La spécificité de l’enseignement en Belgique


 

La spécificité de l’enseignement en Belgique par Charles SUSANNE

 

Charles SusannePour débuter cette analyse de la situation de l’enseignement en Belgique, je voudrais faire mienne la phrase de Jules Ferry : «Le devoir de notre siècle est de faire disparaître la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité d’éducation. Avec l’inégalité de l’éducation, je vous défie d’avoir jamais l’égalité des droits, non l’égalité théorique, mais l’égalité réelle et l’égalité des droits est pourtant le fond même de l’essence de la démocratie ».

Les philosophes soulignent le rôle primordial de l’éducation. Diderot déclara dans son « Plan d’une université» (1775) « que le souverain qui voudra sincèrement le bien-être de son peuple s’empare donc de l’éducation, qu’il l’ôte à ces mercenaires qui vivent de l’imposture ». Cette priorité est absolue, encore faut-il soustraire cette éducation à l’Église. Ce sera depuis le XIXe siècle la revendication laïque majeure.

En Belgique, les premiers pas d’une indépendance de l’enseignement vis-à-vis de l’Église ont lieu sous la période autrichienne et le règne de la reine Marie-Thérèse (1740-1780). Cette indépendance sera poursuivie par la Révolution française et la période française (1795-1815). Elle crée un enseignement national réaffirmant l’autonomie de l’État. Au niveau de la période hollandaise (1815-1830), la nouvelle constitution offre une garantie à la liberté religieuse et aussi à la liberté de la presse. Cette liberté religieuse est dénoncée par l’Église comme aberrante. Les évêques belges déclareront « jurer de maintenir la liberté des opinions religieuses et la protection égale accordée à tous les cultes, qu’est-ce autre chose que de protéger l’erreur comme la vérité ?».

Au niveau de l’Indépendance belge, déclarée en 1831, la constitution belge va stipuler que « l’enseignement est libre». Cette constitution reçoit l’appui de l’Église catholique dans la mesure où elle parvient à modifier des acquis de la Révolution française : ainsi, les prêtres seront salariés, les églises seront subsidiées via des fabriques d’église, le pouvoir ecclésial est maintenu sur le système scolaire. La séparation Église-État n’était donc que théorique : ceci engendre des discours d’opposition du fait que l’Église aurait détourné la «révolution populaire» d’indépendance.

On pourrait définir la Belgique comme un pays de pluralisme philosophique ou comme un système dit de «piliers», un pays de séparation fictive des Églises et de l’État.

À partir de l’indépendance belge, le conflit relatif à l’enseignement, entre l’Église catholique et les milieux non-croyants ou chrétiens non assujettis à l’Église, sera récurrent. Au niveau politique, ce conflit va opposer un parti catholique et un parti libéral (d’une bourgeoisie laïque et chrétienne non traditionnelle) et, après 1885, un parti ouvrier belge essentiellement laïque. Depuis cette époque, on pourrait définir la Belgique comme un pays de pluralisme philosophique ou comme un système dit de «piliers», un pays de séparation fictive des Églises et de l’État.

Cette situation politique a résulté en une laïcité belge politique exigeant donc la séparation de l’Église et de l’État, mais aussi d’une laïcité philosophique liée à des valeurs telles que le libre examen, l’esprit critique, la tolérance, la lutte contre les discriminations et les injustices, « le libre examen implique non seulement l’affirmation d’un droit, celui de l’absolue liberté de conscience, mais surtout l’affirmation d’un devoir, celui de ne reconnaître aucun dogme et de procéder avec esprit critique à la mise en question des idées reçues, toutes les idées reçues, y compris celles ancrées en soi, les plus pernicieuses, celles de la bonne conscience et du préjugé» (P. Keimeul, 2006).1

Le libre examen est en Belgique, depuis le XIXe siècle, le fruit d’attitudes trouvant leurs racines dans l’exigence de séparation de l’Église et de l’État, dans un anticléricalisme face à une Église voulant imposer des options philosophiques à l’ensemble de la population belge, dans la promotion d’attitudes rationalistes et le vœu de démocratiser les Sciences.

