Mensonge politique, manipulation identitaire et ravages du cléricalisme : le cas du Rwanda


 

Par Jean-François Dupaquier

L’obsession de la catégorisation « raciale » par Jean Hiernaux dans « Les caractéristiques physiques des populations du Ruanda et de l’Urundi », Ed. Institut Royal des Sciences de Belgique, Bruxelles, 1954

Le génocide des Tutsi et le massacre des Hutu démocrates au Rwanda en 1994 a constitué une tragédie moderne, une forme de « nazisme tropical », pour reprendre l’expression du grand historien Jean-Pierre Chrétien. Nous ne rappellerons pas ici le déroulement du génocide, qui a causé la mort d’environ un million de personnes en cent jours, mais ses racines idéologiques, c’est-à-dire les manipulations identitaires ayant fondé un mensonge politique qui a conduit à l’horreur de 1994.

Pour comprendre le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, un retour en arrière est nécessaire. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les ambitions impérialistes européennes s’accompagnent d’une formidable mise en condition de l’opinion publique notamment en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. L’adhésion à l’impérialisme de Jules Ferry se heurte à la résistance des Républicains radicaux. Ceux-ci y dénoncent une aventure souvent atroce pour les peuples qui seront « civilisés » de force, aventure militariste aussi ruineuse pour l’Etat que profitable aux intérêts particuliers. La laïcité, qu’il est alors si difficile de faire progresser en métropole, est mise à mal par l’installation du goupillon sous la protection du sabre. Mais les images de « l’héroïque missionnaire » sont orchestrées par des médias puissants qui « font » l’opinion publique. Pour faire prospérer l’industrie de la presse populaire, il faut forger une culture de masse appropriée en exploitant des réflexes primaires : l’étonnement, l’émotion, le rêve, la peur, l’indignation, la haine, etc., et en particulier le sentiment de supériorité raciale propre à faire oublier le processus d’aliénation. Faut-il aussi rappeler que la xénophobie, la peur de « l’étranger », est alors favorisée par la longue crise économique qui taraude l’Europe et particulièrement la France ?

Pour passionner un public européen pas vraiment porté à l’érudition géographique, et encore moins
à l’épistémologie, ces explorateurs exploitent sans vergogne les préjugés et les fantasmes de l’époque.

Dans le troisième tiers du XIXe siècle, les récits des explorateurs seront l’un des principaux filons de la presse populaire en même temps que des sociétés de géographie. L’un des thèmes de prédilection est la recherche des sources du Nil. Dans l’antiquité, Ptolémée situait ces sources dans de mystérieux « Monts de la Lune » au cœur de l’Afrique. Or depuis l’expédition de Bonaparte entre 1798 et 1802, on baigne dans l’égypto-mania et la recherche de LA source.

Une carte de l’Afrique établie par le « géographe du roi » Robert de Vaugondy (1723-1786) et actualisée par son successeur Félix Delamarche vers 1810 (tous deux figurent parmi les géographes les plus réputés du temps), est très révélatrice des fantasmes européens qui vont prospérer autour du Rwanda [orthographié « Ruanda «jusqu’à l’indépendance]. On voit sur cette carte que tout le centre de l’Afrique est une « zone blanche ». Seul commentaire de la carte : « Un célèbre géographe, M. d’Ainville croit sur le témoignage de Ptolémée, de deux géographes orientaux, que les sources du Nil proprement dit sont dans les Monts de la Lune ».

