Quand la rhétorique réactionnaire s’empare des concepts de laïcité et de cosmopolitisme


Laïcité et cosmopolitisme sont des concepts qui tirent leur origine de la philosophie des Lumières et de la Révolution Française ; ils sont imbriqués dans le corpus des valeurs républicaines depuis 1789. Or ils font également partie aujourd’hui de l’arsenal sémantique d’organisations qui n’ont rien à voir avec l’«humanisme révolutionnaire» (Merleau-Ponty) et se situent plutôt dans la filiation de la Contre-Révolution.

La laïcité et
le cosmopolitisme
issus des Lumières

Pourquoi y a-t-il en France la laïcité ? Parce que les révolutionnaires français ont décidé qu’ils administreraient la cité armés de leur seule raison, et non en s’appuyant sur une volonté divine toujours interprétée dans le sens des intérêts des puissants et de l’absolutisme royal. La distinction républicaine entre la sphère publique, lieu de la raison souveraine, et la sphère privée, lieu de la liberté de conscience et des appartenances particulières, trouve son aboutissement logique dans la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat – laquelle reprend l’article 353 de la Constitution de 1795 qui précise que la nation «ne salarie aucun culte». La laïcité s’affirmait ainsi comme une arme contre la dictature du dogme et comme la condition de la liberté de conscience. Politiquement, elle constitue le socle rationnel de la nation, qui réunit les citoyens, et l’instruction, débarrassée du dogme religieux, renoue avec l’objectif de la Constitution de 1793, contribuer au «progrès de la raison publique» ; ce que Condorcet appelait la «diffusion des Lumières». Elle permet le passage des particularismes de la communauté (la Gemeinschaft d’Alfred Tönnies) à l’universalisme de la société (Gesellschaft), et trouve ainsi son aboutissement dans le cosmopolitisme.

Le cosmopolitisme (le fait d’être «citoyen du monde», selon la formule stoïcienne), est à considérer, tel qu’il s’est développé en France, à deux niveaux. Le premier est interne : la France est, à la fin du XVIIIe siècle, un agrégat de peuples divers (Sieyès), parlant des langues différentes alors que les élites pratiquaient le français depuis le XIIIe siècle. Il s’agit donc de sortir les masses paysannes de leur ignorance politique en leur donnant l’outil nécessaire de leur émancipation, l’instruction et la pratique de la langue française, comme l’explique l’abbé Grégoire, tout en établissant la nation comme cadre politique de cette émancipation.

Le deuxième niveau de cosmopolitisme, Kant en a formulé une théorie dans son Projet de Paix Perpétuelle : il voit le cosmopolitisme comme une fédération d’états républicains souverains qui, reposant sur les mêmes valeurs humanistes, ne pourraient que vouloir et obtenir la paix. C’est aussi le rêve de République Universelle des quarante-huitards. Son dernier développement, réussi ou raté, ce serait un autre débat, est le concept aujourd’hui en friche de «fédération d’Etats-Nations» appliqué à l’Union européenne.

Dans la pensée républicaine, laïcité et cosmopolitisme tirent leur sens aussi de l’horizon de progrès qu’ils contribuent à dessiner et qui n’a de sens que par cette autre valeur fondamentale qu’est l’égalité – égalité qui, outre l’égalité des droits, signifie aussi, concrètement, redistribution et réduction des inégalités. C’est autour de la valeur d’égalité, dans ses implications économiques et sociales, que se trace traditionnellement la ligne de démarcation entre gauche et droite, comme le fait l’ouvrage classique de Norberto Bobbio «Droite et Gauche».

La falsification
libérale de la laïcité
et du cosmopolitisme

Mais la valeur d’égalité peut donner lieu à une appropriation libérale. Certes, l’égalité des chances n’a rien de spécifiquement libéral en elle-même : mais elle le devient si c’est en elle seulement que se résume la valeur d’égalité. Voici une formulation typique de cette déviation : «Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des chances données à tous les Français de prouver leur aptitude à servir…».