L’anticléricalisme

Dans une position de défense, les partis catholiques vont de plus en plus cloisonner la vie sociétale en créant des structures catholiques, tels qu’enseignement, syndicat, mouvements de jeunesse, groupes féminins, ligue paysanne…

Dès après la révolution belge en 1831, le triomphalisme clérical va se préciser avec notamment l’encyclique de Grégoire XVI contre les libertés modernes ainsi qu’une lettre des évêques belges (du 20 décembre 1837) condamnant la franc-maçonnerie développée en Belgique depuis le XVIIIe siècle. De nombreux catholiques se retirent dès lors des Loges et, en réaction, certaines de celles-ci développeront un esprit anticlérical et permettront de stimuler la création d’un parti libéral. Une des Loges, les «Amis Philanthropes», créera en 1834 l’Université Libre de Bruxelles pour contrecarrer la mainmise de l’Université Catholique de Louvain (d’abord appelée Université catholique de Malines) sur l’enseignement universitaire. L’anticléricalisme se développe sur base de revendications à la fois d’une masse ouvrière des grands centres industriels reprochant à l’Église de protéger les riches et d’une fraction progressiste de la bourgeoisie dont la liberté de pensée est brimée par l’Église. Cette opposition politique, clérical contre anticlérical, subsistera jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dans une position de défense, les partis catholiques vont de plus en plus cloisonner la vie sociétale en créant des structures catholiques, tels qu’enseignement, syndicat, mouvements de jeunesse, groupes féminins, ligue paysanne… Toutes ces structures vont cependant avoir pour résultat de stimuler la création d’associations rationalistes et libre exaministes.

Caractéristique fut le problème des enterrements civils. L’Église catholique romaine considéra les cimetières comme des lieux sacrés sous leur contrôle, les libres-penseurs ne passant pas par des cérémonies catholiques se feront enterrer dans des zones destinées à des criminels, les bien nommées «trous de chiens» : de nombreux incidents se dérouleront à l’enterrement de socialistes belges et de réfugiés français.2

En réaction, des associations de libre pensée se développent pour s’occuper des cérémonies d’enterrement civil, mais en même temps pour promouvoir l’émancipation par rapport au dogmatisme et à l’obscurantisme : ce fut le cas par exemple en 1854 de «L’affranchissement» de tendance socialiste, en 1863 de la «Libre Pensée» de tendance libérale, en 1864 de la «Ligue de l’Enseignement» défendant un enseignement obligatoire et laïque.

La lutte contre le cléricalisme occupera les partis de gauche tout le XIXe siècle, et même une bonne partie du XXe siècle. Une face claire du cléricalisme sera les pressions régulières de l’Église en matière électorale et les pressions sur le fonctionnement du pouvoir civil. On entendra des curés demander aux femmes mariées de se refuser à leur époux s’il refusait de voter pour le parti catholique ! Cet ordre de vote subsistera au moins jusqu’en 1958 par des directives fermes du cardinal belge Van Roey à son clergé. La même pression s’exerçait sur la lecture des «mauvais journaux», à savoir la presse libérale et socialiste, ou même neutre comme le quotidien «Le Soir».

L’anticléricalisme sera encore stimulé par l’encyclique Quanta Cura de Pie IX (8 décembre 1864), qui est un véritable pamphlet contre les libertés, la laïcisation, l’enseignement non confessionnel.

L’enseignement fut de longue date un cheval de bataille des rationalistes belges, confrontés à un système très développé, voire monopolistique, d’enseignement confessionnel.

L’enseignement fut de longue date un cheval de bataille des rationalistes belges, confrontés à un système très développé, voire monopolistique, d’enseignement confessionnel.

En 1930, un Orphelinat rationaliste fut créé à Forest (Bruxelles) et en 1934, l’Orphelinat rationaliste du Hainaut (Le Gai Logis à Ecaussines).

