Savoirs ou Encensoir ?
Ce billet a été écrit le 4 avril. Bien des aspects de l’enjeu politique n’y sont pas soulevés, à titre d’exemple l’offensive de plus en plus ouverte de l’église catholique pour s’introduire encore plus dans l’enseignement officiel. Depuis cette date, des précisions ont été apportées par le gouvernement. Nous y reviendrons.
Suite aux attentats perpétrés à New-York, à Londres, à Madrid, au musée Juif de Bruxelles en mai 2014, à Paris, etc le désarroi a subitement saisi les mandataires politiques à travers l’Europe. Les plus droitiers imaginant le retour du salut au drapeau et à l’hymne national dans les cours de récréation, les moins droitiers ont imaginé un nouvel enseignement : celui de l’histoire des religions et de la laïcité, des droits de l’homme, de la citoyenneté… Ceci pour apprendre aux élèves à se comporter convenablement dans la société, ce qu’ils nomment le « vivre ensemble ». Ainsi, chez nos voisins d’Outre-Quiévrain, le Ministre de l’Éducation Nationale, V. Peillon, a instauré une Charte de la Laïcité et un cours de morale laïque, un comble dans une république laïque ! Comment avait-elle réussi à l’être jusqu’à la mise en place de ces nouvelles mesures ? Voyons ce qu’il en est en Belgique1.
Dans sa déclaration de politique communautaire du 23 juillet 2014, le gouvernement a décidé d’ instaurer progressivement2 « un cours commun d’éducation à la citoyenneté, dans le respect des principes de la neutralité, en lieu et place d’une heure de cours confessionnel ou de morale laïque »3. Seuls les élèves de l’enseignement officiel seront concernés. Cet enseignement inclurait « … un apprentissage des valeurs démocratiques, des valeurs des droits de l’Homme, des valeurs du vivre-ensemble et une approche historique des philosophies des religions et de la pensée laïque ». Cette réforme « ne pourra entraîner la perte d’emploi pour les enseignants concernés en place ».
Plusieurs aspects de cette déclaration nous interpellent, nous n’en soulèverons que quelques uns.
1. Quel type d’éducation à la citoyenneté est prônée ? Et donc quelle conception de la citoyenneté, l’État imposera-t-il ? S’agira-t-il d’instruire les élèves : des « devoirs communs » pour tous les citoyens, des lois indispensables à connaître, « d’exemples d’actions vertueuses » ? A continuer à enseigner les principes de la religion ? comme le préconisait Talleyrand4, ou comme Lepelletier5 qui militait pour une « éducation du citoyen » et mettait en exergue l’acquisition des contenus : « On leur fera apprendre par cœur quelques chants civiques et les récits les plus frappants de l’histoire des peuples libres et de celle de la Révolution française » ou comme Condorcet6 exclure la religion de l’enseignement public, pour qui il est : « rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux » et éviter de remplacer le catéchisme par un autre en imposant l’enseignement de la constitution républicaine comme une doctrine : « C’est une espèce de religion politique qu’on veut créer, c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir ».
2. La déclaration gouvernementale utilise le concept d’ « éducation » et non d’ « instruction ». Or, pour nous l’école publique est le lieu où « l’éducation publique doit se borner à l’instruction », à « l’enseignement des vérités de fait et de calcul », alors que l’éducation « embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses »7.
3. Quelles dimensions aborder dans le cadre d’un cours d’éducation à la citoyenneté ? La seule dimension juridique et/ou la dimension politique du concept de citoyenneté ?
4. Pour quelles raisons les élèves du réseau public seraient les seuls à être formés. Faut-il en déduire que seul le réseau public serait défaillant dans l’apprentissage à la citoyenneté ? Faut-il en déduire que l’enseignement public ne produirait que des a-sociaux, des « sauvageons », et disons-le des djihadistes8 ? Quel mépris pour les compétences, les qualifications à enseigner des personnels du réseau public ! Si ce n’est pas le cas, alors au nom de quoi, les écoles confessionnelles, dites « libres », échapperaient-elles à cette mesure ?9
5. La déclaration insiste sur le fait qu’il n’y aurait pas de perte d’emplois « pour les enseignants concernés en place ». Toutefois, comme la Communauté Française est dotée budgétairement d’une enveloppe fermée et que celle-ci va se restreindre encore sous les diktats de l’Union Européenne, des pertes d’emplois risquent d’avoir lieu10. Dans d’autres disciplines, lesquelles ?