L’égyptomania ne cessera de gagner les esprits (en 2012 il suffit de jeter un coup d’œil sur la vitrine d’une librairie pour constater que le filon n’est pas épuisé). Et après l’expédition d’Egypte puis la traduction des hiéroglyphes par Champollion, la recherche de l’origine du Nil tourne à l’obsession collective. Financés généreusement par de grands journaux populaires, des mécènes et des sociétés savantes, les premiers explorateurs qui atteindront les franges du Rwanda courent après la gloire et la fortune. Pour passionner un public européen pas vraiment porté à l’érudition géographique, et encore moins à l’épistémologie, ces explorateurs exploitent sans vergogne les préjugés et les fantasmes de l’époque. Selon la hiérarchie des races qui a cours au XIXe siècle et que va théoriser le comte de Gobineau, l’Afrique n’a rien du berceau de « l’homo sapiens » mais apparaît plutôt comme l’exutoire d’émigrations successives – certaines relativement récentes – ayant pour point de départ le Moyen Orient ou l’Extrême-Orient. Le continent noir serait le réceptacle d’une race de « nègres » ordinaires, paresseux, jouisseurs et obtus, que l’on qualifiera de bantous, qui auraient été eux-mêmes rattrapés par une colonisation venue de l’extérieur. Suivant les auteurs, elle proviendrait de la plaine indo-gangétique, ou encore de Mésopotamie, en tout cas d’une « zone blanche ». Une race qui serait une branche des Aryens et que l’on qualifiera de sémitique, de chamite (de Cham, fils de Noé, lequel « maudit sa descendance »), de nilotique [on aura compris pourquoi], etc. Puisant dans l’Ancien testament, considéré comme la source de toute connaissance historique, les Pères blancs bricolent une ethnologie à leur mesure. Le thème d’une invasion hamite précédant celle des Européens s’impose assez vite. Les prétendus Chamites deviennent, par le mystère d’une contraction sémantique qui dissimulera opportunément l’origine biblique, des « Hamites ». Pour les missionnaires-ethnologues, initialement blanche, la « race hamite » aurait imposé des bribes de civilisation aux ténébreux Bantous. Bizarrement, personne n’explique comment cette race blanche est devenue foncée. C’est, pour les premiers explorateurs de la région des Grands lacs comme l’Anglais John Hanning Speke, une simple évidence. Cet explorateur anglais publie en 1863 le récit de ses explorations autour du lac Victoria, lequel est pour lui l’origine grand fleuve. Son « Journal de la découverte des sources du Nil » obtient un énorme et durable succès. 11 va forger dans la conscience européenne le mythe d’une « race » nimbée de mystère bientôt qualifiée de « nilotique » qui serait à l’origine des monarchies sacrées de la région des Grands Lacs. Cette prétendue « race » serait celle qui a aussi donné naissance à la civilisation des Pharaons. Logique : personne n’imagine que l’Egypte antique, de par sa sophistication sociale et artistique, n’ait été fondée et dirigée par des Blancs, de la lignée de Cham.

Durant un tiers de siècle, les bases de la connaissance humaine de la région (on dira bientôt « l’ethnologie »)
ne reposeront que sur un récit à bien des égards bricolé et fantasmagorique entretenu par les missionnaires.

Evidemment, John Hanning Speke ne connaissait rien au Rwanda. Il a surtout découvert le lac Victoria. Ça devrait suffire à sa gloire. Mais il émaille son récit d’observations à prétention ethnographique et historique. Il se garde bien de souligner que les Hutus et Tutsis parlent la même langue, le kinyarwanda, sont répartis dans tout le pays, affichent exactement les mêmes croyances religieuses, qu’ils ont exactement la même culture. Comme beaucoup d’analystes contemporains le souligneront, l’appartenance à ces groupes hutus et tutsis n’est pas vécue comme une identité.

Durant un tiers de siècle, les bases de la connaissance humaine de la région (on dira bientôt « l’ethnologie ») ne reposeront que sur un récit à bien des égards bricolé et fantasmagorique entretenu par les missionnaires. Dans son récent livre « L’invention de l ‘Afrique des Grands lacs » (Ed. Karthala), Jean-Pierre Chrétien démontre comment les « négrologues » du XIXe siècle ont durablement alimenté la machine à fantasmes. Selon leurs théories qui, malheureusement, ont trouvé des relais jusqu’aujourd’hui, à la différence des « médiocres bantous », les Hamites sont supérieurement intelligents, rusés voire manipulateurs et certains pensent qu’ils ont même « la culture du mensonge » dans les gènes.

