Pierre Gillis : La science est athée


Pietro Lorenzetti La dernière Cène

Pietro Lorenzetti La dernière Cène

Je peux sans aucune difficulté me faire une petite idée des réactions que mon titre ne manquera pas de susciter : arrogance, intolérance, mépris de l’autre, suffisance, outrecuidance, j’en passe et des meilleures.

Commençons donc par quelques éclaircissements, nécessaires pour éviter les malentendus. C’est la science dont j’affirme qu’elle est athée, pas les scientifiques. Il est des scientifiques, et parmi les plus éminents, qui sont ou étaient croyants. Galilée et Newton, pour débuter par des physiciens, l’étaient sans conteste, mais à une époque où ne pas l’être faisait de vous un outsider dont la vie devenait précaire. Plus près de nous, Pasteur a affirmé sa foi, et Lord Kelvin de même. Max Planck, le créateur des quanta, identifiait l’ordre universel de la science et le Dieu de la religion – ce qui n’en fait pas un théiste strict, puisqu’il rejoint là Spinoza qui fut souvent qualifié d’athée. Il est aussi vrai que de nos jours, le shopping religieux typique du New Age a tendance à estomper les frontières des religions et, par conséquent, des dogmes, la porte aux interprétations individuelles étant alors grande ouverte. Mais peu importe, l’existence de scientifiques croyants et nombreux est un fait qu’il serait stupide de nier.

Repartons plutôt de Pasteur, et d’une citation qui est vraisemblablement authentique[1] : « Quand j’entre dans mon laboratoire, je laisse mes convictions au vestiaire ».

En effet : un scientifique qui, en quête d’explication d’un phénomène nouveau, se permettrait ne fût-ce qu’une légère allusion à une intervention divine verrait son travail éjecté du monde scientifique. Il serait évidemment recalé au cours de la procédure de relecture par ses pairs : un argument de ce type est irrecevable pour une revue scientifique qui ambitionne de l’être.

Illustration par un exemple : d’aucuns se souviennent sans doute des polémiques, vieilles d’une trentaine d’années, qui ont suivi la publication dans la revue Nature des mesures de Jacques Benveniste et de son équipe de recherche parisienne à propos de la dégranulation de basophiles par de très hautes dilutions d’anticorps IgE ; les solutions étaient tellement diluées, mais avec un effet cependant statistiquement mesurable, que Benveniste avait invoqué une propriété curieuse de l’eau, sa mémoire, pour expliquer un effet très ténu mais observable, prétendait-il. L’homéopathie et sa validation étaient clairement présentes en filigrane derrière la discussion. La contestation des résultats de Benveniste et de ses collaborateurs a joué sur deux registres, et sur ces seuls deux registres, les possibilités de fraude ayant été éliminées : la non-reproductibilité des résultats, et l’intervention d’artefacts. Ni Benveniste, ni aucun de ceux qui l’ont soutenu (il y en eut), n’a jamais imaginé d’invoquer un miracle  – au sens fort du terme, pas seulement en tant qu’occurrence d’un évènement très peu probable. L’idée que quelqu’un aurait pu le faire ne peut que faire surgir un grand éclat de rire : il se serait tiré une balle dans le pied, en pensant aux ambitions des chercheurs impliqués. C’est exactement en ce sens qu’il faut entendre que l’a priori matérialiste et rationnel est une condition de toute élaboration scientifique.

Poussons l’argument à ses limites : pourquoi exclure le miracle ? Si Dieu peut intervenir dans nos petites affaires, pourquoi n’aurait-il pas saisi l’occasion d’une étude scientifique ambitieuse pour nous mettre sur la voie de cette fameuse mémoire de l’eau, qui fait jaser depuis si longtemps, ou pour élire Benveniste parmi les bienfaiteurs de l’Humanité, au titre de sauveur de l’homéopathie ?

Benveniste et ses élèves ambitionnaient d’être reconnus comme des scientifiques importants, et les défenseurs de l’homéopathie étaient à la recherche de légitimation scientifique. Il coule donc de source qu’ils auraient été horrifiés à l’idée qu’on invoque un miracle à l’appui de leurs résultats. Mais pourquoi n’en fut-il pas davantage question de l’autre côté concerné, celui de l’Église – pourquoi la justification de la mémoire de l’eau par un miracle serait-elle incongrue, hors de propos, blasphématoire, mélangeant les genres ? La seule réponse que je trouve satisfaisante renvoie à une évidence : tous les miracles reconnus par l’Église et revendiqués par elle, les modernes, les récents – Moïse et l’ouverture de la Mer Rouge, ou Jésus marchant sur les eaux sont des miracles qui n’ont pas de pendant moderne – valorisent en fin de compte l’action de quelqu’une ou quelqu’un à qui l’Église doit beaucoup. C’est évidemment dans cet esprit qu’on a parlé de béatifier, voire canoniser Baudouin de Saxe-Cobourg-Gotha, ou que le Père Damien l’a été. La canonisation est à l’Église romaine ce que la Légion d’Honneur est à la République française. Malheureusement pour lui, Benveniste n’a rendu aucun service à l’Église, et sauver son travail ne fut d’aucun intérêt pour la commission pontificale en charge de traiter les candidatures au miracle – sa candidature n’a d’ailleurs même pas été introduite.