6. De plus, qui donnera ce cours d’éducation à la citoyenneté ? Les professeurs de religion ou de morale non confessionnelle ? Qui sera apte à enseigner une telle matière à partir du moment où la Cour Constitutionnelle ne considère pas ces professeurs comme neutres ? Ces heures seront-elles assurées par les titulaires d’un master en philosophie ? Si c’est le cas, l’emploi des premiers sera supprimé.
7. Le contenu de ce cours recouvrirait : les valeurs démocratiques, les droits de l’homme, l’histoire des religions et de la laïcité. Bigre, serions-nous, sans le savoir, en barbarie ? Vaste programme qui va exiger du titulaire de ce cours des connaissances encyclopédiques11. Mais, sait-on jamais, les perles rares existent !
8. Passons en revue les différents syntagmes. Que signifie la périphrase « les valeurs démocratiques » Quelles sont les sources auxquelles puisent les politiques pour préciser « les valeurs démocratiques » ? De quoi s’agit-il ? De l’égalité économique ? De la liberté ? De la fraternité ? Du respect du mandat politique ? De faire réfléchir les élèves sur la dimension démocratique ou non de nos institutions, des institutions de l’Union Européenne, sur ce qui distingue l’État de la Nation, de l’État du Gouvernement ? Comment faire, si l’apprentissage à la philosophie et à la réflexion politique sont escamotés ? Qui plus est, le fait d’enseigner certaines valeurs induit-il une adhésion des élèves à ces dites valeurs ? La déclaration gouvernementale prend bien soin de ne pas détailler…
9. Et « les droits de l’homme » ? De quels droits est-il question ? Des droits politiques, économiques et sociaux ou des seuls droits civils ? Quel est le distinguo, établi ou à établir, entre l’éducation à la citoyenneté et l’éducation aux droits de l’homme ? A nouveau, s’impose la nécessité d’un apprentissage à la philosophie et à la réflexion politique. Quid du professeur qui instruira les élèves de l’article 35 de la déclaration des droits de l’homme de 1793 qui stipule: « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. », du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de la non ingérence extérieure, etc. ? Enfin, la connaissance de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 suffit-elle pour que les élèves deviennent respectueux des droits de l’homme ?12
10. Enfin, « l’histoire des religions et de la laïcité » pose question, qui n’est pas la moindre. Pourquoi introduire l’histoire des religions, alors que cette matière est vue non seulement dans le cours de religion mais aussi dans les programmes de différentes disciplines alors qu’on ne cesse de raboter les heures d’art plastique et d’éveil musical depuis des lustres 13 ? Sous prétexte d’une inculture religieuse ? Et dans quel but ? Voudrait-on convaincre les élèves de l’égalité entre les religions et les savoirs profanes ? Empêcher tout regard critique quant aux interdits, aux violences générées par les religions, d’hier et d’aujourd’hui ? Pourquoi cette inculture primerait-elle sur l’inculture scientifique, artistique ? Ainsi, l’art, la science peuvent attendre ! Quelle est l’urgence ? Combattre l’inculture religieuse ! Ne serait-ce pas plus simplement un cheval de cheval de Troie pour réintroduire l’heure de religion 14 ? Et puis, pourquoi ne pas remédier à l’inculture laïque ? En effet, le rejet de tout dogme et l’exercice du libre examen sont difficiles à mettre en pratique dans une classe si l’histoire de la lutte séculaire pour le libre examen, pour la libre pensée est quasi-inexistante des programmes scolaires.
11. Pour conclure, si l’objectif de cette heure de cours d’éducation à la citoyenneté est de combattre les intolérances religieuses, les comportements sexistes, les incivilités, et par delà les replis communautaristes dans la société alors nous devons rétablir une école qui instruise. Une école qui « re-dispense » l’enseignement des Humanités15, les langues anciennes. Une école qui développe chez les élèves une culture scientifique et qui enseigne l’histoire des sciences. Une école qui permette aux élèves de se détacher de leurs particularismes religieux et culturels pour acquérir une culture générale ouverte sur l’universel16 et non de servir, ce brouet, cette soupe insipide, fallacieuse, où sous couvert d’un éveil à la citoyenneté, on réintroduit le religieux par l’histoire des religions !
