire identitaire ». A méditer…

Pour les libre-penseurs, toutes les religions se valent et doivent être combattues ; pour un libre-penseur authentique, il est indigne de mettre sur le même plan Mme Bettancourt, Mme Chirac, M. Arnault de LVMH, M Bolloré et la femme de ménage des gares SNCF ou le livreur de supermarchés (peu importe leurs religions respectives ou leurs opinions philosophiques). En fait, on tape toujours sur la partie la plus exploitée et la plus opprimée du prolétariat en France, celle qui n’a pas accès aux plateaux télévisés où on papote doctement, celle qui n’a pas de compte en Suisse, celle qui ne parle pas correctement français et qui se bat pour que les enfants aillent à l’école, celle dont les enfants, justement, servent de traducteurs dans les réunions parents-professeurs, celle dont les enfants savent déjà que leur avenir est fait de marasme et de chômage. On essaierait de diviser la classe ouvrière qu’on ne s’y prendrait pas mieux.

Un libre-penseur sait, par l’Histoire, par la pratique, par la vie de tous les jours, que la laïcité est un combat démocratique, non d’exclusion mais d’égalité.

Jean-Marc Schiappa 16 Février 2015