Le choc des civilisations n’est pas une option
David Gozlan, La Raison n° 599 – mars 2015
La production littéraire française récente suggère une paralysie de la République qui nous mène soit à un suicide soit à une soumission. Chacun disserte de manière convenue, le citoyen semble être dépossédé face à ce maelström de points de vue, dessaisi de pouvoir penser par lui-même, d’analyser objectivement les faits. Il nous faut prendre du recul et mettre en perspective le seul plat que ces experts nous présentent au banquet de notre destin, à savoir le « Choc des civilisations ».
La théorie du Choc des civilisations
En 1993, Samuel Huntington, professeur à l’Université d’Harvard, s’interroge dans son livre « le choc des civilisations » sur le vide laissé par l’effondrement du bloc de l’Est. Il en définit un irrémédiable choc des civilisations entre les différentes aires : occidentales,. musulmanes, chinoises, hindouistes. C’est une mondialisation des guerres de religions annoncée, un incontournable remake des croisades. Pour le professeur de Harvard, il en va de la survie du monde occidental. Tantôt la Chine, tantôt l’aire arabo-musulmane, l’Occident doit se trouver un nouvel ennemi après l’URSS, pour arracher de nouveaux marchés, préserver pour quelques compagnies le monopole des ressources essentielles à l’entretien d’une consommation effrénée. Si la Chine est considérée comme l’Atelier-monde, elle peut être concurrencée par les pays de la péninsule indienne, mais aussi par l’Europe, par les zones frontalières des Etats-Unis, à la seule condition du maintien d’un coût de la main d’œuvre le plus bas. Dans cet ensemble, et selon Huntington, la guerre devrait se conjuguer au pluriel et devenir des guerres d’affrontements des civilisations. En observant la carte des conflits, la France semble se glisser doucement dans le lit de la théorie de Huntington. Au regard de l’actualité, devons-nous plonger dans ce choc des civilisations?
La guerre économique avec la Chine s’est soldée par les Accords Chine-OMC, premier round qui a fait la part belle aux Etats-Unis. Par contre, l’entreprise de guerre permanente se réalise autour de la lutte contre le terrorisme international. Mais qui sont donc ces « nouveaux despotes » que le Monde libre et démocratique doit combattre ? Quels démocrates sommes-nous pour nous engager dans ces meurtriers conflits ?
Tout le monde connaît Oussama Ben Laden. En 1993, le journal The Independent le présente comme « Le guerrier antisoviétique » qui « met son armée sur la route de la paix ». Il faut dire que l’homme avait sérieusement aidé les américains à chasser « l’axe du mal » soviétique d’Afghanistan. Il est maintenant avéré que les moudjahidin (combattant, résistant) armés par les américains ont permis aux Russes de connaître leur Viet-Nam, comme le souhaitait Zbigniew Brzezinski, conseiller de Carter de 1977 à 1981. « L’Arabie Saoudite et les États-Unis ont fourni les milliards de dollars d’aide secrète pour se rebeller des groupes en Afghanistan se battant avec l’occupation soviétique », comme le stipule le rapport de la commission sur les attentats du 11 septembre 2001. Le financement de cette guerre, comme l’assise des chefs de guerre de l’Afghanistan, repose essentiellement sur le trafic de l’héroïne et les financements saoudiens et américains.
La chasse à la fraction la plus fragile du prolétariat : réalité ou phantasme?
Depuis 2001, si l’ennemi défini par l’Occident est l’islamiste radical, la frontière est parfois mince pour ne pas persécuter, mettre au ban, l’ensemble des musulmans. Cela participe aussi au dessein du théoricien du choc des civilisations : « Le rejet des principes fondamentaux et de la civilisation occidentale signifie la fin des Etats-Unis d’Amérique tels que nous les avons connus, Cela signifie également la fin de la civilisation occidentale, Si les Etats-Unis se désoccidentalisent, l’Ouest se réduira à l’Europe et à quelques zones d’implantation européenne, faiblement peuplées, Sans les Etats-Unis, l’Occident ne représente plus qu’une fraction minuscule et déclinante de la population mondiale, abandonnée sur une petite péninsule à l’extrémité de la masse eurasienne (…) L’avenir des Etats-Unis et celui de l’Occident dépendent de la foi renouvelée des Américains en faveur de la civilisation occidentale. Cela nécessite de faire taire les appels au multiculturalisme, à l’intérieur de leurs frontières. » Foi et pensée unique, une seule religion doit dominer l’ensemble.