Au regard de la langue locale, le kinyarwanda, les Hamites sont qualifiés de Tutsi, et les Bantous de Hutu. Statuts et rôles sont solidement posés: des Hutu, agriculteurs braves, fidèles et frustres ; des Tutsi, pasteurs sournois, mais intelligents ; enfin d’irrécupérables Batwa [Pyg-mées] mi-hommes, mi-bêtes, chasseurs et potiers. Hiérarchie des races, théorie des colonisations successives : autant d’éléments qui en Europe répondent à l’air du temps mais qui, surtout, justifient l’intrusion du colon blanc, dans la posture de « civilisateur ultime », marquant la fin de l’Histoire. Pour Jean-Pierre Chrétien, « ce qu’on appelle aujourd’hui « Afrique des Grands Lacs », avec ses haines fonctionnant en boucle, s’est forgée dans ce contact, où acteurs étrangers et locaux portent des responsabilités spécifiques . »

L’ethnologie coloniale « a inventé une histoire non africaine à un pays africain », observe de son côté l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop…

Quelques mots du Rwanda et du rôle des Pères Blancs

Ce petit pays est situé au cœur de l’Afrique des Grands lacs, comparable en superficie à la Bretagne ou à la Belgique. Après le passage de Speke, les Européens ne s’y sont guère intéressés. Le traité de Berlin en 1885 partage l’Afrique en zones d’influence. Mais une petite troupe allemande attend encore neuf ans avant d’en prendre possession. En 1896, les Allemands peuvent observer que le Rwanda est un vieil Etat-Nation doté d’une monarchie principale sophistiquée, et qui possède une armée nationale, permanente et très structurée, qui a jusqu’alors mis en échec les colonnes esclavagistes envoyée depuis Zanzibar. L’Allemagne décide d’appliquer une administration indirecte s’appuyant sur la structure politique féodale traditionnelle. Cette mise sous protectorat est relativement bien acceptée.

La manipulation identitaire est avant tout orchestrée par le clergé missionnaire des Pères Blancs. Arrivé au Rwanda en 1907, l’évêque Léon Classe – plus tard vicaire apostolique du Rwanda – va jouer dans l’affaire un rôle de premier plan. L’Eglise est la seule puissance extérieure qui s’inscrit dans le long terme et s’enracine dans les missions, semblables aux grands abbayes du Moyen Age européen. La mainmise du Vatican est d’autant plus aisée que la tutelle allemande sera de courte durée. Après la Première guerre mondiale le Parlement belge avalise la tutelle de la SDN sur le Rwanda et le Burundi qu’on appelle alors « le Rwanda-Urundi ». Comme cet ensemble ne possède pratiquement aucune autre richesse que sa démographie, la Belgique se contente d’y envoyer quelques administrateurs. En fait, faute de volonté et de moyens du mandataire belge, la politique coloniale est essentiellement inspirée par les missionnaires catholiques qui avaient pris pied au Rwanda avant même les premiers Allemands. Mgr. Classe a imposé une politique d’évangélisation s’appuyant sur l’élite qualifiée de « féodale ». L’enseignement est abandonné aux missions, essentiellement catholiques. Pour pouvoir mettre leurs enfants à l’école, les familles rwandaises doivent passer par le baptême, ce qui facilite grandement l’évangélisation… et l’acculturation. Dans certaines écoles religieuses, enfants de « race » hutu ou tutsi portent des uniformes différents. Les écoles des chefs sont réservées aux Tutsi. L’écrivain Yves Ternon résume ainsi la situation : « Le champ social du Rwanda est investi par des mythes qui font passer des idéologies racistes pour des faits d’histoire. À force de répéter aux Tutsi qu’ils appartiennent à une élite et aux Hutu qu’ils sont inférieurs, chaque membre de la société rwandaise finit par se forger une identité ethnique, et des groupes qui jadis cohabitaient avec des différences acceptées en viennent à se méfier l’un de l’autre. »

Que recouvrent réellement les catégories hutu et tutsi ? Elles sont qualifiées successivement de « races » puis de « tribus » et enfin « d’ethnies », mais ces ajustement conceptuels et sémantiques restent artificiels. Le mot Hutu caractérisait une ancienne catégorie socio-culturelle, héréditaire en voie patrilinéaire, associée à l’agriculture. Dans le Rwanda ancien, ce terme désignait aussi le « client » dans un contrat de vassalité où le donateur d’une tête de bétail bénéficiait des services de son « client ». Un Tutsi pouvait être le « hutu » d’un autre Tutsi ou même d’un Hutu aisé.

