CONDORCET (1743-1794) : EXTRAITS DE SES PRINCIPALES REFLEXIONS SUR L’INSTRUCTION


 

CONDORCET (1743-1794)
EXTRAITS DE SES PRINCIPALES RÉFLEXIONS SUR L’INSTRUCTION

CondorcetMÉMOIRE SUR L’INSTRUCTION PUBLIQUE (1791-1792)

 

L’instruction, devoir social

L’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens. L’inégalité d’instruction est une des principales sources de la tyrannie. Le devoir de la société, relativement à l’obligation d’étendre dans le fait, autant qu’il est possible, l’égalité des droits, consiste donc à procurer à chaque homme l’instruction nécessaire pour exercer les fonctions communes d’homme, de père de famille, et de citoyen…

La société doit au peuple une instruction publique…

1°) Comme moyen de rendre réelle l’égalité des droits ;
2°) Pour diminuer l’inégalité qui naît de la différence des sentiments moraux ;
3°) Pour augmenter dans la société la masse des lumières utiles.

La société doit également une instruction publique, relative aux diverses professions,

4°) pour maintenir l’égalité entre ceux qui s’y livrent…
5°)pour les rendre plus également utiles,
6°) pour diminuer le danger où quelques-unes exposent, pour accélérer leurs progrès.

La société doit encore l’instruction publique comme moyen de perfectionner l’espèce humaine, en mettant tous les hommes nés avec du génie à portée de les développer, en préparant les générations nouvelles par la culture de celles qui les précèdent.

L’Instruction publique est encore nécessaire pour préparer les nations aux changements que le temps doit amener.

L’éducation publique doit se borner à l’instruction.

L’éducation… ne se borne pas seulement… à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or la liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données, n’est plus un homme libre ; il est l’esclave de ses maîtres… Il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre.

Aujourd’hui qu’il est reconnu que la vérité seule peut être la base d’une prospérité durable… le but de l’éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais au contraire de les soumettre à l’examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées.

Enfin, une éducation complète s’étendrait aux opinions religieuses ; la puissance publique serait donc obligée d’établir autant d’éducations différentes qu’il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens des diverses croyances soit d’adopter la même pour leurs enfants, soit de se borner entre le petit nombre qu’il serait convenu d’encourager. On sent que la plupart des hommes suivent en ce genre les opinions qu’ils ont reçues dès leur enfance… Si donc elles font partie de l’éducation publique, elles cessent d’être le choix libre des citoyens et deviennent un joug imposé par un pouvoir illégitime. En un mot, il est également impossible ou d’admettre ou de rejeter l’instruction religieuse dans une éducation publique qui exclurait l’éducation domestique, sans porter atteinte à la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion exclusive comme nécessaire, ou même comme utile à la morale et au bonheur de l’autre vie. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation.

Indépendance de la morale.

La puissance publique n’a pas le droit de lier l’enseignement de la morale à celui de la religion.

A cet égard même, son action ne doit être ni arbitraire, ni universelle. On a déjà vu que les opinions religieuses ne peuvent faire partie de l’instruction commune… Il en résulte la nécessité de rendre l’enseignement de la morale rigoureusement indépendant de ces opinions…

La puissance publique ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités, elle ne doit imposer aucune croyance…
Son devoir est d’armer contre l’erreur, qui est toujours un mal publie, toute la force de la vérité, mais elle n’a pas le droit de décider où réside la vérité, où se trouve l’erreur.

Les congrégations enseignantes.

La puissance publique doit éviter surtout de confier l’instruction à des corps enseignants qui se recrutent par eux-mêmes. Leur histoire est celle des efforts qu’ils ont faits… pour imposer aux esprits un joug à l’aide duquel ils espéraient prolonger leur crédit et étendre leur richesse… L’instruction qu’ils donneront aura toujours pour but, non le progrès des lumières, mais l’augmentation de leur pouvoir ; non d’enseigner la vérité, mais de perpétuer les préjugés utiles à leur ambition.

Pas de doctrine d’État.

La puissance publique ne peut pas établir un corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement.

Sans doute il est impossible qu’il ne se mêle des opinions qui doivent faire l’objet de l’instruction… C’est surtout dans ces sciences (morales et politiques) qu’entre les vérités reconnues et celles qui ont échappé à nos recherches, il existe un espace immense que l’opinion seule peut remplir…

Des vérités appuyées d’une preuve certaine et généralement reconnues, sont les seules qu’on doive regarder comme immuables, et on ne peut s’empêcher d’être effrayé de leur petit nombre.

Cependant, comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune ?du moment, comme des vérités éternelles’ de peur qu’elle ne fasse de l’instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles, et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste.
La puissance publique peut d’autant moins donner ses opinions pour base de l’instruction qu’on ne peut la regarder comme au niveau des lumières du siècle où elle s’exerce.

Car l’objet de l’instruction n’est pas de perpétuer les connaissances devenues générales dans une nation, mais de les perfectionner et de les étendre. Le devoir, comme le droit de la puissance publique se borne donc à fixer l’objet de l’instruction et à s’assurer qu’il sera bien rempli…

La Constitution de chaque nation ne doit faire partie de l’instruction que comme un fait…
Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison.

Instruction féminine et mixte.

L’instruction doit être la même pour les femmes et pour les hommes :

1°) pour qu’elles puissent surveiller celle de leurs enfants
2°) parce que ce défaut d’instruction des femmes introduirait dans les familles une inégalité contraire à leur bonheur ;
3°) parce que c’est un moyen de faire conserver aux hommes (aux maris) les connaissances qu’ils ont acquises dans leur jeunesse ;
4°) parce que les femmes ont le même droit que les hommes à l’instruction publique.

