Laïcité : réviser la Constitution est-il bien nécessaire ?
Jean-Philippe Schreiber Professeur ordinaire à l’ULB
Ce mercredi 9 mars débutent les auditions de la Commission de la Chambre chargée de rédiger un rapport sur le caractère de l’Etat et les valeurs fondamentales. Une démarche initiée par certains, sur laquelle il convient de s’interroger, étant donné que le principe de séparation Eglise/Etat, de laïcité, voire de neutralité, figure dans notre texte fondateur depuis 1831, et ceci de manière absolue.
Voici plusieurs années déjà que des parlementaires ont mis sur la table la nécessité d’intégrer au texte constitutionnel, qui la laïcité, qui la séparation, qui la neutralité. La nouveauté est que, dans le climat émotionnel de ces derniers mois et face au déficit de cohésion sociale, ce sont désormais des partis politiques qui expriment la volonté de modifier la Constitution en ce sens et le défendent devant la Commission de révision de la Chambre. Et ce que l’intention soit louable – réaffirmer les principes démocratiques et assurer un socle commun de valeurs face au relativisme ambiant – ou le soit moins – dresser un rempart idéologique contre une supposée menace et brider les libertés en donnant, là ou en réalité rien ne l’impose, une assise constitutionnelle à des mesures visant le port de signes convictionnels.
La question peut toutefois être posée de savoir si ceux qui réclament cette insertion ont bien lu notre Constitution. L’égalité, qui est au cœur du projet laïque, la démocratie sociale, les libertés fondamentales en sont-elles absentes ? Non, pas plus que la séparation. Si – comme le suggère le constitutionnaliste Francis Delpérée – on veut bien lire la Loi fondamentale, l’on constate qu’elle met déjà l’Etat à l’abri des revendications religieuses,comme elle protège en principe les cultes de l’ingérence du pouvoir civil.
Il suffit ainsi de revenir à ses articles 19, 20 et 21 pour faire le constat suivant : tout d’abord, la Constitution belge a, dès 1831, clairement séparé Etat et Eglise(s), et ce de manière absolue. Qui l’a proclamé ? La Cour de cassation, dans un arrêt marquant de 1847. Point n’est donc besoin d’inscrire le principe de séparation dans la Constitution, il y est. La laïcité, alors ? Elle y est aussi. Certes, le terme n’y est pas mentionné, car il n’existait pas encore dans la langue française en 1831. Mais l’article 21 de la Constitution, en indiquant que le mariage civil précédera le mariage religieux, affirme avec vigueur ce qui est au cœur d’une démocratie laïque, au-delà de l’impartialité de l’Etat : la préséance absolue du civil sur le religieux, assurant entre les citoyens la construction d’un monde commun, lequel se surimpose aux pratiques et identités particulières.
La Constitution belge faisait preuve là, au moment de son adoption, d’une modernité exemplaire, longtemps avant la France, dont le modèle de laïcité n’est pas le nôtre. Autant dire que ceux qui aujourd’hui veulent mettre la neutralité de l’Etat dans la Constitution (le Conseil d’Etat estime au demeurant qu’elle y est de facto) opéreraient une régression par rapport au principe affirmé avec force dans l’article 21 en 1831 déjà : ils fixeraient en réalité dans la Loi fondamentale un concept creux et mou, qui n’engagerait que l’Etat et non les cultes. Il n’y a que le néant qui soit neutre, écrivait déjà Jean Jaurès : un État ne peut être neutre, tout au contraire, car la primauté de la loi civile met l’Etat en capacité d’arbitrer des conflits de valeurs. En outre, choisir la neutralité plutôt que la laïcité, parce que cette dernière serait l’apanage d’un segment convictionnel de notre société, à savoir ce que l’on appelle en Belgique la laïcité organisée, procéderait d’une dénaturation : car jamais le Centre d’action laïque n’a abdiqué sa volonté d’obtenir une véritable laïcisation de nos institutions. Il est d’ailleurs plus que temps de sortir de cette confusion délétère et d’un grand malentendu, afin de faire de la laïcité le bien de tous, non la prétendue marque de fabrique d’un pilier de la société parmi d’autres.
Là réside en réalité l’enjeu, et le défi : l’on peut bien entendu se gargariser de mots, et insérer la laïcité, dont les interprétations sont aujourd’hui à ce point multiples qu’elles la vident parfois de sens, dans le texte constitutionnel pour en renforcer plus encore l’impact. Mais il y a peu d’intérêt à affirmer le caractère laïque de l’Etat si cela ne va pas sans un engagement, fort lui aussi, sur le sens que ceci revêt. Car si cette insertion n’est que rhétorique, ou si elle ne sert qu’à faire de la surenchère politique, elle n’a guère de portée. En outre, on ne peut tout à la fois revendiquer la séparation ou la laïcité, voire la neutralité, et, comme on le fait aujourd’hui, mettre en œuvre des mesures politiques visant à promouvoir un islam officiel, mesures qui sans cesse transgressent la séparation constitutionnelle et mettent à mal l’impartialité de l’Etat, comme l’ont rappelé de nombreux juristes.
Voulez-vous vraiment la laïcité ?
Alors, allez au bout de la logique déjà entamée par les gouvernements Verhofstadt entre 1999 et 2007 et laïcisez véritablement l’Etat, en adaptant notre législation archaïque au XXIe siècle et à ses réalités : supprimez les cours de religion à l’école publique, renvoyez les cultes du droit public vers le droit privé associatif, faites cesser le financement public des cultes et des communautés non confessionnelles, achevez la laïcisation de notre espace public et mettez un terme à la place des autorités religieuses dans les célébrations officielles. Sinon, au mieux, votre initiative n’aura été que symbolique ; au pire, vous aurez fait régresser le texte constitutionnel. Car, plus encore que réviser la Constitution, il convient de renforcer la confiance en l’Etat, seul garant de l’intérêt général. La laïcité n’est pas un remède pour conjurer la radicalisation ou le délitement d’un corps social travaillé par la diversité : elle est au contraire un moteur de la démocratie et un vrai projet d’égalité des citoyens. ■
Carte blanche : Le Soir, Mercredi 9 mars 2016
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