La Libre Pensée défend la République, elle n’est pas pour une société où les communautés se côtoient. Nous ne définissons pas un individu, comme il est régulièrement fait dans les médias, par son appartenance religieuse, mais comme un citoyen. Quel journaliste n’a pas interrogé tel citoyenne ou citoyen en lui demandant : « Mais vous, vous êtes musulman ? » Après viennent les questions sur les sujets de société. Est-ce la même démarche utilisée pour un catholique, un protestant, un juif, un laïque ? Cela ne suggère-t-il pas que le musulman est un terroriste en puissance ? La Libre Pensée est la première organisation à lutter contre les dogmes. L’une des définitions du dogme par le Larousse est : « opinion donnée comme certaine, intangible et imposée comme vérité indiscutable. » La démarche journalistique décrite ci-dessus semble relever plus de l’imposition d’un dogme que du journalisme.
Par ailleurs, afin d’atteindre les mêmes fins, l’Islam est présenté comme étant une religion unie. Pourtant, dans un récent article à Ouest-France, Olivier Bobineau explique : « que l’Islam rassemble une multitude de sensibilités, multitude d’autorités religieuses décentralisées et de doctrines juridiques, contrairement à l’Église catholique centralisée à Rome, dirigée parle pape, avec une hiérarchie de clercs selon un seul droit, le droit canon. »
II est utile de le réaffirmer bien fort. Les trois religions dites monothéistes ne véhiculent pas les valeurs de Tolérance, ne permettent pas le libre arbitre, ne sont pas basées sur la liberté de conscience, et doivent être combattues par le débat, l’écrit, la pensée. Elles n’occupent pas pour autant la même place dans la société du fait de leurs structures.
La Reconquista chrétienne
A sa manière, Samuel Huntïngton justifie la prédominance du christianisme : « L’Occident diffère des autres civilisations (…) par le caractère particulier de ses valeurs et de ses institutions : le christianisme, le pluralisme, l’individualisme, l’autorité de la loi ont permis à l’Occident d’inventer la modernité, de connaître une expansion mondiale et de s’imposer comme modèle aux autres sociétés ». Dans le débat sur les crèches, comme dans l’ensemble des débats, la question des racines de l’Europe, partie de l’Occident, est posée au défenseur de la Laïcité. L’Europe serait un bloc monolithique fondé autour de Rome, un christianisme pur de toute attache du passé, n’ayant rien repris, transformé, adapté.
L’argument sert à développer l’idée de l’invasion : les dangers des hordes barbares, de l’ennemi intérieur font face à la pureté du christianisme. Pour lutter contre cet ennemi, « l’institution de la menace migratoire dans la pensée de l’État a déterminé une forme de restructuration du contrôle intérieur autour de trois axes conçus comme des techniques de luttes contre les menaces globales : intégrer, expulser, pacifier, Les politiques de défense et de sécurité mises en place à ce titre s’appliquent à distinguer des corps sauvages qu’il faudrait intégrer, des corps barbares à expulser et des territoires intérieurs à pacifier. »1 C’est la même politique utilisée lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie, la torture en moins.
