Giulio Cesare Vanini, un philosophe libertin (1585-1619)


Vers la pleine Lumière, la pleine
Science et l’entière Raison

Le samedi 9 février 1619, à Toulouse, un jeune homme italien du nom de Pompeo Usciglio1 est attaché sur des claies puis traîné par trois chevaux de sa prison jusqu’au lieu de son supplice, place du Salin, avec un arrêt expiatoire sur le parvis de la cathédrale Saint-Etienne où on le fait mettre à genoux, un cierge à la main, pour «demander pardon à Dieu, au Roy et à la Justice».

Il doit mourir parce qu’il est convaincu par ses juges de crime de «lèse-majesté divine» : «athéisme, blasphèmes, impiétés et autres crimes». On l’a revêtu d’une simple chemise et on l’a affublé d’une pancarte sur laquelle ont été peints en grands caractères ces quelques mots : «Athéiste et Blasphémateur du Nom de Dieu». On lui a passé autour du cou la «hard», la corde qui permettait au bourreau d’étrangler le condamné. L’un des juges décrit le jeune Italien : «… un homme d’assez bonne façon, un peu maigre, le poil châtain, le nez long et courbé. Les yeux brillants et aucunement hagards, grand de taille».

Le cortège arrivé place du Salin, on l’assoit et on l’enchaîne à un poteau devant une foule d’un millier de personnes. Il se refuse à tirer la langue «par laquelle il avait proféré des paroles exécrables» et que le bourreau doit trancher ; on le fait de force et le hurlement qui retentit alors hantera longtemps la mémoire toulousaine : «On n’a jamais entendu un cri plus effroyable ; vous l’auriez pris pour le mugissement d’un bœuf»2. Il est enfin étranglé et brûlé. Ses cendres sont dispersées au vent.

Une conception
matérialiste du monde

Pompeio Usciglio s’appelait en réalité Giulio Cesare Vanini3. Né en Italie du Sud en 1585, formé à Naples et à l’Université de Padoue, berceau de l’averroïsme latin, moine engagé dans les conflits de l’Europe baroque, Vanini évolue au fil de ses travaux philosophiques et scientifiques vers l’athéisme, reniant tour à tour le catholicisme et le protestantisme. Fuyant l’Italie et les autorités catholiques, il se rend à Londres et à Paris où il connaît une période de liberté intellectuelle. Ses écrits font apparaître une conception matérialiste du monde, niant la création, présentant une théorie originale du dynamisme des processus naturels et dénonçant la religion comme une imposture politique. Ces thèses très audacieuses lui ont valu le titre de «prince des libertins».

En septembre 1616, il avait publié «De Admirandis Naturae Reginae Deaeque Mortalium Arcanis» (A propos des Merveilleux Secrets de la Nature, Reine et Déesse des Mortels). Un mois plus tard, le 1er octobre, l’assemblée ordinaire de la Faculté de Théologie de la Sorbonne met à son ordre du jour, en deuxième point, la requête de deux docteurs concernant le livre. En fait, ces docteurs de la foi ont dans un premier temps donné leur aval à la parution de l’ouvrage. Ils accusent maintenant Vanini de les avoir abusés en ajoutant après coup un passage supplémentaire et demandent en conséquence le retrait de l’acte d’approbation.

Dans ces années du XVIIe siècle naissant, après l’assassinat d’Henri IV en 1610, le royaume est tombé en «d’étranges mains», pour reprendre les mots de Sully. En 1616, bien que Louis XIII ait été déclaré majeur depuis deux ans, sa mère, Marie de Médicis, garde toujours le pouvoir avec son compatriote Concini et sa femme, «la Caligai», sœur de lait et confidente de la Reine-mère. C’est «le clan des Italiens», des «aventuriers» dit-on, qui dirige le pays, mais cela ne va pas durer bien longtemps : en 1617, Concini est assassiné sur ordre de Louis XIII, la Galigaï exécutée pour «sorcellerie»4, Marie de Médicis exilée à Blois. Le jeune Louis XIII pourra s’exclamer devant les assassins de Concini : «Merci, mes amis, grâce à vous, je suis roi !». Les princes du sang conspirent, les partis religieux des deux bords aussi. Dans le camp catholique, les dévots entourent le très croyant Louis qui a confié les rênes du royaume à Charles d’Albert de Luynes. Pour eux, l’Edit de Nantes proclamé par Henri IV en 1598 ne peut être qu’un épisode, car l’existence d’un Etat dans l’Etat ne peut perdurer : l’heure est à la reconquête. On est au début du processus qui aboutira en 1685 à la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV.

«Dieu n’est ni son
propre principe ni sa fin»

C’est dans ce contexte que l’Eglise catholique engage aussi le fer contre les libertins. C’est dans ce contexte que paraît le «De Admirandis» et que le livre est condamné. Vanini n’a que deux choses à faire et très vite : changer de nom et de ville, car le danger est bien réel pour le jeune philosophe. Il prend donc le nom de Pompeio Usciglio et s’installe bientôt à Toulouse où on le retrouve de façon certaine au début de l’année 16185.