Non, cette heure d’éducation à la citoyenneté n’est pas une avancée vers la laïcité de l’école officielle17. Elle ne mènera aucunement vers le « vivre ensemble » si la laïcité de l’école n’est pas effective, si l’école ne remplit pas son rôle : celui d’instruire avant tout et non éduquer. Ce n’est pas en appliquant à l’école un « Patriot Act », qui ne dit pas son nom, que les intolérances religieuses disparaîtront 18.
Nous terminerons ce billet en citant longuement Jaurès « Comment l’enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie Laïque reconnaît à l’homme si lui-même n’a pas été admis à exercer, sous forme Laïque, le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l‘éducation ? Comment, plus tard, prendra-t-il au sérieux la distinction nécessaire entre l’ordre religieux, qui ne relève que de la conscience individuelle, et l’ordre social et légal qui est essentiellement Laïque, si lui-même dans l’exercice du premier droit qui lui est reconnu, et dans l’accomplissement du premier devoir qui lui est imposé par la loi, il est livré à une entreprise confessionnelle et trompé par la confusion de l’ordre religieux et de l’ordre légal ? »19
Oui, avec J. Jaurès et V. Hugo : l’instituteur à l’école, le curé à l’église ! Pour la suppression des cours de religion et de morale non confessionnelle dans l’enseignement officiel ! Pour un cours de philosophie obligatoire tout au long du cursus scolaire dans l’enseignement officiel !
Bruxelles ce 4 avril 2015 K. Dhif
SAVOIRS-OU-ENCENSOIR-25-4-2015.pdf
1. L’histoire bégaie. En 1997, l’article 6 du décret sur les nouvelles missions de l’école précise que l’enseignement vise à « préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ». En 2009, une des priorités du gouvernement était d’ « Accompagner les élèves dans leur construction citoyenne ». A la page 49 du Projet de déclaration de politique communautaire 2009-2014, nous pouvons lire ceci : « Être citoyen, cela signifie adhérer et à respecter une série de règles permettant le « vivre ensemble » (ces guillemets montrent bien l’imprécision de ce concept). Ce contrat social, fait de règles communes à tous, permet à chacun de développer des relations harmonieuses, en toute sécurité, avec son environnement. Le décret « Citoyenneté à l’école » va dans ce sens. » La déclaration complète est consultable en ligne : http://www.opc.cfwb.be/index.php?id=7790
2. Au point 1.3 : Développer l’éducation à la citoyenneté, p. 10, nous pouvons lire : « L’école est un lieu de socialisation et d’apprentissage de la citoyenneté. Elle doit préparer notre jeunesse à intégrer la diversité dans une société pluraliste. L’école participe ainsi à la construction d’un socle de références culturelles commun à tous les élèves, favorisant la cohésion sociale et le vivre ensemble. Le Gouvernement instaurera sous cette législature, dans les écoles de l’enseignement officiel, progressivement à partir de la première primaire, un cours commun d’éducation à la citoyenneté, dans le respect des principes de la neutralité, en lieu et place d’une heure de cours confessionnel ou de morale laïque. Ce cours sera doté de référentiels spécifiques, incluant un apprentissage des valeurs démocratiques, des valeurs des droits de l’Homme, des valeurs du vivre-ensemble et une approche historique des philosophies des religions et de la pensée laïque. En aucun cas, cette réforme ne pourra entraîner la perte d’emploi pour les enseignants concernés en place. » L’entièreté de la Déclaration de politique communautaire 2014-2019 : Fédérer pour réussir est consultable en ligne: http://gouvernement.cfwb.be/d-claration-de-politique-communautaire-2014-2019-f-d-rer-pour-r-ussir
3. La déclaration parle de cours confessionnels et de morale laïque. Rappelons que l’intitulé exacte est « morale non confessionnelle » et réaffirmons qu’il n’existe pas de morale « religieuse », ni de morale « laïque » mais bel et bien une morale humaine variable dans le temps et reposant sur des exigences de vie commune. Les pouvoirs publics ne doivent se cantonner qu’à l’instruction. « La puissance publique n’a pas droit de faire enseigner des opinions comme des vérités » L’ État n’a pas à contrôler et à diriger les consciences. [….] La liberté des opinions ne serait qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire » Condorcet, Premier mémoire sur l’instruction publique, nature et objet de l’instruction publique.
