Belgique: l’Église contre l’Enseignement Public (1)
Bonjour à toutes et à tous.
Au micro Michel Godicheau de la Fédération Nationale de la Libre Pensée. J’accueille aujourd’hui Philippe Dementen, libre penseur belge et syndicaliste enseignant de la Fédération Générale des Travailleurs de Belgique.
Mon cher Philippe, Bonjour et merci d’avoir fait le déplacement jusqu’à Paris. La Documentation catholique publiait au 1° janvier 2012 un discours de l’ex pape Benoît XVI intitulé : « Éduquer les jeunes à la justice et à la paix ». L’Éditorial de ce numéro de la revue mettait en exergue une citation de Bernard de Clairvaux (alias Saint- Bernard) : « Les forêts t’apprendront plus que les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront des choses que ne t’enseigneront point les maîtres de science. » C’est déjà une indication. Mais sur l’éducation, que disait alors le désormais passé Pape ? « L’éducation est l’aventure la plus fascinante de la vie et le premier pas dans l’éducation consiste à apprendre à reconnaître dans l’homme l’image du créateur. » Il s’agit là de consignes bien actuelles et qui n’ont rien de métaphoriques. Elles s’articulent autour de trois axes :
1.- L’Instruction, la transmission de connaissances n’est pas l’essentiel et doit être maintenue au second plan ; 2.- L’éducation a pour but de ramener au Créateur (et pas seulement à Dieu) 3.- L’homme n’est qu’une « persona », persona signifie sonner à travers, cela fait référence au rôle du masque dans le théâtre grec , to prosopo et à sa fonction consiste à servir de porte- voix à Dieu. Ces axes sont développés directement dans les écoles catholiques, mais cherchent aussi à s’articuler dans une stratégie qui vise les élèves qui lui échappent là où existe une école publique. Et c’est bien, je crois, le cas en Belgique
Philippe Dementen : Oui, le Vatican a une seule orientation en matière d’enseignement, qu’il applique de façon différenciée à des circonstances concrètes qui ne sont pas les mêmes. « Garder l’unité dans la diversité » déclarait le 27 février dernier le cardinal belge Daneels à propos de la crise de l’Église catholique dont la démission de Ratzinger (le pape) est une expression et, sans doute, un approfondissement. « Garder l’unité dans la diversité », cette stratégie est aussi celle que l’Église catholique s’est efforcée d’appliquer dans le temps et dans l’espace en matière d’enseignement : faire accepter l’exploitation de l’homme par l’homme dans la perspective d’un monde de la vraie vie à mériter après la mort. Citons : « Nous ne sommes pas des êtres vivants dont l’horizon est la mort, mais des êtres mortels dont l’horizon est la vie ». C’est écrit dans un document de l’enseignement catholique belge intitulé : « Pour penser l’école catholique au XXIè siècle » (2002). La Belgique est un exemple intéressant de la stratégie du Vatican en matière d’enseignement tant sur le plan historique que dans la crise actuelle de la société.
M.G. : J’ai remarqué que dans la rhétorique cléricale on parlait volontiers en Belgique comme en France de « guerre scolaire », peux-tu nous faire un petit cadrage historique ?
Ph.D. : En fait la guerre scolaire a connu deux périodes. 1830- Naissance de l’État belge : l’Église catholique est dominante de fait dans la cadre d’une constitution monarchiste libérale qui garantit la liberté de l’enseignement. Mais c’est elle qui contrôle tout l’enseignement.
1879 – Un gouvernement libéral fait voter la loi Van Humbeek, comparable à la loi Guizot de 1833 en France, que les catholiques appelleront la « loi de malheur ». C’est là la première « guerre scolaire ». Cette loi organise l’obligation pour chaque commune, d’avoir une école officielle, laïque et neutre, avec interdiction d’ « adopter » une école libre, donc catholique. L’Église réagit en interdisant aux catholiques, sous peine de se voir refuser les sacrements, de placer leurs enfants dans une école officielle ou d’y enseigner. Les rapports avec le Vatican qui considère pouvoir rétablir la situation antérieure, aboutissent à la rupture des relations diplomatiques.
1884 – Retour au pouvoir des catholiques. Cela débouche sur la modification de la loi Van Humbeek, mais pas sa suppression, comme le demandaient les évêques, expression du Vatican. C’est que c’est la période de montée du mouvement ouvrier : fondation du Parti Ouvrier Belge (P.O.B.) en 1885 ; grève générale en 1886 ; et déjà, anticipant l’encyclique Rerum Novarum, la création (le mot est choisi) de ce qui s’est appelé explicsyndicat antisocialiste,itement « syndicat antisocialiste du coton » pour faire pièce au P.O.B. . L’Église belge est contrainte de tenir compte de cette nouvelle force sociale et de faire des compromis.