Le nom commun hutu caractérise fondamentalement un état social. A ce titre, le Tutsi est-il le contraire du Hutu, donc le seigneur, le riche, le suzerain ? Ce serait trop simple. On ne peut poser les deux mots Hutu et Tutsi sur les deux plateaux d’une balance, car ils ne se répondent pas. Ils ne sont pas sur le même registre. Il y a des Tutsi pauvres qui peuvent se retrouver les hutu d’un Hutu, ou les hutu d’un autre Tutsi. Ce qui est aujourd’hui établi, c’est que « tutsi » est une ancienne catégorie socio-culturelle, héréditaire en voie patrilinéaire, associée à l’élevage du gros bétail. L’aristocratie de l’ancienne monarchie en était très largement issue, mais elle ne représentait qu’une petite minorité des Tutsi. Il ne s’agissait donc pas d’une «ethnie» à part, puisque, comme nous l’avons déjà rappelé, tous les Rwandais parlaient la même langue bantoue, le kinyarwanda, et occupaient le même espace depuis au moins deux millénaires.

« Hutu » caractérise donc essentiellement un état social, « Tutsi » une catégorie professionnelle liée à l’élevage, même si quantité de familles tutsi n’avaient pas – ou plus- de bétail. Propriétaire d’immenses troupeaux, la royauté centrale du Rwanda se proclamait tutsi. Sans se sentir en rien solidaire des Tutsi pauvres. Pour rendre ces catégories encore complexe, il faut mentionner que des mariages entre Hutu et Tutsi consolidaient toutes sortes d’alliances.

Le Rwanda pré-colonial n’était donc pas « le pays des Hutu et des Tutsi » comme on le fera accroire, et son histoire n’était pas marquée par des conflits « ethniques » mais plutôt des guerres de conquête et des intrigues de cour.

Impérialisme et cléricalisme à l’assaut de la société traditionnelle

La monarchie catholique belge a encouragé les missionnaires catholiques à user de toutes leurs ressources pour favoriser l’évangélisation et la « modernisation » du Rwanda. Mgr Classe, le supérieur des Pères Blancs, a vite abusé de cette délégation politique. En 1931, il obtient que le roi Musinga, qui oppose une résistance passive à l’évangélisation, soit déposé, et exilé. Son fils aîné, Rudahigwa, comprend la leçon et se révèle un catéchumène accompli, allant jusqu’à vouer le Rwanda au Christ-Roi. Comme l’écrit l’universitaire rwandais Jean-Paul Kimonyo (« Rwanda, un génocide populaire », Ed Karthala, p. 30), « la désacralisation de la royauté rwandaise la vidait du contenu culturel et politique qui, par le passé, avait réussi à maintenir une certaine unité nationale. »

La pire « modernisation » introduite par la Belgique au Rwanda dans les années 1930 est le recensement général de la population qui s’accompagne de cartes d’identité, désormais obligatoires avec « mention ethnique ». Chacun doit se déclarer Hutu, Tutsi ou Pygmée, et ces appartenances sont dorénavant intangibles.

