Stendhal et les jésuites


Une étude publiée par la Société de la langue et littérature française1 porte sur la place qu’occupe le jésuite dans l’œuvre de Stendhal, l’auteur de cette étude soutenant que s’il fallait définir son œuvre d’un seul trait, ce serait celui de sa haine du Jésuite.

Un profond rejet de la religion

Connaître la vie d’un auteur n’est en général pas nécessaire pour comprendre son œuvre et encore moins pour l’étudier. Mais il semble cependant que l’œuvre de Stendhal soit largement tributaire de sa biographie : en effet, lorsque Marie-Henri Beyle naît à Grenoble en 1783 – bien que la Compagnie de Jésus ait été dissoute vingt ans plus tôt par le pape comme produit de l’expansion des Lumières -il éprouve néanmoins un profond malaise vis-à-vis de la religion dès l’âge de sept ans, après que l’abbé Rey, proche de sa famille, lui ait déclaré à propos de la mort de sa mère, alors qu’il en ressent un immense désespoir : «Mon ami, ceci vient de Dieu». Au fil des années, ce malaise se muera en rejet, lorsqu’il sera placé sous la coupe de précepteurs tel l’abbé Raillane, qui était «dans toute l’étendue du mot, un noir coquin», pour qui il était «difficile d’avoir une âme plus sèche, plus ennemie de tout ce qui est honnête» et qui avait «l’œil faux avec un sourire abominable».2 Ce sera donc à partir de ses impressions d’enfance, qu’il rassemblera les matériaux à partir desquels il composera, lorsqu’il sera devenu écrivain, le portrait du jésuite, tel qu’il le décrit dans le Rouge et le Noir, ouvrage dans lequel il règle ses comptes avec la religion catholique.

On peut noter aussi qu’il est animé d’un non moins virulent rejet de la mentalité provinciale et grenobloise en particulier : en rupture avec sa famille, son attitude contraste avec la consternation de ses parents à l’annonce de la décollation de Louis XVI ; il a alors dix ans et se rappelle : «je fus saisi d’un des plus vifs mouvements de joie que j’ai éprouvé de ma vie», car élevé dans «une des familles les plus aristocratiques de la ville, ce qui fit que sur le champ, je me sentis républicain enragé»3, il se place résolument du côté du peuple qu’il perçoit comme responsable et progressiste, et sympathise avec le club jacobin de Grenoble, alors même que son père est emprisonné pour ses opinions monarchistes.

Républicain enragé

Avec le reflux de la Révolution, son attitude sera d’autant plus critique par rapport à Bonaparte et sur la façon dont il aura pris le pouvoir lors du coup d’Etat du 18 Brumaire qu’il aura admiré celui qui, lors de la campagne d’Italie, avait forcé le passage du pont de Lodi et Arcole, avec une armée composée de soldats pauvres mais enthousiastes et défenseurs de la liberté : «Les soldats français riaient et chantaient toute la journée ; ils avaient moins de vingt-cinq ans et leur général en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l’homme le plus âgé de son armée»4

Emporté dans la tourmente des guerres napoléoniennes, il est le témoin de l’incendie de Moscou et subit la retraite de Russie dans toute son horreur. Il décrira les bassesses de la guerre, loin des fresques traditionnelles de l’héroïsme militaire : Fabrice del Dongo à Waterloo «entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux, hussards qui tombaient, atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant, qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.»4 Après la chute de Napoléon, lors d’un voyage en Italie, pays qu’il affectionne particulièrement, il sera expulsé à cause du rapport établi par le directeur général de la police de Milan, qui note que «Beyle a eu l’insolence de discourir de la plus condamnable façon contre le gouvernement autrichien (…) il s’est fait connaître comme un ennemi irreligieux, immoral et dangereux de la légitimité». Avec la Restauration des Bourbons, l’année 1814 verra la reconnaissance de la religion catholique comme religion d’Etat. Cette année sera aussi celle du rétablissement par le pape Pie VII de la Compagnie de Jésus, dissoute quarante et un ans plus tôt. A la contre-révolution des ultras dont les jésuites prendront la tête en s’employant au rétablissement de leurs privilèges, s’opposera «un adversaire fondamental, constant, irréductible (…) le faisceau de forces qui se regroupent sous le vocable de libéralisme» 4 et qui, un quart de siècle plus tard, se nommera l’anticléricalisme.