M.G. : J’ai bien l’impression quant à moi que l’expérience belge a été pour une part à l’origine de l’encyclique Rerum Novarum, mais se sera peut être l’objet d’une autre émission. Quelle est la situation au lendemain de la deuxième guerre mondiale ?
Ph.D. : En 1950, le gouvernement social-chrétien augmente sensiblement les subventions aux écoles libres, et permet l’intervention de l’enseignement libre dans l’organisation de l’enseignement public. C’est là un choix tactique nouveau : au lieu de chercher à liquider l’enseignement officiel, l’Église veut à la fois la maîtrise totale de son enseignement payé par l’État et le droit d’intervenir dans l’organisation de l’enseignement officiel. On comprend pourquoi les laïques s’insurgent.
M.G. : C’est d’ailleurs ce que réclame en France aujourd’hui, Monsieur Eric Delagarde, le secrétaire général du Comité national de l’enseignement catholique.
Ph.D. : Voilà comme quoi les leçons d’histoire sont tirées par rapport à l’actualité. C’est donc là la deuxième « guerre scolaire ».
En 1954, de retour au pouvoir, les socialistes et les libéraux revoient à la baissent les subventions à l’enseignement catholique et développent l’enseignement public sans concertation avec le privé. La réaction catholique est très vive : Parti Social Chrétien et Confédérations des Syndicats Chrétiens font culminer cette réaction dans une marche sur Bruxelles le 26 mars 1955.
1959, après 7 ans de conflits, des négociations débouchent sur le « Pacte scolaire » en 1958 et voté au Parlement en 1959. On dira « Un compromis noyé dans les subsides ». En effet, il entraîne une forte augmentation des subsides à l’enseignement libre et un développement de l’enseignement officiel, le tout sur base d’un accroissement du budget de l’État consacré à l’enseignement. Une fois de plus, l’enseignement catholique s’en sort fort bien.
Mais ce n’est pas tout. Il y a un épisode que l’on néglige souvent. En 1988, à l’ occasion d’une réforme de la Constitution et du transfert des compétences d’enseignement de l’État national aux Communautés flamande et francophone, le Pacte scolaire est, peut-on dire, « constitutionnalisé ». En plus de la liberté (quasi sans limites) de l’enseignement déjà consacrée en 1830, la Constitution révisée garantit le « libre choix des parents », « le droit à une éducation morale ou religieuse, à charge de la Communauté », c’est-à-dire les cours des religions reconnues et de morale non confessionnelle dans les écoles officielles publiques …
M.G. : Tu veux dire que non seulement il y a un subventionnement du pilier laïque mais il y a en plus une obligation constitutionnelle de financer l’enseignement catholique.
Ph.D : Oui absolument. Et cela se manifeste encore plus dans le troisième point qui se trouve dans la Constitution , à savoir que le subventionnement de l’enseignement doit se faire dans l’égalité des élèves, parents, enseignants et établissement scolaires devant la loi. L’Église catholique a donc réussi à « bétonner » ses positions, même si des débats peuvent exister à propos des interprétations des lois et des décrets, et ce, en fonction des rapports de force.
M.G. : Vue de France, l’église catholique belge apparaît à la fois très ultramontaine et très bousculée par la vague des scandales pédophiles. J’ai appris cette semaine qu’en Flandre une étude disait que 17% des catholiques seulement continuaient à faire confiance à leur église. Dans cette situation, comment les cardinaux belges cherchent-ils à piloter le navire ?
Ph.D. : Pour répondre à cette question, examinons les documents de base que présente le site « Enseignement catholique » en Belgique. Les deux documents les plus fondamentaux sont :
– « Mission de l’école chrétienne » de 2007 – « Pour penser l’école catholique au XXIe siècle » de 2002 (désignés respectivement par les initiales MEC et PPEC).
« Face à la crise de transmission vécue actuellement par nos sociétés, n’est-il pas utile de réétudier le lien entre notre enseignement et le christianisme, source de notre inspiration et de revoir, si nécessaire, la manière de l’expliquer ? » C’est là la présentation de la plaquette « Mission de l’école chrétienne », édition 2007.
M.G. : C’est ce qui s’appelle élargir la cible en terme de marketing !
