Fiction et fake news : depuis toujours et à jamais ?


par Pierre GILLIS
newsletter n°29 de l’ABA

En général, je suis spontanément prudent à l’égard des champions de l’édition planétaire – peut-être un sédiment d’une attitude aristocratique insuffisamment refoulée ? J’ai cependant oublié ces réserves mentales lorsque j’ai lu Sapiens, de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui bouscule bien des idées reçues sur l’histoire de l’humanité. Harari vient de tenter de récidiver ses succès passés en nous proposant 21 leçons pour le XXIe siècle, chez Albin Michel[1], dans la foulée de ses ouvrages précédents auxquels il se réfère, mais avec un enjeu plus normatif, comme son titre l’indique. Et tant qu’à faire, autant discuter des idées qui ont touché et stimulé un public large, plutôt que de se complaire dans une forme de confidentialité.

Harari revient sur l’idée que le ciment social est fait d’histoires partagées, de fictions communes à des multitudes, et cette grille de lecture l’amène forcément à nous parler des religions, de la vérité, de la laïcité.

Je voudrais commencer par relever un paradoxe qui traverse tout son discours. Sans conteste, Harari se situe dans la cohorte des tenants classiques du progrès, pourtant mis à mal depuis quelques années, si pas des décennies, en particulier par le courant écologiste. Bien que conscient de l’ampleur du défi environnemental qui nous fait face, il est un partisan pas du tout honteux d’une mondialisation heureuse, il suffit par exemple de consulter la tribune qu’il a publiée dans Le Monde[2] et qui s’insurge contre l’idée qu’à la suite de la crise du Covid-19, des mesures puissent être prises qui iraient à l’encontre des dynamiques globalisatrices. Ses livres sont parsemés de réflexions qui comparent nos malheurs modernes à ceux des générations qui nous ont précédés, pour conclure à chaque fois à notre bonheur relatif, au prix, à l’occasion, d’un soupçon de désinvolture, euphémisme offert gracieusement par la rédaction, face à l’explosion des inégalités contemporaines.

Le paradoxe que j’évoquais plus haut concerne la première révolution sociale analysée par Harari, celle qui a transformé les heureux chasseurs-cueilleurs qu’étaient nos ancêtres en malheureux agriculteurs – la pire des catastrophes advenue à l’humanité, selon l’auteur de Sapiens : les heureux fourrageurs (chasseurs-cueilleurs) des anciens temps bénis se condamnent – rien ne les y obligeait – à un labeur pénible, peu adapté à ce que l’évolution naturelle avait fait de leur corps, chronophage, destructeur de leur ancienne et relative sécurité alimentaire. Seule l’espèce Sapiens en tant que telle est sortie gagnante de la Révolution, puisque son explosion démographique lui assure une domination sur la planète, sur les autres espèces animales et sur le paysage, inimaginable jusqu’alors. Mais cette Révolution aliène les Sapiens, elle réduit l’ampleur des connaissances (celles-ci se spécialisent au profit des variétés végétales cultivées, au détriment de tout le reste), et elle leur fait connaître les joies nouvelles de la famine, en cas de mauvaise saison ou de maladie des plantes cultivées, la fin du nomadisme les privant d’aller chercher plus loin ce qui leur aurait fait défaut. L’âge d’or s’offre ainsi un retour en force dans une histoire… sérieuse de l’humanité. À part ça, les tendances lourdes de notre Histoire, relevées par notre essayiste, suivent le fil du progrès des connaissances et des sciences, elles-mêmes indissolublement liées aux progrès de nos architectures sociales – à l’exception notable du clap initial.

Laïcité à l’israélienne ?

L’adhésion aux récits qui nous identifient constitue le liant de nos sociétés. Les récits religieux ne sont pas les seuls à jouer ce rôle, mais la place qu’ils occupent reste énorme. Ce point de vue sur les religions est une pierre de touche de l’athéisme (ce n’est pas Dieu qui a créé les hommes, ce sont les hommes qui ont créé Dieu), dont Harari ne se réclame cependant pas – son souci de se tenir au-dessus de la mêlée n’est pas la moindre de ses coquetteries. N’empêche que ses leçons Religion, Dieu, Laïcité, Ignorance et Post-vérité renouent avec un discours qui, pour n’être pas absolument nouveau, est formulé avec un punch et une distance ironique tels que mon moral parfois fatigué par le sentiment de devoir remplir le tonneau des Danaïdes s’en trouve ragaillardi.

