L’intelligence artificielle est-elle le contraire de la bêtise naturelle ?


par CHARLES SUSANNE Anthropologue.
Professeur honoraire de l’ULB et la VUB

Définir la nature humaine, c’est devenu une évidence aujourd’hui, nécessite des études interdisciplinaires. L’anthropologie s’est enrichie de nombreuses disciplines, telles la génétique et la neurobiologie. Ces mêmes disciplines insistent cependant sur l’importance de l’évolution culturelle chez l’Homo sapiens.

L’étude de cette évolution culturelle est indispensable pour déterminer les caractères humains et ceci, depuis la préhistoire, en termes d’évolution de ia fabrication clés outils, des structures sociales, des conceptions de la vie et de la mort. La spécificité humaine est l’interaction des évolutions culturelles et biologiques, la « nature humaine » a constamment été modulée par l’évolution culturelle et les transformations qu’elle a engendrées dans son propre environnement.

Si actuellement certains parlent de « déshumanisation », c’est dans la mesure où l’être humain ressent que ses fonctions cognitives seront dépassées par les développements électroniques et par l’IA. Et cependant cette évolution n’est que la continuité de notre évolution culturelle, elle est donc simplement humaine et ne change en rien son identité.

Mais finalement qu’est-ce que l’intelligence ? Il est particulièrement difficile de définir l’intelligence, au point que de nombreux psychologues évitent ce terme et parlent plutôt d’adaptations cognitives. Si l’intelligence humaine est difficile à définir, définir l’IA est donc d’autant plus redoutable.

L’IA est l’ensemble des processus développés en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence. Elle est basée sur l’informatique et la neurobiologie. L’IA construit donc des programmes informatiques qui réalisent des tâches liées à des processus humains, comme la mémoire,, la rationalité : elle est donc « intelligente » par son imitation de comportements humains.

Il suffit en fait de donner à l’IA un maximum d’informations ; elle pourra les assimiler, mais elle ne comprendra pas ce qu’elle fait, n’aura pas de conscience et elle dépendra toujours de l’information fournie. L’IA sera toujours une machine a simuler. La conscience humaine n’est pas Se traitement de multiples informations, c’est une sensibilité, une manière d’avoir des émotions : l’IA peut jouer Mozart mais elle n’en éprouve aucun sentiment.

L’intelligence humaine est la capacité de penser, d’agir par elle-même, de s’arracher à la tradition, de se baser sur la raison en y intégrant des sentiments et des émotions.

Mais des méfiances se développent ! L’internet est, d’une part, un ensemble de communautés virtuelles et, d’autre part, un individualisme poussant à quitter sa propre identité, par avatars interposes, et à s’évader dans un monde imaginaire. L’usage de l’internet donne l’illusion de la sociabilité, on communique énormément avec des « amis », mais avec des amis virtuels dans des rencontres virtuelles. L’Internet peut être clairement le pire et le meilleur, un outil de liberté ou une technique d’asservissement. Il peut diffuser toutes les idées,, des plus démocratiques aux plus haineuses, de la philosophie de liberté aux idées d’extrême droite ou au terrorisme. Il peut, avec les possibilités d’objets connectés, faire aussi que notre vie sera de plus en plus surveillée. Bien sûr ce n’est pas le magnifique outil qu’est internet qui est responsable de cette situation. Les responsables sont les internautes eux-mêmes, ainsi que les patrons des grands groupes qui, au prétexte de liberté, privilégient leurs intérêts au détriment de toute vérité et en refusant tout contrôle. Comme laïques, restons donc attentifs, continuons à nous informer, restons critiques. En chacun de nous cohabitent un technophobe et un technophile, nous sommes souvent à la fois fascinés et angoissés par les techno-sciences. Notre horizon devrait être celui d’un monde où les humains cherchent à vivre avec les techniques, il est aussi celui de nous permettre de ne pas nous résigner et de vivre en équilibre avec un environnement en voie de changement. Nous ne pouvons pas démissionner devant les nouvelles technologies, il faut les reconnaître, il ne faut pas craindre les bouleversements, il faut les comprendre pour mieux les maîtriser. Lutter contre ces nouvelles tendances technologiques est une bataille perdue d’avance, l’être humain continuera à changer son milieu et à vouloir le maîtriser.

Comment réagir vis-à-vis des mutations que nous propose l’IA ? Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas voir que c’est toute notre société qui est emportée dans une mutation, voire une révolution d’ordre techno-scientifique et politique.

Ce n’est pas la connaissance qui est dangereuse, mais l’utilisation que l’humain en fera. Le rôle multiple des scientifiques est de favoriser notamment la connaissance et la compréhension des avancées technologiques, pour que le grand public ait les moyens de déconstruire les mythes et de juger de la vraie valeur des techniques. L’IA aussi n’est dangereuse que dans la mesure où elle peut donner du pouvoir à la bêtise humaine. L’IA ressemblera à leurs designers, à leurs valeurs et leurs biais. La laïcité et le libre examen devraient nous obliger à réfléchir aux directions que peuvent prendre l’humanité, à en tracer de nouveaux chemins possibles vers le progrès de l’humanité : ces chemins ne sont pas linéaires, nous le savons.

Il faut oser penser, oser remettre en cause des concepts conformistes, oser exercer son propre jugement et donc oser remettre en question ses propres références. La société doit aussi oser évaluer ses principes éthiques à la lumière des réalités scientifiques du XXIème siècle. Ne diabolisons pas les technologies, nous ouvrons une nouvelle étape d’humanité, faisons-en une nouvelle étape de maturité.

in MOLENBEEK LAïQUE Quelle culture laïque ? mai-juin 2020 – pp 6-7