Bien entendu, la règle du « diviser pour régner » n’était pas perdue de vue dans une vision racialiste. Tous les roitelets Hutu qui subsistent sont déposés et remplacés par des chefs et sous-chefs tutsi nommés en accord avec le roi très catholique (il finira même par vouer le Rwanda au Christ Roi). Et même dans le fief royal, les chefs ou sous-chefs hutu traditionnellement délégataires du pouvoir sont quasiment tous limogés. Ainsi en quelques mois, toute l’élite hutue du pouvoir indigène est renvoyée, sans contestation possible. Un pacte implicite est passé entre le mandataire belge et l’Église d’une part, le groupe tutsi d’autre part : les Tutsi se verront réserver tous les emplois intermédiaires de l’administration indigène, eux seuls ou presque auront accès aux écoles de formation de cadres. En échange, ils favoriseront à la fois l’évangélisation et la soumission à l’autorité coloniale.

Le petit Rwanda fait une entrée discrète dans l’univers de la ségrégation. Il sera le seul pays, avec l’Union Sud Africaine, doté de cartes d’identité ethniques. En Afrique du Sud l’identification « tribale » repose sur une multitude de catégories fondant l’apartheid. Le Rwanda est en réalité le seul pays où la « théorie hamitique » s’inscrit sur les cartes d’identité.

Des « savants » ont tenté de justifier la discrimination institutionnelle. On a analysée et comparé le sang des Hutu et celui des Tutsi. Le docteur Jean Hiernaux s’est fait fort de démontrer que les Tutsis mesuraient en moyenne 1,76m, contre 1,67 m pour les Hutus et 1,55 m pour les Twas. On a établi une « équation du nez » pour identifier les uns des autres en fonction du caractère plus ou moins épaté de l’organe. On a bien évidemment mesuré la longueur des sexes masculins rapportée à celle des Blancs (le sublimissime fantasme). J’ai encore entendu dire très sérieusement dans les années 1970 que les Tutsis étaient, je cite, « des Blancs à la peau noire ».

A travers ethnicisation ou la « racialisation » de la société rwandaise par le colonisateur, l’école missionnaire travaillait à former la conscience des jeunes. Des Rwandais à qui l’on apprenait qu’ils étaient les fils et les filles d’une immémoriale guerre de races.

La société rwandaise en quelque sorte « reprogrammé » par le colonisateur, s’est vite adaptée à ce dispositif politique et ethnique. Beaucoup de Hutus ont développé un véritable complexe d’infériorité vis-à-vis de Tutsis que l’on définissait comme plus beaux, plus intelligents, en quelque sorte « nés pour gouverner ». De leur côté, beaucoup de Tutsi ont adhéré à l’affirmation prétendument « scientifique » qu’ils appartenaient à une race supé rieure et ont loyalement joué leur rôle de supplétifs du pouvoir colonial.

C’est après la guerre que commencent les problèmes, lorsque l’ONU hérite de la SDN la gestion des anciennes colonies allemandes sous mandat et décide de les inspecter régulièrement. Au Rwanda notamment, le constat est accablant. Vingt ans après que la Belgique ait accepté le mandat, il n’y a par exemple aucune école publique laïque primaire ou secondaire, encore moins d’enseignement supérieur, pas un seul « bachelier indigène », pour reprendre la terminologie de l’époque. L’Église catholique contrôle toujours l’enseignement. L’élite tutsi rwandaise, qui s’entretient avec les représentants du Comité de Tutelle de l’ONU, reçoit parfaitement le message et commence à réclamer l’indépendance. Les pays du nouveau bloc communiste invitent des délégations de la cour du Rwanda à les visiter, et encouragent les revendications indépendantistes.

« nous mesurons le poids des préjugés et des rêveries qui se sont
accrochés à la connaissance de cette région par les Européens »

L’Église qui voit son monopole sur l’éducation remis en cause s’inquiète plus encore des liens qui s’établissent entre l’élite tutsi et le bloc communiste. La nomination à Kigali d’un nouvel archevêque helvétique de combat, anticommuniste fanatique, Mgr André Perraudin, au début de 1956, va précipiter le renversement politique. A l’instigation de Mgr Perraudin, l’Eglise opère alors un virage à 180 degrés. Le discours et la presse missionnaires présentent dorénavant les Tutsi comme une minorité prédatrice d’envahisseurs au comportement de moins en moins tolérable.

