Yehudi MENUHIN


Un immense artiste, un humaniste conséquent

« Ceux qui vivent par le glaive périront par le glaive, et terreur et peur provoquent terreur et peur. La haine et le mépris sont fatalement contagieux… Un fait est sûrement abondamment clair, à savoir que cette façon dévastatrice de gouverner par la peur, par le mépris de la dignité fondamentale de la vie, cette asphyxie continue d’un peuple dépendant devraient être les dernières méthodes adoptées par ceux qui, eux-mêmes, connaissent trop bien l’horrible signification, la souffrance inoubliable d’une telle existence… Cela n’est pas digne de mon grand peuple, les Juifs ». Yehudi Menuhin – discours prononcé le 5 mai 1991 devant la Knesset israélienne

Yehudi Menuhin naît le 22 avril 1916 à New York au sein d’une famille juive originaire de Biélorussie, installée aux Etats-Unis depuis trois ans. Son père, Moshe, est un ancien rabbin devenu professeur d’hébreu.

Dès l’âge de 4 ans, l’enfant montre des prédispositions au violon. Seulement âgé de 7 ans, il se produit avec le San Francisco Symphony Orchestra et suit l’enseignement de Louis Persinger. Lorsque sa famille déménage à Paris, il impressionne successivement Eugène Ysaye, Georges Enesco et Adolf Busch, A l’âge de 13 ans, il joue sous la baguette du célèbre chef d’orchestre Bruno Walter à Berlin et, trois ans plus tard, enregistre le Concerto pour violon d‘Edward Elgar, dirigé par le compositeur en personne.

A partir de 1934, le jeune Menuhin poursuit son ascension. Il est le premier à graver l’intégrale des Sonates et Partitas pour violon seul de Jean-Sébastien Bach.

Durant la Seconde Guerre mondiale, il joue pour les soldats alliés, puis pour les rescapés des camps de concentration de Bergen-Belsen avec le compositeur britannique Benjamin Britten. Il accepte un poste dans l’Orchestre philharmonique de Berlin sous la direction de Wilhelm Furtwängler, ce qui ne manque pas de faire débat quand il réhabilite le répertoire allemand réprouvé par la guerre, il trouve de nouvelles ressources mentales dans la pratique du yoga et de la méditation auprès du maître B. K. S. lyengar. […]

En 1965, il est nommé chevalier, de l’Empire britannique, puis baron et pair du royaume en 1993. Parallèlement aux multiples hommages dont il est le sujet (le compositeur australien Malcolm Williamson donne son nom à un concerto), Menuhin ne cesse de développer et d’enrichir son art auprès de musiciens aussi différents que Ravi Shankar (l’album WestMeets East en 1966 débouche sur d’autres collaborations et le concerto pour sitar Shambala en 1970), Stéphane Grappelli (l’album Jalousie} ou Priaulx Rainier, dont il crée le concerto Due Canti e Finale au festival d’Edimbourg en 1977.

En 1983, le violoniste de renommée mondiale lance son propre Concours international pour les jeunes violonistes, qui récompensera des solistes comme Tasmin Little, Nikolaj Znaider, Julia Fischer et Lara St. John.

Puis en 1997, il crée l’organisation Live Music Novv. L’école Menuhin fait recette : on lui doit les révélations de Nigel Kennedy, Nicola Benedetti et Paul Coletti.

Toujours vivace, le septuagénaire Yehudi Menuhin est devenu un « grand de ce monde ».

Atteint d’une bronchite aiguë, l’un des plus grands violonistes de son temps s’éteint au crépuscule du XXe siècle, le 12 mars 1999 à Berlin.

Citoyen engagé et libre de ton, Menuhin n’hésite pas à fustiger certaines actions politiques comme bon lui semble, ainsi lorsqu’il reçoit le « Prix Wolf » du gouvernement israélien en 1991.

L’image de ce très grand violoniste est celle de l’artiste humaniste amoureux des lettres et des arts ; ambassadeur de l’Onu pour les « nobles causes », il est le défenseur des personnes poursuivies dans les pays « totalitaires », Soljénitsyne « à l’Est »et, dans l’Argentine des généraux fascistes, Miguel Angel Estrella, ce grand pianiste d’origine modeste et proche du peuple. Cela déplaît à la dictature de Videla qui en fera un détenu « disparu ». Il sera sauvé grâce à une intense campagne internationale à laquelle participera activement Yehudi Menuhin avec des centaines de musiciens, les Nations unies, l’Unesco, l’Association internationale des juristes, Amnesty International et toutes les organisations des droits de l’homme. Libéré, Estrella va créer une fondation avec un objectif : « Si on prend conscience du rôle d’homme public obligatoirement dévolu à tout artiste […], on est amené […] à attendre d’eux le respect d’un certain nombre d’exigences. C’est à leur promotion que répond la fondation de Musique espérance. »

Mais, cette responsabilité, Menuhin, à la différence de la cabale menée par de grands chefs (Toscanini, Szeell, Ormandy) ou des musiciens (Heifetz, Stem, Horowitz, Piatigorsky, Rubinstein) a su aussi l’exercer même dans les causes qui ne font pas consensus, par exemple pour défendre Wilhelm Furtwängler accusé à tort de complicité active avec le nazisme au prétexte qu’il était resté en Allemagne alors que tous ceux qui en avaient eu les moyens avaient quitté l’Allemagne hitlérienne.

En 1945, Yehudi Menuhin envoie un télégramme au représentant du gouvernement américain dans Berlin occupé avec cette interrogation rhétorique : « […] Ne sommes-nous pas, nous les Alliés, infiniment plus responsables d’avoir consenti, et cela de notre plein gré, à pactiser avec ces monstres jusqu’à la dernière minute […] »

Dans la défense que Furtiwängler a présentée à la commission américaine de « dénazification », il fait remarquer : « Rendre un peuple tout entier responsable des crimes commis dans les camps de concentration, c’est utiliser le schéma de pensée des nazis. Eux qui, pour la première fois ont défini et appliqué la notion de responsabilité collective dans la question juive. »

Jusqu’au bout, Menuhin sera fidèle à sa démarche, qu’ont reprise ensuite, au moins partiellement, Daniel Barenboïm et Jordi Saval.

Sur le territoire israélien, il interpelle les députés de la Knesset et revendique un seul Etat où les Juifs et les Arabes pourraient coexister en paix, comme des égaux.

Même seul, en Israël, le 5 mai 1991, Menuhin profite de l’occasion que lui donne la remise d’un prix pour interpeller les députés de la Knesset. Certes sans jamais nommer les Palestiniens, il revendique pour eux leur place dans un Etat où les Juifs et les Arabes pourraient coexister en paix comme égaux :

« […] Quelles que soient les alternatives, il doit y avoir une réciprocité absolue, une égalité absolue […], le respect des traditions de chacun et de son histoire. Telles sont les conditions sine qua non de la paix […]. Un fait est absolument évident : cette façon improductive de gouverner par la peur […], cette constante asphyxie d’un peuple dépendant devrait être la dernière chose acceptée par ceux-là mêmes qui savent trop bien l’horrible signification, la souffrance inoubliable d’une telle existence […] ».

Le Mouton Noir, n°27 p.10-11 2017
Bulletin des libres penseurs de Haute Provence

J.S. Bach Violin Sonatas and Partitas BWV 1001-1006 Menuhin 1973-1975