ULB

ULB

Mais l’Université Libre de Bruxelles (ULB) est l’institution non confessionnelle belge la plus ancienne, créée en réaction, comme déjà mentionné, à l’ouverture en 1834 d’une université catholique, à l’époque ultraconservatrice, autoritaire, ultramontaine et opposée à un catholicisme libéral. L’ULB fut clairement anticléricale, mais pas nécessairement antireligieuse ; ses fondateurs tels que Théodore Verhaegen et Auguste Baron étaient d’ailleurs des catholiques pratiquants, mais d’un point de vue politique, ils étaient catholiques libéraux, favorables aux libertés modernes, au libre examen, et à la séparation de l’Église et de l’État et opposés à l’ultramontanisme favorable à tout ce que le Vatican édictait. L’ULB devint en 1894 l’Université officielle du Libre examen (article 1 des statuts : «L’enseignement de l’Université a pour base le libre examen»). En 1970, cet article 1 devint : « L’Université Libre de Bruxelles fonde l’enseignement et la recherche sur le principe du libre examen. Celui-ci postule, en toute matière, le rejet de l’argument d’autorité et l’indépendance du jugement».

Un exemple clair de cet esprit libre exaministe fut la fermeture volontaire de l’ULB le 25 novembre 1941 en signe de protestation contre le totalitarisme et le fascisme, elle devint donc un symbole de résistance. Ce libre examen de l’ULB n’est donc pas neutre, il est opposé à toute forme d’intolérance et d’injustice, mais il n’est pas lié à un parti politique.

«Guerre scolaire»

Typique de cette situation belge est le contexte de «guerre scolaire». Depuis l’indépendance belge en 1831, une des revendications de la hiérarchie catholique a été de contrôler le système scolaire : l’Église va même refuser que l’État établisse son propre réseau scolaire puisqu’il ne serait pas basé sur des principes religieux.

En 1842, une loi va exiger que chaque commune crée une école de niveau primaire : en fait, très souvent ces communes «adopteront» une école catholique. En 1850 un ministère homogène libéral organise un premier réseau scolaire secondaire de l’État avec une école secondaire par province (uniquement pour garçons). En 1864, la Ligue de l’Enseignement fut créée dans le but d’exiger la création d’écoles officielles non confessionnelles, elle s’intéressera aux secteurs défavorisés tels que l’enseignement pour filles, l’enseignement professionnel et l’éducation d’adultes. En 1879, le ministre de l’Éducation, Pierre van Humbeeck, propose que chaque commune devrait avoir son école primaire non confessionnelle et neutre, sans cours de religion, et dont les instituteurs devaient posséder le diplôme d’une école normale officielle 3 : l’Église va considérer cette loi comme une «loi de malheur» et les réactions vis-à-vis de ces écoles sans Dieu furent parfois délirantes et allèrent jusqu’à les excommunier. Le 5 juin 1880, le gouvernement se sentira obligé de rompre ses relations diplomatiques avec le Vatican.

En 1884, et pour 30 ans, le gouvernement devint homogène catholique et cette loi fut abolie, le réseau catholique d’enseignement fut subsidié par l’État. Alors qu’en France, en 1945, la IVe République supprime les subventions accordées aux écoles libres par le régime de Vichy, le problème scolaire ne se résout pas en Belgique et la gauche laïque n’a jamais pu inverser le mouvement d’une augmentation de plus en plus importante des subventions au niveau catholique.

Ce financement fut régulièrement augmenté jusqu’en 1955, où le ministre de l’Instruction publique, le socialiste Léo Collard, favorisa le réseau officiel d’enseignement. La réaction catholique fut à nouveau virulente, organisant des manifestations de rue, des réactions à relents médiévaux (« je sonne le tocsin pour la Flandre», Mgr. Desmedt, évêque de Bruges) et même des boycotts commerciaux comme ceux d’une marque de chocolats «jugés trop libéraux».

Cette lutte scolaire va aboutir en 1958 à un pacte scolaire mettant tous les réseaux scolaires sur un pied d’égalité.

Cette lutte scolaire va aboutir en 1958 à un pacte scolaire mettant tous les réseaux scolaires sur un pied d’égalité : la Ligue de l’Enseignement y sera opposée y voyant un danger pour l’Enseignement officiel. L’enseignement de l’État non confessionnel y est reconnu comme un service public, on lui demande de respecter une objectivité prônant l’esprit critique. Mais, les écoles catholiques y reçoivent de plus en plus de subsides, tout en se déclarant libres et en limitant les contrôles possibles.

