Sapienza, princesse hérétique


L’art de la joie de Goliarda Sapienza

Pourquoi lire ou relire « L’art de la joie » de Goliarda Sapienza ? Tout bonnement parce que ce roman, en partie autobiographique, n’a pas pris une ride.  Censuré en Italie pour son contenu licencieux pendant de nombreuses années, il n’a été traduit en français qu’en 1998, soit trois décennies après la rédaction des premières pages.

Modesta, l’héroïne, nait au cœur d’une famille très pauvre dans un village reculé de Sicile, une île qui semble vivre en décalage avec l’Italie du début du vingtième siècle. Parce qu’elle a été violée alors qu’elle n’était encore qu’une enfant issue d’un milieu très pauvre, Modesta est placée dans un couvent de sœurs. La haine que lui inspire les religieuses lui permet de tenir le coup. A la mort de la mère supérieure, elle est envoyée dans la famille princière de cette dernière, les Brandiforti. C’est une chance qui sourit à cet enfant ignorante mais intelligente qui souhaite grandir. L’art de la joie est un  véritable roman d’apprentissage.

La jeune fille ne cesse d’accumuler les savoirs pratiques qui lui permettront d’entretenir et de sauvegarder la propriété à la mort de la Princesse. Auprès de Carmine, l’homme à tout faire de la maison, elle découvre le plaisir sexuel et les complexités de l’âme humaine même si elle se construit par antagonisme à ce Sicilien macho et terrien. Grâce à Carlo, un médecin timide de Catane, elle parvient à s’engager et  à sauver des communistes face au fascisme grandissant qui gangrène l’Italie des années 1930 avant d’être emprisonnée à son tour.

Femme engagée de son temps et de son lieu, Modesta doit lutter, sans cesse, contre les préjugés ancrés chez les hommes et les femmes envers le deuxième sexe. Elle enseigne aux femmes de son entourage le peu de savoir qu’elle a acquis pour libérer les femmes intellectuellement, matériellement, et à les amener à disposer de leurs corps. Bon nombre des propos tenus par Modesta sont évidemment encore très actuels.

Extrait :

Je la regarde, mais elle n’a plus de charme pour moi, cette douceur, cette résignation que je prenais avant pour de la sagesse…Avant…quand Bambolina n’était pas parmi nous. Mais maintenant que Bambolina commence à courir derrière Prando, pourquoi l’arrêtent-elles et les séparent-elles? Il faut que je laisse mes livres et que je descende. Elle pleure désespérée sur la pelouse, tandis que Prando disparaît tout joyeux en direction du bois. – Mais qu’y a-t-il, Stella, Elena, pourquoi le séparez-vous? – Mais elle courait comme une garçonnasse, princesse! Elle va  tâcher sa petite robe. Voilà comment commence la division.  Selon elles, Bambolina, à cinq ans seulement, devrait déjà bouger différemment, rester bien sage, les yeux baissés, pour cultiver en elle la demoiselle de demain. Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c’est la femme qui a accepté de tenir les clés, gardienne inflexible de la parole de l’homme.  Au couvent, Modesta a détesté ses geôlières d’une haine d’esclave, haine humiliante mais nécessaire. Aujourd’hui, c’est avec détachement et assurance qu’elle défend Bambolina des garçons et des femmes, elle ne tient qu’à elle, en cette enfant elle se défend elle – même, elle défend son passé, la fille qui pourrait un jour naître d’elle… Tu te souviens Carolo quand j’ai dit que seule la femme pouvait aider la femme, et que toi, dans ton orgueil d’homme, tu ne comprenais pas? Tu comprends maintenant?

L’art de la joie de Goliarda Sapienza, p 319

L’auteure est née en Sicile comme son héroïne. Toutefois, son enfance est bien différente puisque le père de Sapienza est un avocat socialiste important jusqu’à l’arrivée des fascistes et sa mère, directrice d’il grido del populo. Comédienne et romancière célèbre, elle décède en 1996 à Rome.

Clairon

Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Viviane Hamy, Paris, 1998, 652 p.