4. Talleyrand : Projet de décrets sur l’instruction publique (1791), article 1er. http://www.le-prince-de-talleyrand.fr/projet.html
5. Lepelletier : Plan d ‘éducation nationale. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48991b/f3.image
6. Condorcet : Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’instruction publique Présentation à l’Assemblée législative : 20 et 21 avril 1792. http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/7ed.asp
(7) Rapport de Condorcet sur l’instruction publique présenté à l’assemblée nationale législative les 20 et 21 avril 1792.
8. J.P. Schreiber, dans son livre « La crise de l’égalité, essai sur la diversité multiculturelle » (Espace et liberté) dénonce la seule approche ethnique, religieuse des événements. Voir également de B. Brévillle « Islamophobie ou prolophobie ? » Le Monde Diplomatique, février 2015.
9. Nous ne sommes pas étonné de constater la similitude des propos de la ministre catholique Mme Milquet : « … dans le libre, le référentiel du cours de religion prévoit explicitement un apprentissage aux options philosophiques et religieuses des autres. » http://www.lesoir.be/762136/article/debats/2015-01-09/reformer-supprimer-l-avenir-des-cours-philosophiques-en-debat avec ceux d’Etienne Michel porte-parole du Cegec : « … le cours de religion intègre trois grandes et approches : le questionnement philosophique, le dialogue inter-convictionnel et l’éducation à la citoyenneté. » Le Soir du 20 mars 2015.
10. Vincent de Coorbyter « L’imbroglio des cours philosophiques » le Soir du 25 mars 2015.
11. Vincent de Coorbyter « L’imbroglio des cours philosophiques » le Soir du 25 mars 2015.
12. Jean-Louis Jadoulle : « Suffit-il de connaître la teneur de la Déclaration universelle de 1948, pour être un démocrate, toujours sur le qui-vive et attentif au respect des droits de l’homme et à la sauvegarde de la démocratie ? » in École et citoyenneté : A quand un grand débat sur l’enseignement des sciences humaines ? http://reflexions.ulg.ac.be/cms/c_382752/fr/ecole-et-citoyennete-a-quand-un-grand-debat-sur-lenseignement-des-sciences-humaines
13. Peut-on nous expliquer pourquoi l’histoire, la géographie, pour ne citer que ces deux matières, ne sont enseignées qu’à raison d’une période de 50 mn par semaine selon les options en technique professionnelle et/ ou qualification, alors que les cours de religion et de morale non-confessionnelle bénéficient de deux heures ? Au nom de la Raison, du Vivre Ensemble ?
14. Catherine Kintzler : « Non au cheval de Troie » ; Le Monde des Débats, décembre 1992.
15. Catherine Kintzler : « Qui a peur de humanités ? » http://www.mezetulle.net/article-1318666.html
16. Henri Pena-Ruiz : « La laïcité, levier d’intégration et de tolérance » ; « La laïcité, bon Dieu !» http://www.liberation.fr/tribune/2006/10/26/la-laicite-bon-dieu_55394 Charles Coutel : « Instituer le citoyen selon Condorcet » ;https://www.google.com/search?q=Charles+Coutel&ie=utf-8&oe=utf-8#q=Charles+Coutel+citoyens+%C3%A9gaux
17. N. Geerts : Le Libre examen pour tous ; http://nadiageerts.over-blog.com/2015/03/le-libre-examen-pour-tous.html et B. Van der Meerschen : Que faire des cours de religion et de morale ? Le Soir, 2/3 mai 2015.
18. « Plan de prévention contre le radicalisme à l’école ». Circulaire 5133 du 23/01/2015 de la Communauté Française.
19. Jean Jaurès : L’Éducation laïque. Discours de Castres juillet 1904 ; http://www.biosophos.net/article/jean-jaures-leducation-laique-discours-de-castres-juillet-1904?pg=4
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