Il ne s’agit pas de la pensée d’un de nos médiatiques prophètes du libéralisme, mais d’un message radiodiffusé du maréchal Pétain d’octobre 1940 ! Filiation idéologique qu’il n’est pas inutile de rappeler, même si ce n’est pas politiquement correct !

Tout comme le concept d’égalité, cosmopolitisme et laïcité peuvent revêtir un tout autre sens. C’est caractéristique du courant libéral-cosmopolite, selon la terminologie de Antonio Negri et Michael Hardt, qui est au centre non seulement de la «Troisième Voie» britannique, mais aussi de la pensée de ses admirateurs français, quels qu’ils soient. Selon ce courant politique, largement au pouvoir dans le monde, la mondialisation et la nouvelle économie qui l’accompagne seraient, comme le disait Bill Clinton, des phénomènes «naturels». L’affaiblissement des Etats-Nations, dans cette perspective, serait également un phénomène naturel permettant aux individus d’échapper à leur bureaucratie nationale et à ses abus – la dénonciation de la bureaucratie des Etats est, par exemple, un thème récurrent dans la bouche des responsables de l’Union européenne, comme si Bruxelles, paradis du lobbying, était exempte de bureaucratie ! Les Droits de l’Homme y trouveraient leur compte, comme le montreraient les politiques d’ingérence humanitaire ; l’avènement du «village planétaire libéral» serait la réalisation de l’utopie cosmopolite et nous deviendrions enfin des citoyens du monde, libérés du carcan des Etats-Nations jugés responsables de nos maux présents, passés et à venir.

Mais citoyens de quel monde ? Ce beau discours suppose la mort de la politique ; il est incompatible avec cette valeur démocratique de base qu’est la souveraineté populaire, en remplaçant le «gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple» (Constitution de la Ve République) par la gouvernance des «experts» qui éventuellement gouvernent contre les peuples et leurs Etats, comme le montre la politique du FMI ou de l’OMC (voir Stiglitz, La grande désillusion), en matière d’emploi, de salaires ou de services publics. Il est d’autre part évident que les institutions européennes, de par leur application du principe de subsidiarité, ne se soucient guère de la souveraineté populaire, puisque c’est la Commission qui est chargée de définir l’intérêt général.

Ce retournement sémantique a pour toile de fond le débat sur la nature de la liberté, que Benjamin Constant a formulé en distinguant deux sortes de liberté. La liberté des modernes, ou liberté négative, est celle qui protège des abus de l’Etat et permet de rester tranquille dans son coin ; la liberté des anciens, ou liberté positive, est celle qui permet l’exercice de la souveraineté populaire. Alors que Benjamin Constant jugeait que les deux formes de liberté doivent nécessairement coexister (sa pensée dans ce domaine est souvent travestie), la pensée libérale moderne exclut du champ politique la liberté positive censée porter en germe la dictature ; ce que craignait déjà Tocqueville et que formulait explicitement Isaïah Berlin dans son Eloge de la Liberté, manifeste idéologique libéral. L’allocution radiodiffusée que j’ai citée se terminait ainsi : «Nous ne perdrons, en réalité, certaines apparences trompeuses de la liberté que pour mieux en sauver la substance.»

Les grandes déclarations libérales récentes, comme la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union européenne, sont satisfaisantes sous l’angle des droits civils, c’est-à-dire de la liberté négative, elles n’en sont pas moins squelettiques du point de vue de la liberté positive des droits sociaux et des droits politiques, malgré la propagande contraire. Il ne s’agit pas là d’un problème théorique : concrètement aujourd’hui, en France comme en Europe, c’est la liberté positive, celle de la souveraineté populaire, qui bat de l’aile c’est dans ce sens qu’un rééquilibrage s’impose.