Ph.D. : Absolument ! Mais voyons comment ils font cela. Ils parlent de crise de transmission. De quelle crise s’agit-il ? Les documents prennent acte que la pratique religieuse catholique est en baisse constante depuis plusieurs décennies, que d’autres religions prennent de plus en plus de place, que la société se sécularise progressivement (droits à l’avortement, à l’euthanasie, au mariage des homosexuels et à l’adoption pour ces derniers), qu’aujourd’hui, souvent, on choisit son école comme on choisit sa grande surface, en fonction de la proximité et de la qualité des produits.
M.G. : Lors de la préparation de cette émission tu as évoqué la chute du mur de Berlin comme d’un élément de réorientation du discours de l’ Église catholique belge en matière scolaire, cela m’est de prime abord apparu curieux. Peux-tu t’en expliquer pour nos auditeurs ?
Ph.D. : Oui. De manière tout à fait explicite dans leurs documents ils considèrent qu’avec la chute du mur de Berlin en 1989, « les religions réapparaissent en force, dans leur irréductibilité à tout messianisme séculier » (PPEC p. 17). Dès lors disent-ils : « Nous sommes arrivés à nous ré-identifier dans un contexte nouveau, c’est-à-dire à raconter autrement notre histoire pour dire qui nous sommes à des autres que nous reconnaissons … Cette tâche est devant nous. Elle concerne les cours d’histoire, de littérature et de religion » (PPEC p. 20).
M.G. : Tu m’as dit aussi que désormais l’Église catholique se portait elle-même candidate pour faire l’instruction religieuse dans d’autres dogmatismes, dans d’autres confessions que la sienne.
Ph.D. : Absolument. Regardons ce qu’ils affirment : « L’école chrétienne accueille volontiers celles et ceux qui se présentent à elle ; elle leur fait connaître son projet, pour qu’ils choisissent en connaissance de cause : chrétiens et fidèles d’autres religions, croyants et non croyants, chrétiens différents dans leur sentiment d’appartenance à la foi et à l’Église. Sans être nécessairement de la même communauté de foi, ils seront invités au moins à partager les valeurs qui inspirent l’action de l’école ». Nous reviendrons sur les valeurs, mais sachons qu’effectivement un débat vient d’avoir lieu en Belgique, et va probablement reprendre, parce que l’enseignement catholique se propose d’organiser dans ses propres écoles un cours de religion islamique.
Alors quelles sont ces valeurs qui inspirent l’action de l’école ? Celles de la religion chrétienne défendue en affirmant que l’école constitue un espace semi-autonome par rapport au politique, à l’économique, au culturel et au religieux. Oui, au religieux, mais sur un autre plan car « le religieux se situe au croisement d’une interrogation éternelle de l’humanité et d’enjeux historiques propres à notre temps » (PPEC p. 15). Encore une formule pour exprimer la permanence et ses adaptations aux circonstances.
M.G. : D’ailleurs je me rappelle la lettre pastorale de Benoit XVI qui en d’autres termes affirmait ça comme une orientation générale.
Ph.D. : Oui. Et je cite à nouveau leur document : « Au fondement de l’école chrétienne se trouve l’intuition que la formation de l’homme et l’éveil du chrétien à la foi forment une unité : ce qui élève l’un élève l’autre » (MEC p. 7). Comment à partir de là, assurer le bon fonctionnement de l’école ? Leur réponse est simple : sur la base de la « communauté éducative » ou communauté scolaire qui dans la diversité des élèves, des enseignants, des parents, des autres personnels de l’école unifie tout le monde dans un projet fondé sur la mission de l’école chrétienne. « L’école constitue un espace semi-autonome permettant à un ensemble spécifique d’acteurs de constituer un collectif autour d’un projet d’éducation ». Ou encore : « Une école est un milieu de vie articulé autour d’une culture commune » (PPEC p. 10 et 11).
M. G. : Cela résonne de façon particulière aux oreilles du libre penseur que je suis , mais aussi du syndicaliste enseignant confronté à la discussion sur la réforme des rythmes scolaires et sur l’Acte III de la décentralisation. Nous voilà à la fin de cette émission. J’invite les auditeurs à se reporter à notre mensuel La Raison et notamment à une invitation qu’il vous fera de retrouver la Libre Pensée et ses amis belges dans une manifestation à Strasbourg le 4 mai. Merci à tous.
(1) Le titre et la gravure ont été rajoutés par le CLP-KVD
[:de][:en]
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