Autre argument fallacieux, le déclin de l’Empire occidental, répété, rabâché, théorisé : « Le problème majeur pour l’Occident est le suivant : indépendamment de tout défi extérieur, est-il capable d’arrêter le processus de déclin interne et d’inverser la tendance ? L’Occident peut-il se renouveler ou verra-t-il se poursuivre ce pourrissement interne accélérant son déclin et/ou sa subordination à d’autres civilisations plus dynamiques économiquement et démographiquement. »2 . Le professeur d’Harvard jouissant de l’écoute de l’administration américaine a ainsi vu se développer jusqu’à nos jours « le phantasme du grand remplacement démographique ». En France, nous retrouvons cela à travers les propos de l’écrivain Renaud Camus, proche du Front national. « Le Grand Remplacement est le choc le plus grave qu’ait connu notre patrie depuis le début de son histoire puisque, si le changement de peuple et de civilisation, déjà tellement avancé, est mené jusqu’à son terme, l’histoire qui continuera ne sera plus la sienne, ni la nôtre. »3 C’est en ces termes alarmistes qu’il a lancé en septembre 2013 un manifeste intitulé : « Non au changement de peuple et de civilisation.»
En Espagne, aux Etats-Unis, en France, la Reconquista est visuelle. 1 300 croix dans la Sierra Guadarrama (près de Madrid en Espagne) dont l’objectif est « de susciter l’engagement et la cohérence des chrétiens « contre l’invasion islamique à venir » et la lutte contre « l’accommodation libérale qui envahit la société » ». Deux poutres des fondations d’une des tours jumelles retrouvées en forme de croix et dressées comme représentation de la foi chrétienne face au fanatisme musulman à New-York. Un débat sur la mise en place de crèches dans les bâtiments de la République en France, au mépris de la loi de 1905. La Reconquista se fait à la marge, en jouant sur les mots, l’émotion, l’histoire, mais défait les fondements de la République, de la Séparation. En grignotant les bords de la Loi de 1905, elle en attaque l’esprit.
A nouvelle Reconquista, nouveaux croisés, nouveaux Torquemada
Le choc des civilisations est devenu la pratique de l’administration américaine. Le président Obama n’y échappe pas. Tous les matins, en arrivant au bureau ovale, il signe la Kill-list (liste des cibles de drones de la journée).
Ainsi, le Councîl on Foreign Relations (think tank américain) estime que les attaques de drones américains hors Afghanistan et Irak ont tué 3 674 personnes. Le bureau du journalisme d’investigation rapporte que près de 4 404 personnes ont été tuées par drones au Yemen et au Pakistan entre 2004 et 2014. Qui veut en arriver à de telles extrémités ?
En France, les nouveaux croisés se retrouvent d’abord, parce qu’ils donnent l’air de plus s’agiter, dans la kyrielle d’organisations internet (type d’organisation qui nécessite un ordinateur, une liste mail, peu ou pas de militants) : Les Cassen, Tassin qui se targuent d’avoir parlé au rassemblement de Pediga en Allemagne, les Soral et Meyssan, adeptes de la théorie complotiste, Chevrier qui défend une laïcité placée sous la houlette du Bien commun. Ces fossoyeurs de la laïcité, faucons et néo-doriotistes, entretiennent l’idée que la laïcité se mélange, ne s’applique qu’à une seule religion. Fait étonnant, Résistance Républicaine appelle à défendre la « loi de 1905 » et « nos valeurs chrétiennes ». « Résistance », « Républicaine », « loi de 1905 », que de mots galvaudés !
Les nouveaux Torquemada sont ceux qui se dressent contre l’application de la Laïcité, qui en permettent les contournements et pavanent sur les plateaux nous expliquant même que la Laïcité est inscrite dans la Bible. J’avais la faiblesse de croire que même l’Histoire des royaumes européens était une succession de luttes entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Ce dernier voulant dominer le premier.
Deux solutions : la restriction des Libertés ou la promotion de la laïcité
Les nouveaux croisés sont ceux qui n’ont pas hésité à expliquer « nous sommes en guerre ». Nous ne sommes pas en 1095, le tombeau du Christ n’a pas à être libéré, la Science et la Raison en ont balayé son existence historique. Il est inquiétant d’entendre certains élus réclamer « un Patriot act à la française ». Il est inquiétant de voir que nous ne sommes plus non seulement en OPEX (opérations extérieures), mais que nous sommes aussi en opérations intérieures avec plus de 10 500 militaires en action sur le territoire. Qui peut oublier que stigmatiser une fraction de la population, la désignant comme ennemi intérieur, c’est stigmatiser l’ensemble de la population, c’est ouvrir la voie à la restriction des libertés de tous ?
