A Potsdam, l’alliance de la Croix et de la Croix gammée


Source Thomas Wieder (08/01/2018) : « Ce 29 octobre 2017, environ quatre cents personnes fêtent le début de la reconstruction de l’église de la Garnison (Garnisonkirche), au cœur de Potsdam, la capitale du Brandebourg, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Berlin. Mais elles ne sont pas seules : à peine l’office religieux a-t-il commencé qu’une centaine d’opposants au projet fait irruption, sifflet en bouche et pancartes à la main. « Pas de mémorial pour les ennemis de la démocratie ! », « Non à un lieu de pèlerinage nazi ! », peut-on lire. « Honte à vous ! », scanderont les manifestants tout au long de la cérémonie, orchestrée par l’évêque Wolfgang Huber, l’ancien président de l’Eglise évangélique allemande (EKD), qui fédère 22 millions de protestants à travers le pays.

Pourquoi une telle indignation ?… Pour le comprendre, il faut remonter au 21 mars 1933. Ce jour-là, Adolf Hitler, chancelier depuis moins de deux mois, se rend à la Garnisonkirche accompagné du Président du Reich, le vieux maréchal Paul von Hindenburg, pour la séance inaugurale du Reichstag (Parlement), issu des dernières élections législatives. Le choix de la date ne doit rien au hasard : c’est le 21 mars 1871, soixante-deux ans plus tôt jour pour jour, que Bismarck a inauguré le premier Reichstag. Le lieu non plus n’a rien d’anodin : en choisissant cette église où se trouvent les tombeaux de Frédéric Ier, « le roi sergent », et de son fils Frédéric II, Hitler entend suggérer qu’il est l’héritier des rois qui ont fait la grandeur de la Prusse, un geste éminemment symbolique pour celui que la haute hiérarchie militaire considère avec dédain comme un « petit caporal autrichien ».

La mise en scène de la cérémonie est confiée à son ministre de la propagande, Joseph Goebbels. Dans son Journal, ce dernier fait de cette « inoubliable et historique journée de Potsdam » un récit enflammé : « Un tohu-bohu inouï. Nous manquons d’être étouffés entre l’église Saint-Nicolas et celle de la Garnison. Hindenburg arrive avec Hitler. Le Vieux Monsieur est comme un monument de marbre. Il lit sa déclaration. Succincte, impérieuse. Puis, Hitler prend la parole. Son meilleur discours. A la fin, tout le monde est ébranlé. Les larmes me viennent aux yeux. C’est ainsi qu’on fait l’histoire. Lorsque le Vieux Monsieur arrive près du cercueil du grand Frédéric, les canons se mettent à tonner. Dehors résonnent les trompettes. […] Une ivresse sans pareil. […] La grandeur du temps passé. »

Manfred Gailus, professeur à l’université technique de Berlin et spécialiste de l’histoire du protestantisme et du nazisme, observe avec intérêt ce qu’il qualifie de « véritable guerre culturelle ». S’il refuse de se mêler aux opposants à la reconstruction de l’église, il juge avec sévérité le discours de ses partisans. « On ne peut pas utiliser des arguments esthétiques et faire comme si ce lieu n’avait pas une histoire », estime l’historien, qui rappelle que la Garnisonkirche, au XIXe siècle, a « symbolisé l’alliance du trône et de l’autel », avant d’être un « point de rendez-vous des nationalistes » sous la République de Weimar (1919-1933), puis « un lieu de pèlerinage nazi » durant le IIIe Reich. « Les défenseurs du projet disent vouloir promouvoir la paix. Je les crois volon­tiers, mais pourquoi choisir un tel lieu ? », s’interroge-t-il.

Pour M. Gailus, la reconstruction de l’église de la Garnison est, en tout cas, un « double symptôme ». Celui, d’abord, d’une volonté de « reconquête » de la part de l’Eglise protestante dans cette partie de l’Allemagne, marquée par une politique active de déchristianisation à l’époque du communisme. Le second symptôme est celui d’une certaine « fierté nationale retrouvée ». Certes, l’historien n’accuse pas les promoteurs du projet d’arrière-pensées nationalistes. Mais, dans un Land où, comme ailleurs en ex-RDA, le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) a dépassé les 20 % des voix aux élections législatives du 24 septembre 2017, il s’interroge : « Si, un jour, l’AfD arrive au pouvoir dans le Brandebourg, que va-t-il se passer ? Pour ses dirigeants, qui veulent en finir avec la « culture de la repentance », un lieu comme celui-là est un lieu rêvé. Et c’est alors un tout autre esprit que celui qu’on nous vend actuellement qui soufflera dans cette église. » Et l’historien de citer Der Zauberlehrling (« L’apprenti sorcier »), un poème de Goethe : « Maître, le péril est grand ; les Esprits que j’ai évoqués, je ne puis plus m’en débarrasser… » »