En mars 1957 les nouveaux protégés de l’Église publient « le manifeste des Bahutu », significativement sous-titré « Aspect social du problème racial indigène », qui provoque un véritable séisme dans les esprits. En résumé, les auteurs du manifeste reprennent à leur compte la théorie selon laquelle les Tutsis sont un groupe racial allogène qui a soumis la masse hutue à sa domination, et qu’il s’agit d’inverser le cours de l’Histoire. Le Parti du mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU) de Grégoire Kayibanda, ouvertement raciste, lutte pour l’hégémonie de la « race » hutue, exige l’abolition de la monarchie et l’exclusion des Tutsis d’un pouvoir qu’ils ont jusqu’alors monopolisé. Dans une lettre de février 1959 préparant le carême et qui est lue dans toutes les paroisses, Mgr Perraudin condamne « l’inégalité des races » au Rwanda, oubliant que cette inégalité et ces prétendues « races » sont de purs produits de la colonisation.

La publication du Manifeste a déclenché une série de troubles qui conduisent à la constitution de quasi blocs politiques ethniques. D’un côté les Tutsis, soutenus par l’ONU, qui réclament l’indépendance du Rwanda dans les plus brefs délais et dans le cadre de la royauté traditionnelle, de l’autre les partis Hutus qui demandent au contraire que la Belgique reste, le temps de renverser le système monarchique et la prédominance tutsie – institutionnalisée par la Belgique elle-même !

Bruxelles chaperonne en 1959 une sanglante « révolution hutu » qui renverse la monarchie et contraint de nombreux Tutsi à l’exil dans les pays voisins : Ouganda, Burundi, Tanzanie, Congo belge. Au moment de l’indépendance en 1962, le Palipehutu, Parti pour l’émancipation du peuple hutu, s’arroge la quasi totalité des pouvoirs et fait assassiner les principaux opposants. De supplétifs du colonisateur, les Tutsi qui subsistent au Rwanda sont devenus des parias, de plus en plus discriminés par un régime chéri de l’ancien colonisateur et de l’Eglise catholique. Un strict régime de « quotas ethniques », fondé sur une carte d’identité qui conserve la mention « ethnique » limite désormais l’accès des Tutsi à l’école et aux emplois publics ou privés.

A cette époque, les exilés Tutsis sont le plus important groupe de réfugiés en Afrique recensé par le HCR, et ils le resteront longtemps. D’autant que leurs tentatives d’incursion armée au Rwanda en 1961, 1963 et 1965, entraîneront en représailles l’extermination de nombreux civils tutsis et de nouvelles vagues d’émigration. A cette occasion, le scientifique et humaniste Bertrand Russel parle du « crime le plus abominable depuis l’extermination des Juifs par Hitler », mais sa voix se perd dans l’indifférence générale. De son côté la France considère le Rwanda comme une sentinelle avancée de la francophonie en Afrique de l’Est. Le président Valéry Giscard d’Estaing signe un premier accord d’assistance militaire en 1975. Son successeur à l’Elysée le suivra dans cette voie.

Tout bascule le 1er octobre 1990 lorsque le Front patriotique rwandais, émanation de la diaspora majoritairement tutsie, attaque le Rwanda et tente de marcher sur la capitale. Le soutien de l’Etat français au régime Habyarimana lui laissera le temps de préparer l’extermination des Tutsi.

Comme l’écrit Jean-Pierre Chrétien, « nous mesurons le poids des préjugés et des rêveries qui se sont accrochés à la connaissance de cette région par les Européens ». Entre 1896 et 1994, la rêverie et le fantasme se sont mués en cauchemar. Les politiques du racisme, de la haine et de l’exclusion, construites sur des fictions de « l’autre », « l’étranger », le « démon », celui qui est supposé vous menacer dans votre propre vie, et qu’il faut d’urgence éliminer, par tous les moyens. A cet égard, il est utile que le Rwanda reste pour longtemps notre cauchemar.

LIdée librepages 24-27 ; n°298 -2012

 

 

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