Le terme laïcité, sous la plume d’Harari, embrasse large. On comprend rapidement qu’il n’est pas familier des distinguo que nous avons l’habitude de pratiquer – ou qu’il n’a pas grand-chose à en cirer, entre laïcité à la française ou à la belge, ou encore entre laïcité et athéisme, qui se recouvrent partiellement dans son propos. La leçon « Laïcité » est celle dans laquelle l’auteur s’engage le plus, allant jusqu’à se rapprocher de nous en abandonnant quelque peu le positionnement, qu’il affectionne, d’observateur depuis Sirius. La laïcité est traitée comme un code, un code éthique, idéal inspirant plutôt que réalité sociale, ce qui la situe sur son volet philosophique plutôt que sur son volet politique, que certains États concrétisent, même si les coups de canif dans le contrat de la part de ces États sont indéniables. Les laïques sont crédités de nombreuses qualités : attachés à la vérité, distinguant vérité et croyance, promoteurs de l’essor des sciences, particulièrement compatissants (précisément parce que leur compassion ne leur est pas imposée par un dieu, et donc pas motivée par l’obéissance, mais bien à cause de leur profonde appréciation de la souffrance). L’opposition à l’inceste est justifiée par les nombreuses études psychologiques qui démontrent que « les liens romantiques ne font pas bon ménage avec les liens parentaux » (H 225). Nul besoin d’un interdit divin pour le comprendre ! Le même idéal mis en œuvre dans l’enseignement n’implique « aucun endoctrinement négatif qui apprendrait aux gosses à ne pas croire en Dieu » (H 228), pas plus qu’il n’interdirait les signes d’appartenance religieuse. La laïcité à l’israélienne, en quelque sorte… Question posée au cours de la leçon : Staline était-il laïque ? Ici aussi, le seul fait de poser la question (quand bien même la réponse est-elle négative, « Staline était un prophète de la religion stalinienne, athée mais dogmatique à l’extrême », alors que « Marx était une lumière de la laïcité » (H 229)) donne une idée de l’extension potentiellement attribuée au concept.

Le Dieu du feu de camp et celui du bûcher

Le rôle des religions est appréhendé sous trois modalités : techniques, politiques et identitaires. Aujourd’hui sans intérêt pour les deux premières (contrairement à ce qui fut le cas par le passé), les religions sont très présentes dans le volet identitaire, mais « dans la plupart des cas, elles sont une part majeure du problème plutôt qu’une solution potentielle » (H 146). Illustration à propos de l’agriculture : « un prêtre n’est pas un homme qui sait accomplir la danse de la pluie et mettre fin à la sécheresse, mais un homme qui sait dire pourquoi cette danse a échoué et pourquoi nous devons continuer de croire en notre Dieu quand bien même il paraît sourd à nos prières ». (H 147)

Mais de quel Dieu parle-t-on ? Du Dieu des philosophes, celui dont l’invocation est censée transcender notre méconnaissance du mystère cosmique, ou du législateur de notre monde, celui des croisés et des djihadistes, des inquisiteurs, des misogynes et des homophobes ? Attention au sens donné ici au vocable « législateur » : on pourrait le comprendre comme l’édicteur des lois de la nature, ce qui le renverrait au flou cosmique, mais il répond au contraire au sens plus mesquin de législateur de la mode, de la nourriture, du sexe et de la politique. Harari a décidément l’art de décocher les images qui font mouche : le Dieu des philosophes, c’est celui « dont nous parlons la nuit autour d’un feu de camp quand nous nous demandons quel est le sens de la vie » (H 215), alors que le législateur, c’est celui dont nous parlons « autour d’un bûcher tout en lançant des pierres et des injures sur les hérétiques qui y sont brûlés » (H 216). Cette distinction a une histoire : déjà présente chez Spinoza, elle a été formalisée par Bertrand Russell.