L’instruction doit être donnée en commun et les femmes ne doivent pas être exclues de l’enseignement… pour la facilité et l’économie de l’instruction… Cette réunion est utile aux meours, loin de leur être dangereuse… La réunion des deux sexes dans les mêmes écoles, est favorable à l’émulation…

Pas de religion d’État.

Tout homme devant être libre du choix de sa religion, il serait absurde de le faire contribuer à l’enseignement d’une autre, de lui faire payer les arguments par lesquels on veut le combattre.

D’après qui (la puissance publique) décidera-t-elle que telle théologie est vraie et quel droit aurait-elle d’en faire enseigner une qui peut-être est fausse ? On peut jusqu’à un certain point, faire payer un impôt pour les frais d’un culte… : mais qui osera dire que l’enseignement de la théologie puisse être jamais un moyen de conserver la paix ?

MÉMOIRE SUR LA NÉCESSITÉ DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE (1791-1792)

 

Il faut que l’instruction du peuple puisse suivre les progrès des arts et ceux des lumières générales… Une égalité entière entre les esprits est une chimère. Mais, si l’instruction publique est générale… alors cette inégalité est faite en faveur de l’espèce humaine qui profite des travaux des hommes de génie. Si, au contraire, cette instruction est nulle, faible, mal dirigée, alors l’inégalité n’existe plus qu’en faveur des charlatans de tous les genres, qui cherchent à tromper les hommes sur tous leurs intérêts.

Plus vous voulez que les hommes exercent eux-mêmes une portion plus étendue de leurs droits, plus vous voulez, pour éloigner toute emprise du petit nombre, qu’une masse plus grande de citoyens puisse remplir un plus grand nombre de fonctions, plus aussi vous devez chercher à étendre l’instruction.

L’instruction n’est pas moins nécessaire pour garantir la conscience des pièges du sacerdoce. La morale primitive de toutes les religions a aussi été très simple, assez conforme à la morale naturelle, mais aussi, dans toutes les religions, les prêtres en ont fait un instrument de leur ambition. Ce serait donc trahir le peuple que de ne pas lui donner une instruction morale indépendante de toute religion particulière, un sûr préservatif contre ce danger qui menace sa liberté et son bonheur.

RAPPORT SUR L’INSTRUCTION PUBLIQUE PRÉSENTÉ A L’ASSEMBLÉE NATIONALE LÉGISLATIVE (les 20 et 21 avril 1792)

 

Les grands principes de l’instruction publique.

 

Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs Assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a le droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et par-là, établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi. Tel doit être le premier but d’une instruction nationale et, sous ce point de vue elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune.

Cultiver enfin dans chaque génération les facultés physiques, intellectuelles et morales, et par là contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée.

Tel doit être l’objet de l’instruction, et c’est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière…

… Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à la raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves…

Morale laïque.

… Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit qu’a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne permet point d’admettre, dans l’instruction publique, un enseignement, qui, en repoussant les enfants d’une partie des citoyens, détruirait l’égalité des avantages sociaux et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux.
Chacun d’eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors, sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux ; et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience sous prétexte de l’éclairer et de la conduire.

D’ailleurs, combien n’est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison ! Quelque changement que subissent les opinions d’un homme dans le cours de sa vie, les principes établis sur cette base, resteront toujours également vrais, ils seront toujours invariables comme elle ; il les opposera aux tentatives que l’on pourrait faire pour égarer sa conscience, elle, conservera son indépendance et sa rectitude. et on ne verra plus ce spectacle si affligeant d’hommes qui s’imaginent remplir leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés et obéir à Dieu en trahissant leur patrie. Ceux qui croient encore à la nécessité d’appuyer la morale sur une religion particulière doivent eux ?mêmes approuver cette séparation : car, sans doute ce n’est pas la vérité des principes de la morale qu’ils font dépendre de leurs dogmes ; ils pensent seulement que les hommes y trouvent des motifs plus puissants d’être justes ; et ces motifs n’acquerront ?ils pas une force plus grande sur tout esprit capable de réfléchir s’ils ne sont employés qu’à fortifier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé ?

Dira-t-on que l’idée de cette séparation s’élève trop au-dessus lumières actuelles au peuple ? Non, sans doute, car, puisqu’il s’agit ici d’instruction publique, tolérer une erreur, ce serait s’en rendre complice, ne pas consacrer hautement la vérité, ce serait la trahir. Et quand bien même il serait vrai que des ménagements politiques puissent encore, pendant quelque temps, souiller les lois d’une nation libre, quand cette doctrine insidieuse ou faible trouverait une excuse dans la stupidité qu’on se plaît à supposer dans le peuple, pour avoir un prétexte de le tromper ou de l’opprimer, du moins l’instruction qui doit amener le temps où ces ménagements seront inutiles, ne peut appartenir qu’à la vérité seule et doit lui appartenir tout entière.

Gratuité et facilités.

Dans (les) quatre degrés d’instruction, l’enseignement sera totalement gratuit.
L’acte constitutionnel le prononce pour le premier degré, et le second, qui peut aussi être regardé comme général, ne pourrait cesser d’être gratuit sans établir une inégalité favorable à la classe la plus riche, qui paye les contributions à proportion de ses facultés, et ne payerait l’enseignement qu’à raison du nombre d’enfants qu’elle fournirait aux écoles secondaires.

Quant aux autres degrés, il importe à la prospérité publique de donner aux enfants des classes pauvres, qui sont les plus nombreuses, la possibilité de développer leurs talents : c’est un moyen non seulement d’assurer à la patrie le plus de citoyens en état de la servir, aux sciences le plus d’hommes capables de contribuer à leur progrès, mais encore de diminuer cette inégalité qui naît de la différence des fortunes, de mêler entre elles les classes que cette différence tend à séparer..

Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791).