Les corbeaux et les dindons

Ces événements seront l’occasion pour l’écrivain républicain de décrire le sacerdoce comme le moyen de s’assurer de meilleures conditions de vie : ainsi julien Sorel constate en entrant au séminaire de Besançon que les séminaristes sont de «jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de leurs pères»3, qu’ils se rendent compte que la religion peut leur permettre d’avoir une bonne cure et les avantages matériels qui y sont liés. Il fait cependant une distinction entre les curés et les jésuites, entre les corbeaux et les dindons, sobriquets dont les affubleront les libéraux. Pour lui, le jésuitisme, catégorie dans lequel il englobe aussi bien les clercs que des laïcs, fait coexister un esprit logique et une croyance aveugle en un mythe, doublée d’une soumission absolue à un dogme. Le jésuite «ne voit pas» ou plutôt «ne veut pas voir» les évidences ainsi que les résultats obtenus par la déduction logique.

«Un jour mon grand-père dit à l’abé Raillane : Mais monsieur, pourquoi enseigner à cet enfant le système céleste de Ptolémée que vous savez être faux ? – Monsieur, il explique tout et d’ailleurs est approuvé par l’Eglise». Mon grand-père ne put digérer cette réponse et souvent la répétait, mais

en riant…»2

Dans son prosélytisme, le jésuite vous expliquera : «Vous voyez que tout est erreur, ou plutôt qu’il n’y a rien de vrai, rien de faux, que tout est convention. Adoptez la convention qui vous fera mieux recevoir dans le monde.»

Pour Stendhal, cette «habileté» n’aboutit au bout du compte, qu’à marquer sa révérence devant l’opinion commune et son côté étroit et borné : le jésuite semble avoir tout compris, alors qu’en fait il accorde une attention extrême aux choses les plus médiocres : «Cet abbé aurait donné des leçons de petitesse aux bourgeois les plus bourgeois». 2

Stendhal en conclut que si la parole a été donnée aux jésuites, c’est pour leur permettre de cacher leur pensée, ou plus exactement masquer qu’ils n’en ont pas. Pour lui, il s’agit moins d’une attitude hypocrite que la manifestation d’un esprit totalement rigide qui s’interdit toute pensée spontanée et raisonnable. Dans ses romans et à travers la description qu’il fait du jésuite, c’est le tableau de la société de son temps qu’il dépeint et le langage vide d’une classe dominante qui ne cherche que ce qui «rapporte du revenu»3

Philippe DE DEHN

La Raison n° 510

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1. Yuichi Kasuya Tokyo / Google Stendhal. L’intérêt suscité par ce sujet pour des littéraires japonais, est peut-être à mettre en relation avec le fait que l’histoire du japon a croisé celle de la Compagnie de Jésus au XVIe siècle. Le bilan des conversions au catholicisme un siècle plus tard (environ 300 000) est relativement marginal, mais celui des jésuites est désastreux : la tête des membres de la Compagnie est en effet mise à prix 500 pièces d’argent par les daimyôs. A cela plusieurs raisons : le protectionnisme commercial limitant l’activité des marchands portugais – le commerce étant un des vecteurs traditionnels pour les missionnaires – l’impossibilité d’opérations militaires avant la fin du XIXe siècle, comme ce fut le cas ailleurs, la résistance des religions traditionnelles (shintoïsme et bouddhisme zen) à la doctrine chrétienne voir la décomposition de celle-ci à leur contact, ainsi que les persécutions à rencontre des convertis, ont amené le général de la Compagnie à rappeler précipitamment François-Xavier à Rome (source : Les jésuites de Lacouture).
2. La vie d’Henri Brulard.
3. Le Rouge et le Noir.
4. La Chartreuse de Parme.