Le glissement du Dieu cosmique vers l’ordonnateur de nos petites pratiques quotidiennes et de nos bonnes mœurs est abusif et donc malhonnête, et c’est précisément la fonction des livres saints d’arrimer solidement l’un à l’autre :

C’est le créateur de l’espace et du temps qui l’aurait composé, mais Il s’est surtout préoccupé de nous éclairer sur d’obscurs rituels du Temple ou tabous alimentaires. […] Pour autant que les chercheurs le sachent, tous ces textes sacrés ont été écrits par un Homo sapiens imaginatif. Ce ne sont que des histoires inventées par nos ancêtres pour légitimer les normes sociales et les structures politiques. (H 216)

Indéniable prise de parti athée, qui ne renvoie cependant pas les religions systématiquement du côté obscur de l’histoire de l’humanité, puisque Harari leur reconnaît, à l’occasion, un rôle ambivalent, et parfois positif dans la moralisation de nos sociétés. Mais la morale n’est pas l’apanage des religions, « la morale est quelque chose de naturel. La morale, c’est réduire la souffrance. » Et les laïques y prennent leur part, et plus qu’un peu.

Des millénaires de post-vérité

Les laïques sont très attachés à la vérité, je l’ai relevé plus haut. On ne sera donc pas surpris de voir aborder le thème de la post-vérité, en vogue chez de nombreux commentateurs de l’actualité. Harari évite d’emblée les simplismes qui ont trop souvent cours, en raillant ceux qui croient repérer un phénomène tout récent dans la foison de contre-vérités qui nous submergent, notamment sur les réseaux sociaux. Il évoque l’histoire politique un peu moins récente, en particulier la dénégation de l’existence du peuple palestinien par les dirigeants successifs de l’État israélien ou de nombreuses déclarations de Poutine, mais prend du recul en rappelant que

Les humains ont toujours vécu à l’âge de la post-vérité. […] Des millénaires durant, ce qui passait pour des « nouvelles » et des « faits » étaient des histoires de miracles, d’anges, de démons et de sorcières, avec des journalistes audacieux qui faisaient des reportages en direct du fin fond des enfers. […] Quand un millier de gens croient une histoire inventée un mois durant, ce sont des fake news. Quand un milliard de gens y croient un millénaire, c’est une religion, et on nous somme de ne pas parler de fake news pour ne pas froisser les fidèles (ou encourir leur courroux). » (H 253-254)

Choquant, isn’t it? Pourtant, c’est dès à présent le statut de chaque religion sous le regard des autres, de chacune sous le regard de toutes les autres : pour les chrétiens, le Coran n’est pas la parole de Dieu, et aucune raison impérieuse n’oblige à se conformer à ses prescrits – pour un chrétien, le Coran annonce une fake news. On peut généraliser : le statut des révélations est ainsi fermement établi. Meslier avait déjà fait appel à cet argument au début du XVIIIe siècle.

Les révélations sont des fake news, c’est entendu, mais leur dénonciation en tant que telle ne débouche pas pour autant sur une condamnation sans appel. Le propre des hommes, c’est de se raconter des histoires, et ils l’ont toujours fait – au moins depuis qu’ils se civilisent. Le dollar est mis sur le même pied : c’est un bout de papier, et ça marche parce que tous y croient, et comme ça marche, sa valeur est avérée. Puissance de la fiction partagée !

On flirte avec la pensée magique, ce dont le langage témoigne d’une manière inattendue pour moi – je ne connaissais pas l’information linguistique suivante. Chacun sait, sans doute, que le mystère de la transsubstantiation du pain et du vin, leur transformation en corps et sang du Christ, a fait couler beaucoup d’encre, et même de l’hémoglobine authentique. Durant la messe,

sous les yeux ébahis des paysans assemblés, le prêtre levait le pain en disant : « Hoc est [meus] [sic, il fallait meum]corpus ! » – » ceci est mon corps ». Et le pain était censé devenir le corps du Christ. Dans l’esprit des paysans illettrés qui ne parlaient pas latin, Hoc est corpus ! s’est transformé en Hocus pocus. Ainsi est née la puissante formule magique qui transforme une grenouille en prince charmant, et une citrouille en carrosse. (H 303)

Ou un aveugle en voyant…

Ces croyances partagées sont aussi la source de tragiques dérapages. Exemple :

Le schisme millénaire entre chrétiens d’Orient (les orthodoxes) et d’Occident, et qui s’est manifesté récemment dans la boucherie mutuelle des Croates par les Serbes et des Serbes par les Croates, est né d’un différend autour d’un seul petit mot, filioque, « et du fils » en latin. Les chrétiens d’Occident voulaient insérer ce mot dans le credo chrétien, ce que refusaient absolument leurs frères d’Orient. (H 302)

