A la Gauche du Christ


De La Gauche aux Églises…

Ernest Mandel (1923-1995) est essentiellement connu du « grand » public comme un « économiste marxiste de renom ». A sa mort, le militant ouvrier Pierre Lambert (1) écrivit ces lignes : « Ernest Mandel, qui vient de décéder, ne fut certainement pas sa vie durant, l’homme qui, à la fin de ses jours, apposa son nom sur un article de La Gauche « prônant une troisième voie d’organisation économique dont les idées pourraient être partagées par des révolutionnaires et des chrétiens sincères » et qui de fait abandonna le terrain du marxisme pour passer sur celui d’un « solidarisme » chrétien». (2)

Itinéraire

Ernest Mandel Gabriel Maissin, professeur à l’Université Catholique de Louvain, qui interviewa E. Mandel quelques mois auparavant (3), le présente ainsi : « Ernest Mandel était connu comme dirigeant de la Quatrième internationale et de sa section belge. Il développa, de par le monde, une intense activité militante, d’orateur et de publiciste en faveur d’un socialisme révolutionnaire. Farouchement opposé au stalinisme, le militantisme de Mandel s’enracinait également dans le mouvement ouvrier belge, puisqu’il fut membre du bureau d’études de la FGTB, collaborant ainsi avec André Renard. Il fut également avec Jacques Yerna parmi les fondateurs de l’hebdomadaire La Gauche ».

Pour tout libre penseur, engagé dans la mêlée sociale, il est toujours pertinent de s’interroger : par quels processus, un économiste marxiste, un dirigeant ouvrier implanté dans le Parti Socialiste belge, et l’un des principaux animateurs de son journal de tendance, fondé en 1956, glissa-t-il sur un terrain labouré par la Doctrine Sociale des Églises ?

Naissance de La Gauche

En 1976, Mandel revint lui-même sur le bilan : « nous pouvons affirmer que la naissance et les vicissitudes de La Gauche sont liées aux hauts et bas de la lutte de classe dans ce pays. Notre courant a essayé d’influencer la marche réelle de cette lutte de classe dans un sens qui correspond aux intérêts historiques autant qu’immédiats de la classe ouvrière. » (4)

Il poursuivait, non sans clarté : « La Gauche est née, il y a 20 ans, d’une prise de conscience (…) : prise de conscience d’une discordance entre une gauche syndicale majoritaire au sein de la FGTB wallonne d’une part et la branche politique du mouvement ouvrier d’autre part. (…) et d’une autre discordance entre une montée nette et visible de la combativité de la classe ouvrière wallonne, et l’absence de tout débouché politique de cette combativité. Le PSB était engagé dans une politique d’alliance à long terme avec la bourgeoisie libérale-conservatrice. Il s’entêtait dans une politique de guerre scolaire qui maintenait divisée la classe ouvrière entre socialistes et chrétiens. La Gauche001

Des militants venus d’horizons divers – les uns d’origine trotskyste, d’autres d’origine anarcho-syndicaliste comme l’équipe autour d’André Renard, d’autres encore d’origine socialiste de gauche, certains finalement d’origine « chrétienne de gauche » -s’accordaient sur la nécessité de surmonter cette double discordance : en transférant au sein du PSB les idées et la pression ouvrière de la gauche syndicale renardiste, en élaborant une stratégie de rechange à celle axée sur la guerre scolaire et sur la tentative (d’ailleurs vouée à l’échec) d’écarter longtemps de l’exercice du pouvoir le seul Parti Social Chrétien, quel que soit le prix de collaboration de classes et de freinage des luttes ouvrières que l’Action Commune socialiste devrait payer pour l’application d’une telle stratégie. La stratégie de rechange fut celle d’une offensive extra-parlementaire du mouvement ouvrier socialiste, fondée sur la lutte pour des réformes de structure anticapitalistes (…) offensive qui finirait par faire éclater le bloc contre-nature des travailleurs chrétiens et de la bourgeoisie catholique et permettrait ainsi d’envisager une unité d’action syndicale et une politique de la classe ouvrière, largement majoritaire dans le pays.»

En clair : la question laïque, celle de la Séparation des Églises et de l’État, loin d’être une question centrale en Belgique (5), serait en quelque sorte une vaine querelle visant à diviser les rangs ouvriers. Les initiateurs de La Gauche s’inscrivent donc d’emblée en faux face à l’affirmation de Jean Jaurès : « la loi de Séparation, c’est la marche délibérée de l’esprit vers la pleine lumière, la pleine science et l’entière raison », et de Ferdinand Buisson, Président de la Commission parlementaire, chargé d’élaborer la loi de 1905, qui ajoutera : « La Séparation n’est pas le dernier mot de la révolution sociale, mais elle en constitue indéniablement le premier ». Toute leur action dès lors va œuvrer dans le sens d’un « compromis historique ».

D’ Esprit à La Gauche

L’un des fondateurs de La Gauche, publiant ses mémoires en 2006, éclaire le parcours singulier d’un certain nombre de militants engagés dans la publication de ce journal : « Georges Dobbeleer, attiré par le personnalisme d’Emmanuel Mounier, participe au réseau belge de la revue Esprit animé par Jean-Marie Domenach. Mais très vite, insatisfait par cette voie, il rejoint les rangs de la IVe Internationale. Cet engagement politique le mêle aux grandes luttes sociales de l’époque. Il devient un des principaux animateurs de la Jeune garde socialiste, l’organisation de jeunesse du PS belge. Il est un des fondateurs du journal La Gauche ». (6) C’est à « Esprit » (1954), qui donnera naissance au Centre de recherches et d’information socio-politique (CRISP), que Georges Dobbeleer rencontre Jacques Yerna.