Si nous pleurons ces citoyens, dessinateurs et autres, tombés sous le coup de fanatiques ignorants, notre Raison ne doit pas se perdre dans les méandres de belliqueuses passions. Seule la laïcité, sa promotion, sa défense, son respect peut garantir la concorde civile. Que nul ne se trompe face aux mots du cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux. C’est un appel au choc des civilisations, à la répression des laïques, des défenseurs de la laïcité, quelques jours après les attentats à Charlie Hebdo : « Je souhaite que la mobilisation de dimanche ne soit pas un feu de paille. Il faut aller au-delà de l’émotion légitime face à l’horreur. Réussir une grande manifestation est une chose, inscrire ce mouvement dans la durée en est une autre. (…) Une guerre s’est ouverte contre nos sociétés occidentales accusées par les islamistes d’être décadentes et mécréantes. Je dois avouer que Charlie-Hebdo n’était pas ma tasse de thé ! Je trouvais même dans certaines caricatures une vraie violence, Mais, dans notre pays, les choses se règlent devant les tribunaux en cas de litige, Pas en tuant les gens. Pourquoi, en France, certains sont-ils séduits par les sirènes de l’islamisme ? Ces attentats n’ont pas été commis par des étrangers, mais par de jeunes Français. Nous devons nous interroger sur l’échec scolaire, le chômage, la famille déstructurée, la prison, etc. N’oublions pas pour autant la crise des valeurs. L’heure n’est malheureusement plus aux grands idéaux mobilisateurs, mais plutôt au consumérisme. Les points de repères font défaut, la transmission de la foi aussi et nos sociétés occidentales sont menacées par un grand vide spirituel. Vide que certains voudraient combler par une éducation à la laïcité… Or, je crois à la laïcité comme principe républicain, mais je ne pense pas qu’elle puisse donner des raisons de vivre ou d’espérer ! Et si nos jeunes ne peuvent étancher leur soif, ils risquent d’aller se désaltérer à des sources frelatées. Une attente spirituelle qui ne trouve pas de réponse risque toujours de s’exprimer de manière dévoyée. Les Français qui rejoignent Daech entrent dans une démarche sectaire. Vouloir chasser le religieux en France de l’espace public est la meilleure façon d’alimenter l’islamisme. Nous avons intérêt à donner toute leur place à des traditions spirituelles riches de sagesse et d’intelligence. C’est pour moi le meilleur garde-fou contre l’islamisme. »
Quel raccourci que voilà : si des fanatiques musulmans existent, c’est parce qu’il y a trop de laïcité ! Les défenseurs de la laïcité apprécieront.
Pourtant n’en déplaise aux clercs comme aux cléricaux, la laïcité, parce qu’elle relègue à la sphère privée les croyances, garantit la liberté de conscience de TOUS les citoyens, En cela, la Loi de 1905 protège l’ensemble des croyants comme des non-croyants, ne permettant pas, si elle appliquée, aux religions de s’immiscer dans la vie politique, dans l’École, dans les services publics. En cela elle garantit la liberté de chacun, comme de tous.
A cet effet, la Libre Pensée organise avec la Ligue des Droits de l’Homme, la Ligue de l’enseignement et l’Union rationaliste un colloque « Libertés et laïcité », il marquera sans aucun doute les débats dans la société française.
David Gozlan
1. L’ennemi intérieur, la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Mathieu Rigouste, éditions la Découverte. 2. Le Choc des Civilisations, Samuel P Huntington, éditions Odile Jacob. 3. http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/01/23/le-grand-boniment_4353499_823448,html
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