Toutes ces péripéties scolaires ont sans aucun doute stimulé les activités laïques belges. Elles ont amené un clivage net au niveau politique, et même au niveau sociétal.

Et le futur ?

Nous devons donc continuer à nous inquiéter du lobbying de l’Église catholique auprès du Palais royal, des partis catholiques et de plus en plus au niveau de l’Union européenne.

Après ce pacte scolaire, l’évolution sociologique va effriter les piliers catholiques, libéraux et socialistes. Si on est catholique, on ne met plus nécessairement ses enfants dans l’enseignement catholique et des parents laïques ne choisissent plus nécessairement le réseau de l’État, devenu, depuis la régionalisation de l’État belge en 1993, le réseau «officiel» regroupant les enseignements de la Communauté française, des provinces et des communes ou encore d’autres écoles non confessionnelles indépendantes (telles que Decroly, Freinet). La laïcité belge doit s’y adapter. Elle doit envisager aussi de nouveaux problèmes d’enseignement, ceux liés à un refus par une partie de la population du discours scientifique, et donc de son enseignement, notamment en termes d’évolution. De nouveaux combats laïques se dessinent, ceux d’une laïcité liée à la science et à la liberté scientifique, ceux d’une laïcité favorisant l’épanouissement individuel et la cohésion sociale excluant tout repli communautaire.

La laïcité belge doit continuer à cultiver la spécificité de l’enseignement officiel, l’idéal de formation d’êtres tolérants, critiques, capables d’opinions, voire de révoltes raisonnées, d’êtres probes et libres. La laïcité belge doit continuer à avoir le souci de non-domination de la religion sur l’enseignement, à exclure tout privilège et tout morcellement communautariste. Un leitmotiv : faire de chacun un «CRACS» (un Citoyen Responsable, Critique et Solidaire).

Les signes d’un retour religieux offensif sont nombreux, parfois de manière claire au niveau théologique catholique ou musulman, parfois de manière plus subtile en parlant de spiritualité. Au niveau catholique, la religion veut garder des valeurs traditionnelles, une solidarité entre capital et travail, elle veut essayer de prouver qu’elle serait une approche plus «humaine» et plus «ouverte». Il est typique à cet égard que le parti catholique francophone ait pris le nom de Centre Démocratique Humaniste (appelé par des mécréants Catholiques Définitivement Hypocrites). Nous devons donc continuer à nous inquiéter du lobbying de l’Église catholique auprès du Palais royal, des partis catholiques et de plus en plus au niveau de l’Union européenne.

De plus, la laïcité belge doit (continuer à) stimuler la diffusion des nouvelles connaissances pour l’épanouissement du citoyen et le progrès de la société. L’autorité de l’Église, qu’on le veuille ou non, continue à vouloir influencer cette diffusion, c’est le cas notamment des informations à connotation bioéthique, de la conception à la mort et des connaissances en termes biologiques, notamment d’évolution, ou encore de la définition de la vie humaine et de la position de l’être humain dans la nature. Le libre examen a peu à peu désarmé les religions dogmatiques, a éclairé l’inexactitude des phénomènes dits surnaturels et le danger des dogmes. Mais, les religions dogmatiques subsistent, ainsi que leurs influences. Les cercles de libre pensée se doivent donc de rester vigilants devant un cléricalisme renaissant de certains milieux musulmans, chrétiens évangéliques et catholiques depuis les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Nos idéaux de vie en société devront être éternellement défendus : rien n’est jamais acquis !

1.  P. Keimeul 2006. La laïcité. Éd. Cedil-Culture laïque. 2.  Un problème similaire fut l’introduction de l’incinération, contre laquelle le parti catholique, fort de l’opposition de l’Église, s’opposera très longtemps. 3.  En 1881, l’État belge dirige 24 athénées, 100 écoles secondaires de garçons et 50 de filles.

Charles Susanne, professeur d’anthropologie et de génétique humaine à l’Université Libre de Bruxelles. L’idée Libre n° 290 – 3e trimestre 2010

Lire le PDF : Spécificité de l’enseignement en Belgique