Jacques Yerna

Jacques Yerna

 Jacques Yerna, militant socialiste et responsable syndical FGTB, est le coordinateur, avec Max Bastin, du groupe de réflexion B-Y, qui réunit « les gauches chrétienne et socialiste afin de construire une vision commune de l’avenir de la Wallonie et ce indépendamment des rivalités départis». Max Bastin (1919-1971) fut l’un des piliers du christianisme social, consubstantiel de la pilarisation de la société belge.

À l’issue de la Semaine sociale wallonne, du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) en 1961, il crée le Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) et en devient le directeur. Il créera ensuite l’Institut Supérieur de Culture Ouvrière (ISCO), un organisme dont le but est de démocratiser l’enseignement et de former les militants ouvriers chrétiens.

En 1967, il crée la Fondation Travail-Université (FTU), dont les buts sont aussi de rapprocher le monde ouvrier de l’université. La FTU sera le résultat d’actions conjuguées du MOC, de l‘Université Catholique de Louvain (UCL) et des autres universités catholiques francophones. Avec l’aide de « Monseigneur » Massaux et de Victor Michel, le résultat le plus frappant de la FTU sera la création, en 1973, de la Faculté Ouverte de Politique Economique et Sociale à l’UCL qui s’adresse aux adultes qui ont une expérience professionnelle ou militante dans les domaines sociaux et politiques.

En avril 2003, La Gauche organisa à Liège une journée d’hommage à Jacques Yerna : « Jacques Yerna a tout un passé de militant syndical. Il est aussi, avec Ernest Mande, l’un des deux principaux créateurs de La Gauche. Autour de La Gauche et grâce à elle, Yerna fut le représentant le plus dynamique de l’aile gauche liégeoise du PSB tout en cherchant par ailleurs à réaliser un rassemblement des progressistes qui donna naissance au groupe Bastin-Yerna. Dirigeant du Mouvement populaire wallon (MPW) dans les années 60 (…)

Il cita les journées de février 1959 où Renard renonça soudain à soutenir les mineurs borains en lutte, ce qui l’éloigna de Mandel et de Yerna, la grève de 60-61 et la naissance du MPW, les étapes de la rupture du PSB avec La Gauche et le MPW, en décembre 1964, la difficile naissance en 1965 du Parti Wallon des Travailleurs et de l’Union de la Gauche Socialiste et aussi les combats menés en commun au cours des dix dernières années.

François Martou, syndicaliste chrétien CSC, rappela qu’il succéda à Bastin dans le groupe Bastin-Yerna qui cherchait – comme le milieu des groupes Esprit dans les années 50 -, à réaliser une union entre progressistes croyants et incroyants. Jacques Yerna répondit en évoquant ses débuts syndicaux et citant ses contacts avec des chrétiens comme le prêtre ouvrier Albert Courtois et des syndica­listes communistes comme Théo Dejace. » (7)

Humaniser la mondialisation

L’un des animateurs actuels de la revue La Gauche – devenue bimestrielle et publiée sous l’égide de la Ligue Communiste Révolutionnaire de Belgique – est Eric Toussaint. Professeur, membre du conseil international du Forum Social Mondial, et président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) qu’il présente lui-même ainsi : « En Belgique, les personnes morales qui ont contribué à la fondation en 1990 du CADTM sont issues d’horizons divers et témoignent de son caractère pluriel : des mouvements d’éducation populaire (Equipes Populaires – mouvement d’éducation permanente lié au Mouvement ouvrier chrétien – Fondation Joseph Jacquemotte, Fondation Léon Lesoil, Union des Progressistes juifs de Belgique), des syndicats, des ONG (Peuples solidaires, GRESEA, Forum Nord-Sud, Centre Tricontinental, Socialisme sans Frontières, FCD Solidarité Socialiste, Oxfam Solidarité, Centre national de Coopération au Développement), de comités de solidarité, des mouvements de la paix (Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie — CNAPD —, VREDE), des partis (Parti ouvrier socialiste, Parti communiste), et une association féminine « Refuge pour femmes battues et leurs enfants« . » 8

Philippe Besson La Raison n° 600, Avril 2015

1. voir Marc Blondel : « Hommage à Pierre Lambert » in La Raison n°529, mars 2008. 2.  in « Informations Ouvrières », n°192 (1737), 9 août 1995 3.  La Gauche, 19/04/1995. 4.  La Gauche, 15/12/1976. 5.  Se reporter à Serge Deruette, « La question religieuse au sein des autres clivages belges » et Michel Godicheau, « La Belgique vue du Vatican » in l’Idée Libre n°290, septembre 2010. 6.  Georges Dobbeleer, « Sur les traces de la révolution : Itinéraire d’un trotskiste belge » (préface d’Alain Krivine), éditions Syllepse, 2006. 7.  La Gauche, juin 2003. 8.  CADTM, 345, av. de l’Observatoire 4000 Liège, Belgique.