Les droits sociaux et les droits politiques ont besoin d’un cadre pour s’exercer, et d’interlocuteurs concrets. Ce cadre, c’est aujourd’hui encore l’Etat-Nation : aucun cadre global n’en permet un exercice autre que purement verbal. La seule réalité globale qui fonctionne, c’est le capital qui non seulement n’a pas besoin du cadre des Etats-Nations, mais s’emploie à le détruire parce qu’il est la seule force capable de s’opposer à lui. Car l’Etat-Nation est la seule forme connue d’Etat social. La condamnation que prononce Anthony Giddens, théoricien de la «Troisième Voie», «l’Etat-Providence pose plus de problèmes qu’il n’en résout», appelle deux questions : à qui pose-t-il des problèmes ? De qui résout-il les problèmes ? On ne peut séparer de ce contexte éminemment politique la question de la laïcité et du cosmopolitisme.

Ce cosmopolitisme libéral, qui redoute la souveraineté populaire et ne souhaite pas que la «raison publique» (1793) prenne le pouvoir, développe une conception apolitique de la citoyenneté. A l’échelle européenne, c’est le document officiel de la Commission européenne «Pour une citoyenneté active» de juillet 2000, pour lequel la citoyenneté active se résume à l’adaptabilité, à la flexibilité et à l’employabilité ; en France, c’est la contre-révolution libérale qui ne connaît que le profit et la charité, nous expliquant que le monde se divise en risquophiles et risquophobes (Denis Kessler), que ces derniers méritent alors leur condition de perdants, ou que la précarité est inhérente à la condition humaine (Mme Parisot, présidente du MEDEF)…

Non à une laïcité
génétiquement
modifiée

Pour ceux qui pensent que le concept de raison publique est devenu un fardeau, que faire de la laïcité, ancrée en France dans les institutions comme dans les esprits ? Le problème n’est pas simple, nous l’avons vu lors du débat sur le voile islamique et lors des auditions de la commission Stasi. Il n’y a pas d’un côté la droite libérale, et de l’autre la gauche progressiste : il y a débat au sein même de la gauche. Débat ancien, qui fut et qui est encore celui de la laïcité dite ouverte ou plurielle, dont Politis publia un Manifeste en novembre 1989. Il s’agit, dans cette perspective qui n’est pas la mienne, de faire entrer dans la sphère publique, entre autres dans le cadre scolaire, les identités religieuses, c’est-à-dire en clair les marquages communautaires. Un pas de plus, parfois franchi à gauche, et les religions se trouvent invitées à participer en tant que telles à la définition du bien commun. Ce n’est pas un hasard ni un phénomène propre à la France si les identités religieuse, ethnique et linguistique tendent à devenir des éléments constitutifs du champ politique. C’est dans ce sens qu’ont été élaborées des Chartes du Conseil de l’Europe comme la Convention-cadre pour la protection des minorités (1995), la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992) ; c’est dans cet esprit que le projet de Traité Constitutionnel reconnaissait les droits des minorités et faisait entrer la «contribution spécifique» des églises dans le champ de la délibération politique (article 52). C’est une variante de la gouvernance des «experts», et un recul de l’universel devant le particulier !

Dans ce cadre, une laïcité génétiquement modifiée comme la laïcité dite «ouverte» peut servir d’accompagnement au néo-libéralisme ambiant. Elle devient un vague synonyme de tolérance dans le meilleur des cas, et dans le pire, sous couvert d’un multiculturalisme à courte vue, un ferment de communautarisme. Précisons que l’incapacité de la seule raison à gouverner est le thème central de la pensée contre-révolutionnaire d’un Edmund Burke, d’un Louis de Bonald ou d’un Joseph de Maistre ?

Nous savons depuis longtemps que l’idéologie dominante est celle de la classe dominante. Ce qui est la marque de notre temps, c’est que l’idéologie libérale a fait main basse sur le vocabulaire républicain, et a contaminé ses valeurs de progrès. Sommeil dogmatique, situations acquises : tout cela ne fait pas bon ménage avec l’exercice de la raison que le philosophe Alain, dans une conférence de 1901, considérait comme le fondement de la République, et dont l’abandon au profit de la toute puissance des marchés constitue précisément le fondement de l’idéologie libérale.

René ANDRAU
La Raison N° 506

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