Le NOMA (Non Overlapping Magisteria) de Stephen Gould entend codifier ce partage des domaines d’intervention :

 Le premier commandement de toutes les versions du NOMA se résume comme suit : Tu ne mélangeras pas les magistères en affirmant que Dieu commande directement des événements importants dans l’histoire de la nature, via des interventions qui ne seraient connaissables que par une révélation, inaccessibles à la science.[2]

Le mot « importants » dans la citation laisse perplexe. Dispose-t-on d’un critère d’importance ? Et faut-il entendre qu’un événement accessoire dans l’histoire de la nature pourrait résulter d’un commandement divin direct ? Expliquer et légitimer l’homéopathie, important ou pas ?

On pourrait tenter de sauver le NOMA en oubliant la mention relative à l’importance des événements, décidément trop arbitraire pour décider de l’issue de disputes aussi sérieuses et aussi anciennes, au profit de l’octroi d’une priorité à la démarche scientifique  – de fait, c’est ainsi que les choses fonctionnent, au moins dans notre monde sécularisé : les événements que Dieu reste autorisé à commander sont ceux que la science n’a pas (encore) élucidés. Il est cependant flagrant que cette division des tâches, qui restreint continûment le champ de l’autorité divine, risque de contrarier les tenants de la toute-puissance divine, j’en ai bien peur.

Un exemple, qui vaut mieux qu’un long discours : dans l’iconographie chrétienne, l’auréole désigne les personnages dont la sainteté est avérée. Les élus émettent (ou réfléchissent ?) une lueur jaune, dorée ou argentée, qui leur illumine la tête. On est censé ne pas confondre cette auréole avec le nimbe autour de la tête des personnages sacrés : dans les icônes de la Pentecôte, les douze apôtres, chapeautés par la grande mandorle théophanique, sont nimbés. Dans le tableau de Lorenzetti (Assise, XIVe siècle), présenté en vignette, on reconnaît Judas, aux côtés de Jésus, à son absence d’auréole.

Il se fait que l’optique a considérablement progressé, depuis le XIVe siècle, et qu’un effet étonnant a été observé, reproduit et analysé. Lorsque de petites gouttes d’eau sont frappées par un faisceau lumineux, elles renvoient exactement vers l’arrière une partie de ce faisceau ; une personne dont l’ombre serait projetée sur un nuage situé en contrebas (cela peut se produire en montagne, lorsque le nuage recouvre une vallée) verrait lui-même son ombre (et seulement cette ombre) entourée d’un halo brillant – une auréole, pour qui se croit touché par la Grâce. L’effet a d’ailleurs été baptisé effet Glory, pour des raisons évidentes.

Depuis que l’optique a cerné cet effet, plus personne n’invoque la sainteté du porteur de l’ombre émettrice pour expliquer ce halo lumineux : les lois de l’optique se suffisent à elles-mêmes. Les théologiens ont renoncé à revendiquer la priorité de leur magistère par rapport à celui de la science physique, au moins sur ce sujet. L’ordre des priorités n’est pas contesté.

Est-ce à dire que les physiciens auraient prouvé que l’origine divine de l’auréole est balayée ? Certes non : le parti pris matérialiste n’est pas le résultat d’une preuve que « la Science » nous fournirait – il est au contraire une condition sine qua non pour faire de la science.

C’est en ce sens que la science est athée. Pasteur ne signifiait pas autre chose en déposant sa foi au vestiaire de son labo. Chacun comprendra que tous les vêtements que les chercheurs du monde entier ont déposés au vestiaire depuis que le monde est investigué, disséqué, modélisé, théorisé, ont fini par dépouiller le royaume des cieux de nombre de ses atours. Ce qui prouve au moins que le partage des magistères est évolutif, et pas en faveur des religions.

En fin de compte, l’athée que je suis se contente sans hésiter de la posture précisée ici : je m’efforce de comprendre le monde que j’habite, de le changer, de l’améliorer, d’agir dans lui et sur lui, et pour ce faire, l’hypothèse divine est un frein.

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Notes

  1. Vraisemblablement : on a en général intérêt à vérifier l’authenticité des prises de position attribuées aux savants en matière de religion, nombre d’entre elles font partie des légendes construites autour de personnages d’exception – mais pas pour Pasteur.

  2. Stephen J. Gould, Rocks of Ages: Science and Religion in the Fullness of Life, Ballantine Publishing Group, 1999.

Pierre Gillis
27 décembre 2017

 

Source: Association Belge des Athées