Sigmund Freud: L’avenir d’une illusion


« L’avenir d’une illusion »

S. Freud

S. Freud

« Sur un autre point je suis entièrement d’accord avec vous. Il serait certes absurde de vouloir commencer par supprimer la religion par la violence et d’un seul coup. L’entreprise serait avant tout sans espoir. Le croyant ne se laisse arracher sa foi ni par des arguments ni par des interdictions. Et y réussît-on avec quelques-uns que ce serait une cruauté. Une personne qui, pendant des décennies, a pris des narcotiques ne peut naturellement plus dormir si l’on vient à l’en priver. L’effet des consolations que la religion apporte à l’homme peut être mis en parallèle avec celui des narcotiques : ce qui se passe actuellement en Amérique l’illustre fort joliment. On veut là-bas priver les humains – évidemment sous l’influence du règne des femmes – de tout excitant, de toute boisson enivrante, et on les gave en échange avec de la piété. Voilà encore une expérience dont le résultat ne saurait être douteux.

Ainsi je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos déductions, vous dites que l’homme ne saurait absolument pas se passer de la consolation que lui apporte l’illusion religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la réalité cruelle. Oui, cela est vrai de l’homme à qui vous avez instillé dès l’enfance le doux – ou doux et amer – poison. Mais de l’autre, qui a été élevé dans la sobriété ? Peut-être celui qui ne souffre d’aucune névrose n’a-t-il pas besoin d’ivresse pour étourdir celle-ci. Sans aucun doute l’homme alors se trouvera dans une situation difficile ; il sera contraint de s’avouer toute sa détresse, sa petitesse dans l’ensemble de l’univers ; il ne sera plus le centre de la création, l’objet des tendres soins d’une Providence bénévole. Il se trouvera dans la même situation qu’un enfant qui a quitté la maison paternelle, où il se sentait si bien et où il avait chaud. Mais le stade de l’infantilisme n’est-il pas destiné à être dépassé ? L’homme ne peut pas éternellement demeurer un enfant, il lui faut enfin s’aventurer dans l’univers hostile. On peut appeler cela « l’éducation en vue de la réalité » ; ai-je besoin de vous dire que mon unique dessein, en écrivant cette étude, est d’attirer l’attention sur la nécessité qui s’impose de réaliser ce progrès ?

Vous craignez sans doute que l’homme ne supporte pas cette rude épreuve? Cependant, espérons toujours. C’est déjà quelque chose que de se savoir réduit à ses propres forces. On apprend alors à s’en servir comme il convient.

L’homme n’est pas dénué de toute ressource ; depuis le temps du déluge, sa science lui a beaucoup appris et accroîtra encore davantage sa puissance. Et en ce qui touche aux grandes nécessités que comporte le destin, nécessités auxquelles il n’est pas de remède, l’homme apprendra à les subir avec résignation. Que lui importe l’illusion de posséder de grandes propriétés dans la Lune, propriétés dont personne encore n’a vu les revenus ? Petit cultivateur ici-bas, il saura cultiver son arpent de terre de telle sorte que celui-ci le nourrira. Ainsi, en retirant de l’au-delà ses espérances ou en concentrant sur la vie terrestre toutes ses énergies libérées, l’homme parviendra sans doute à rendre la vie supportable à tous et la civilisation n’écrasera plus personne.

Alors il pourra, sans regrets, dire avec l’un de nos confrères en incrédulité : Nous abandonnons le ciel : Aux anges et aux moineaux

Sigmund Freud (1927), “L’avenir d’une illusion”. Trad. française de Marie Bonaparte, 1932. p. 46. L’entièreté du document est disponible sur le site : classiques.uqac.ca/…/freud_sigmund/avenir…/avenir_une_illusion.rtf