Pas vraiment faux, mais cependant, je cale. Certes, Harari ne dit pas que les Serbes et les Croates se sont étripés à cause de filioque, mais le raccourci qu’il se permet (un saut d’un millénaire) est vertigineux. Ce n’est pas la passion religieuse qui a jeté les peuples de l’ex-Yougoslavie les uns sur les autres, mais la fureur nationale – ce qui ne vaut sans doute pas mieux. Les appartenances religieuses n’ont servi qu’à conforter les sentiments nationaux exacerbés, lesquels sont manipulés dans le grand jeu géopolitique, qu’on ne gagne rien à négliger, du point de vue de la compréhension du conflit.

Mais revenons-en au filioque. Je me sens en accord avec Harari quand il ajoute que les soubassements théologiques du schisme échappent à son entendement – au mien aussi. Mais je conclus autrement que lui : j’ai beaucoup de mal à me convaincre que les conciliaires de 1054 croyaient eux-mêmes à l’irréductible importance de ce choix, à son caractère décisif pour le salut des âmes chrétiennes. En essayant de comprendre, il me paraît beaucoup plus rationnel de situer autrement l’enjeu de la bataille théologique : l’essentiel, ce qui vaut un conflit et une division du monde chrétien, ce n’est pas en soi l’introduction ou non d’un mot dans le credo, mais la question de savoir qui possède le pouvoir de toucher au credo et de fixer ou modifier les rituels, symboles du pouvoir tout court, comme l’écrit d’ailleurs Harari deux pages plus loin, en citant Confucius (« la stricte observance des rites est la clé de l’harmonie sociale et de la stabilité politique », H 304). Et en fin de compte, que les conciliaires aient ou non cru à leurs propres arguties théologiques n’est que d’un intérêt marginal.

Le prix d’un succès planétaire

On peut se demander, légitimement me semble-t-il, pourquoi Harari se refuse à aller au-delà de ce premier degré dans la description de l’événement. Je crois deviner une réponse plausible à ma question. Toute l’œuvre de notre auteur est articulée sur l’idée que les communautés humaines font société, et société durable le cas échéant, sur base de l’adhésion à des récits qui sont autant de fictions. En utilisant une autre terminologie, il met en évidence le rôle socialement actif des idéologies, qu’il qualifie de fictions. On ne peut manquer un constat en le lisant : il se refuse à avancer ne fût-ce qu’un orteil dans ce qui pourrait apparaître comme une nouvelle construction idéologique, ou, pour s’exprimer comme lui, une nouvelle fiction. Or, interpréter l’introduction de filioque dans le credo comme un prétexte à une lutte de pouvoir passe nécessairement par le recours à une grille de lecture qui, fatalement, se réfère à une théorie plus ou moins élaborée de l’histoire humaine – elle-même renvoyée au domaine de la fiction. La boucle est bouclée, pas question !

Apprécier le rôle objectif des idéologies, enfouies dans la diversité des subjectivités, est certes une question difficile[3]. Elles sont cependant amenées, à la longue, à composer avec l’état d’avancement des connaissances, d’abord empiriques, ensuite scientifiques. On peut parler de fake news à leur propos, ce qui favorise un point de vue critique, mais toutes ne sont pas équivalentes face à un critère de vérité et de conformité au réel, et, par conséquent, toutes les grilles de lecture ne sont pas à écarter sans autre forme de procès.

Cette question me titille depuis longtemps, et j’ai en mémoire la réponse que m’a donnée, il y aura bientôt trente ans, l’anthropologue Maurice Godelier[4], dont l’autorité en ce domaine n’est pas celle du premier venu. Il désignait un objectif méthodologique récurrent : forcer la pensée à se tourner dans une certaine direction afin de mettre l’accent sur des éléments occultés par la pratique scientifique et politique de son époque. Pour lui, il fallait se focaliser sur le rôle des conditions matérielles de la vie en société et du contrôle social de ces conditions :

parmi les grandes forces de décomposition comme de recomposition de la société, l’économique et le politique, en forces associées, jouent le rôle principal – et non pas l’économique seul. […] L’économie et le pouvoir sont les forces motrices de la société.