Depuis la première croisade contre les Albigeois lancée au début du XIIIe siècle par le pape Innocent III et la création de l’Inquisition par son confrère Grégoire IX en 1231, les temps sont durs pour les «hérétiques» et tout particulièrement à Toulouse… Dans Pantagruel, François Rabelais, proche de l’imprimeur et humaniste Etienne Dolet (qui sera brûlé en 1546 place Maubert à Paris), fait faire à son jeune héros un tour de France des universités, très autobiographique. Toulouse et son université n’enthousiasme pas Rabelais-Pantagruel, c’est le moins qu’on puisse dire : «II n’y demeura guère, quand il vit qu’ils faisaient brûler leurs enseignants tout vifs comme harengs saurs». Etienne Dolet se révolte contre les persécutions dont sont victimes ses pairs à Toulouse : «Le parlement a persécuté Jean Boissoné le plus intègres des hommes, Mathieu Pacus, Pierre Bunel, Jean de Pins, si respectable pour sa vertu. Je n’en finirais pas, si je voulais rapporter tous les exemples de cruauté donnés publiquement à Toulouse…». Didier Foucault fait une intéressante analyse de la ville : «Toulouse (…) avait traversé les guerres de Religion en restant un des plus solides bastions du catholicisme dans un Sud-Ouest où le protestantisme s’était emparé durablement de très nombreuses localités. Cette fidélité à Rome n’avait pas été sans faille. La Réforme avait gagné de nombreux esprits, notamment dans les milieux de la bourgeoisie marchande – particulièrement prospère en ce siècle d’or où le pastel fit la fortune de la ville -, mais aussi au Parlement et à l’Université. Tout se joua dans les terribles affrontements de mai 1562. L’échec de l’insurrection protestante signe la ruine définitive de ce parti dans la ville. Après de sanglants combats, les huguenots sont expulsés,leurs maisons soumises au pillage (…). Pendant plusieurs mois, le parlement exerce une impitoyable répression. (…) Ces quarante années de lutte ont laissé de profonds stigmates dans la société toulousaine.» Le 2 août 1618, Pompeio Usciglio est donc arrêté sur ordre des capitouls, accusé d’enseigner l’athéisme. Un contemporain qui dit l’avoir connu, raconte : «II était séducteur de la jeunesse, presque toujours imprudente et inconsidérée. Il se moquait de tout ce qui est sacré et religieux. Il avait en exécration l’Incarnation de Notre Seigneur, il ne connaissait point de Dieu, il attribuait tout au hasard. Il adorait la Nature comme une bonne Mère, et comme la cause de tous les Etres. Les jeunes gens (…) admiraient tout ce qu’il disait, ils l’imitaient et s’attachaient à lui.»6 Comme le souligne Didier Foucault, on imagine sans peine que la jeunesse toulousaine n’était pas seule à être lasse des dévots et qu’«à Toulouse comme à Paris, les vrais ou faux Tartuffe, inquisiteurs et tyranniques, ne croisaient pas sur leur chemin que de dociles Orgon». Pour l’Eglise et les capitouls, Pompeio-Usciglio était un dangereux agitateur dont la mort devait servir d’exemple.

Dans le «De Admirandis», Vanini pose un théorème : «Dieu n’est ni son propre principe ni sa fin, puisqu’il n’y a en lui ni partie, ni mouvement, ni milieu, ni extrémité, ni commencement, ni terme ; rien d’autre que ceci : Lui. Dieu est simple, il n’y a donc en lui aucune distinction et il n’existera en lui aucun rapport de causalité.» Ce théorème contient en lui la négation de Dieu. Pour Didier Foucault, «l’athéisme critique, purement destructeur qui se déchaîne avec verve et ironie tout au long du livre IV du « De Admirandis » n’est pas sans fondements philosophiques. Vanini prolonge et développe certaines des thèses les plus hardies de Machiavel – lui-même souvent accusé d’athéisme. Alors que les effets conjugués de la Contre-Réforme et des procès de l’absolutisme tendent à imposer une philosophie reposant sur l’articulation entre providence et légitimation par le droit divin du pouvoir du souverain, Vanini participe de tout un courant philosophique qui, de Machiavel à Spinoza et au Siècle des Lumières, renverse ce paradigme et le place sur des bases matérialistes. De manière implicite, la négation de Dieu inverse le rapport entre religion et histoire.»

A Toulouse, le 9 février dernier, la Libre Pensée a rendu un premier hommage au philosophe Vanini, parce que ce pionnier des Lumières que l’Eglise a voulu plonger dans l’oubli, était de ceux qui posaient les premiers jalons de ce qui se concrétisera dans la loi de 1905 et qui reste toujours d’une actualité aiguë : la liberté de conscience, la séparation de Eglises et de l’Etat. Vanini, comme Etienne Dolet, comme Giordano Bruno, comme beaucoup d’autres, a perdu la vie dans sa quête passionnée au service de l’émancipation de l’humanité, pour que triomphent la pleine lumière, la pleine science et l’entière raison.

Pierre GUEGUEN
La Raison n°520

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(1) Par déformation phonétique, «Usciglio» est parfois devenu «Ludlio».
(2) In David Durand «La vie et les senti-mens de Ludlio Vanini».
(3) Pompée contre Jules César !
(4) Ses crises d’épilepsie contribuèrent comme pour bien d’autres à nourrir cette accusation.
(5) Comme le démontre Didier Foucault dans son livre «Un philosophe libertin dans l’Europe baroque : G. C Vanini» (éd. H. Champion), source principale pour la rédaction de cet article.
(6) Barthélémy de Gramond, cité par D. Foucault.

NB : Les «Œuvres philosophiques» de Vani­ni ont été traduites pour la première fois en français par X. Rousselot et publiées chez C. Gosselin en 1842. Une nouvelle traduction est annoncée pour 2008 par les éditions Coda.