Bourdieu ou l’Héritage républicain récusé
par Michel Eliard
Décédé il y a douze ans, Pierre Bourdieu fait partie du Panthéon de ce que l’on pourrait appeler « le cercle des penseurs contestataires » et bénéficie d’une reconnaissance tant nationale qu’internationale peu commune. Maître à penser d’une partie de la gauche, brillant produit de la promotion sociale républicaine, il s’est associé au chœur de ceux qui se sont attaqués à l’École publique, l’accusant de perpétuer en réalité les inégalités sociales, de n’être finalement qu’une structure de façonnage des esprits pour le compte de la bourgeoisie, d’être le lieu d’éducation des héritiers, examens et concours n’étant que le moyen de sérier le bon grain de l’ivraie. Dans ce schéma manichéen, les enseignants et leurs syndicats ne peuvent bien sûr que jouer, de fait, le sinistre rôle de pandores du système.
Michel Eliard nous livre dans ce nouvel opus un travail critique « à la mesure des attaques que l’École publique laïque subit depuis des décennies ». D’autant plus qu’il lui semble incompréhensible « qu’un intellectuel à l’esprit aussi avisé et qui devait tout à cette École de la République, ait apporté sa voix aux attaques dont elle a été l’objet ». Il cite à l’appui ce passage de La Noblesse d’État (1989) : « On pourrait écrire, en forçant le trait, que « l’École libératrice » est le nouvel opium du peuple. Ce qui aurait au moins la vertu de faire voir combien sont loin du compte ceux qui brandissent encore le drapeau de la laïcité : un combat peut (servir à) en cacher un autre. La sociologie qui fait voir que les frontières et les fronts se sont déplacés met en porte à faux ceux qui sont en retard d’une guerre, suscitant des sentiments sans équivoque chez les défenseurs de l’ordre et des sentiments ambivalents chez les partisans du progrès. »
C’est donc un intellectuel considéré comme progressiste, dont les recherches prétendaient contribuer à la démocratisation de l’École, qui fait cette déclaration contre les défenseurs de « la Laïque », contre les 300 000 jureurs du Serment de Vincennes de 1960 pour l’abrogation de la loi Debré. Michel Eliard ouvre les yeux du lecteur sur les conséquences politiques de tels jugements, qui s’opposent à une institution fondée par la IIIème République, sur les principes de Condorcet et sur les fondations établies par la Révolution française de 1789.
Ce sera l’occasion pour le lecteur béotien en matière de pensée bourdieusienne de se familiariser avec sa sociologie, présentée ici de façon claire et didactique, afin de mieux comprendre ensuite sa théorie des fonctions de l’École, son rôle politique comme expert des questions de Michel Eliard réformes scolaires, ses diverses interventions au cours de mouvements sociaux.
Sociologue lui-même, spécialiste des questions d’éducation, membre de l’équipe qui œuvra avec Bourdieu et Passeron à l’élaboration des Héritiers, Michel Eliard connaît son sujet. De plus, il est, comme Bourdieu, un produit de la promotion sociale républicaine. Ayant déjà eu l’occasion d’exprimer ouvertement auprès de Pierre Bourdieu ses désaccords, il les argumente ici avec une force de conviction captivante, démontrant que la sociologie, loin d’être « un sport de combat », n’a de sens qu’en tant qu’instrument d’analyse et non en tant que substitut à la nécessaire action organisée pour l’émancipation sociale et politique de la classe ouvrière.
A lire et à mettre en bonne place dans votre bibliothèque, étagère « Défense de l’École républicaine ».
Pierre Gueguen, in La Raison, n°592, p. 15 – juin 2014
Bourdieu ou l’Héritage républicain récusé par Michel Eliard – Editions Presses Universitaires du Mirail – 212 pages – 20 €
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