« Citroën » de Jacques Prévert


Tout le monde ou presque connaît les poèmes de Prévert. Étonnamment, (?) des poèmes comme « Marche ou crève », « Il ne faut pas rire avec ces gens-là » ou « Citroën » sont peu connus.

« Citroën » fut composé en 1933 pour soutenir les grévistes de l’usine du quai de Javel à Paris  auxquels Mr Citroën venait d’annoncer le licenciement de nombre d’entre eux et une baisse salariale brutale pour les restants. Toujours d’actualité!!

Voir la vidéo: J. Prévert lisant son poème: Citroën

 

À la porte des maisons closes
C’est une petite lueur qui luit…
Mais sur Paris endormi, une grande lumière s’étale :
Une grande lumière grimpe sur la tour,
Une lumière toute crue.
C’est la lanterne du bordel capitaliste,
Avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit.

Citroën ! Citroën !

Lanterne du bordel capitaliste, 1933
C’est le nom d’un petit homme,
Un petit homme avec des chiffres dans la tête,
Un petit homme avec un sale regard derrière son lorgnon,
Un petit homme qui ne connaît qu’une seule chanson,
Toujours la même.

Bénéfices nets…
Millions… Millions…

Une chanson avec des chiffres qui tournent en rond,
500 voitures, 600 voitures par jour.
Trottinettes, caravanes, expéditions, auto-chenilles, camions…
Bénéfices nets…
Millions… Millions…Citron… Citron

Et le voilà qui se promène à Deauville,
Le voilà à Cannes qui sort du Casino

Le voilà à Nice qui fait le beau
Sur la promenade des Anglais avec un petit veston clair,
Beau temps aujourd’hui ! le voilà qui se promène qui prend l’air.

Il prend l’air des ouvriers, il leur prend l’air, le temps, la vie
Et quand il y en a un qui crache ses poumons dans l’atelier,
Ses poumons abîmés par le sable et les acides, il lui refuse
Une bouteille de lait. Qu’est-ce que ça peut bien lui foutre,
Une bouteille de lait ?
Il n’est pas laitier… Il est Citroën.

Il a son nom sur la tour, il a des colonels sous ses ordres.
Des colonels gratte-papier, garde-chiourme, espions.
Des journalistes mangent dans sa main.
Le préfet de police rampe sous son paillasson.

Citron ?… Citron ?… Millions… Millions…

Et si le chiffre d’affaires vient à baisser, pour que malgré tout
Les bénéfices ne diminuent pas, il suffit d’augmenter la cadence et de
Baisser les salaires des ouvriers

Baisser les salaires

Mais ceux qu’on a trop longtemps tondus en caniches,
Ceux-là gardent encore une mâchoire de loup
Pour mordre, pour se défendre, pour attaquer,
Pour faire la grève…

La grève…
Vive la grève !

Jacques Prévert