Injonction idéologique de la part de Godelier ? On peut admettre que sa proposition n’a pas le statut d’un énoncé scientifique, et en tant que telle, la renvoyer dans la nébuleuse des fictions et des fake news qu’Hariri met au centre de la vie en société, pour le pire et pour le meilleur, mais elle fonde un paradigme qui porte l’analyse, et je n’ai pas fini d’y voir une ouverture pour une approche scientifique. On peut se tromper en proposant une méthodologie, mais elle ne sert pas pour autant à la légitimation d’une fiction ; c’est à l’usage qu’elle s’avère fructueuse – ou pas.

À l’insu de son plein gré, Harari se retrouve poussé vers une mise en abyme : il analyse/dénonce tous les récits qui donnent sens aux comportements sociaux comme des fictions, des petites et grandes religions au libéralisme et au communisme. Par rapport à ces fictions, il produit un métadiscours, supposé échapper au statut fictionnel des objets de sa réflexion. Je suis pourtant certain que son métadiscours ne fait pas l’unanimité et qu’il suscite(ra) des contestations, émanant par exemple de religieux refusant de mettre Dieu hors-jeu, ou de praticiens de disciplines en sciences humaines, comme les économistes, d’ailleurs d’obédiences diverses, pour qui les lois de l’économie sont aux sociétés humaines ce que la gravitation est au mouvement des planètes. Je connais quelques juristes qui réifient sans hésitation leurs codes, et dont les poils se dresseraient à l’idée que leur monde est une fiction.

Ces réfractaires aux généralisations d’Harari pourraient, ce serait cohérent, taxer Harari de promoteur d’une nouvelle fiction, ajoutant un nouveau récit à tous ceux que l’humanité a produits pour raconter son histoire – ce contre quoi l’œuvre d’Harari s’inscrit en faux, page après page. D’où la mise en abyme.

L’idée des fictions comme liant social me séduit cependant. À condition d’acter de notables différences entre les systèmes de pensée unifiés sous le même vocable « fictions ». La théorie du Big Bang n’est pas démontrée dans ses moindres détails, il est possible que des pans entiers en soient modifiés à l’avenir, mais elle constitue un récit, si on veut lui accorder cette qualification, dont la teneur en vérité l’emporte haut-la-main sur celle de la Genèse et d’Adam et Ève. Sur un autre plan, les fictions plus récentes comme l’État de droit sont des conventions, ou des contrats – qui n’existent, c’est une évidence, que s’ils sont reconnus et acceptés. Ces conventions pourraient s’effondrer, certes, mais leur composante fictionnelle n’est pas de la même nature que celle de la cosmologie hindouiste.

Je conclurai en revenant à Godelier. Son paradigme – l’association du politique et de l’économique est le facteur principal de décomposition et de recomposition des sociétés – me semble plus puissant, comme guide de la pensée, que la seule succession (arbitraire ?) des fictions qui ont connu le succès, le risque étant alors de lire les massacres mutuels de Serbes et de Croates comme l’aboutissement de la dispute autour de filioque. Un peu court, à mes yeux… Mais c’est peut-être le prix à payer pour s’offrir un best-seller à l’échelle mondiale : nombreux sont ceux qu’Harari égratigne de sa verve imagée, mais les seuls qu’il atomise vraiment sont les adeptes d’une lecture littérale des textes saints, les dogmatiques incorrigibles et les fanatiques de leur nation. Pour que tous les autres puissent s’y retrouver, il faut éviter les prises de position qui fâchent…


Notes

  1. Yuval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 2018. Dans la suite de mon texte, les citations en provenance de cet ouvrage sont signalées entre parenthèses, comme (H 215) pour un passage apparaissant à la page 215.

  2. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/05/yuval-noah-harari-le-veritable-antidote-a-l-epidemie-n-est-pas-le-repli-mais-la-cooperation_6035644_3232.html (texte initialement publié dans Time).

  3. J’ai consacré ailleurs un article plus long à cette problématique. Pour davantage de détails, Pierre Gillis, « L’insoutenable légèreté de l’idéologie », Cahiers Internationaux de Symbolisme 146-147-148, 2017, pp. 131-155.

  4. Un entretien avec Maurice Godelier, « Le couple infernal de l’économie et du pouvoir », Cahiers Marxistes 178, 1991, pp. 27-37.