Les combats de la Libre Pensée en France
Interview effectuée par Jean-Michel Dufays
Interview du vice-président de la Fédération Nationale (française) de la Libre Pensée, Christian Eyschen porte-parole de l’Association Internationale de l’A.I.L.P (AILP), rédacteur en chef de La Raison (Paris). Il est l’auteur entre autres de : « La Libre Pensée contre l’Église » (1999) ; »L’Église contre la Libre Pensée (2011) »; « Écrits maçonniques » (2002); « Révolutionnaires & Libres Penseurs sous l’Équerre & le Compas » en collaboration avec Philippe Besson et Dominique Goussot (2015).
Jean-Michel Dufays : Pourrais-tu nous expliquer dans quel contexte sont nés la Fédération et son mensuel La Raison ?
Christian Eyschen : Les premiers cercles de libres penseurs sont fondés en France en 1847. En 1866, ils sont unifiés dans une fédération nationale. La Libre Pensée repose sur 4 principes : anticléricalisme, antidogmatisme, antimilitarisme et refus de toute oppression économique. Bref, l’émancipation intégrale. Ensuite, vont cohabiter deux structures nationales « concurrentes », l’une Radicale et l’autre Socialiste. Le journal La Raison apparait à la fin du XIXe siècle. Elle va devenir la revue de référence de la Libre Pensée.
J.-M. D. : Ce sont les révolutions françaises de 1793, 1848 et 1871 qui, dans le passé, semblent être les références de vos combats, ce qui explique logiquement la datation de La Raison (Floréal CCXXI pour juin 2013). Si l’on devait caractériser en quelques épithètes votre mensuel, serait-il pertinent de le décrire – je m’excuse de l’énumération – comme républicain, laïque donc anticlérical voire athée, rationaliste et proche de la Franc-Maçonnerie, pacifiste, matérialiste et proche du marxisme non autoritaire et de l’anarcho-syndicalisme ?
C. E. : C’est tout à fait exact. La Libre Pensée a rassemblé les matérialistes, les spiritualistes et les agnostiques qui œuvraient ensemble à la lutte pour la Séparation des Eglises et de l’Etat. Il y avait toutes les tendances de la gauche laïque et républicaine, y compris les purs anarchistes (pas simplement anarcho-syndicalistes) et des marxistes guesdistes, légèrement autoritaires.
J.-M. D. : Les interventions régulières de la Fédération auprès des pouvoirs publics quant au non respect de la Constitution, en matière de laïcité, par ces mêmes pouvoirs sont-elles suivies d’effets ou se soldent-elles souvent par des réponses polies mais évasives ?
C. E. : Nous sommes écoutés, pas toujours entendus, mais les choses progressent. Nous avons été reçus par le Président de la République, et par un nombre certain de ministres. Nous obtenons des résultats positifs, d’autant plus que nous menons une grande action sur le terrain juridique en défense de la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat. Nous avons renversé la jurisprudence antilaïque et nous gagnons de nombreux recours juridiques. Les pouvoirs publics ont donc quelques craintes de la Libre Pensée et commencent à nous considérer avec sérieux.
J.-M. D. : Quels sont les combats que mène l’Eglise catholique aujourd’hui et quels sont les réseaux dont elles dispose ?
C. E. : L’Eglise catholique s’arqueboute sur la vieille France qui est en train de mourir. Les manifestations contre le mariage pour tous ont vu du monde défiler, mais c’est un monde que se défile et qui se délite. L’Eglise a joué et l’Eglise a perdu. Elle n’est pas capable de faire tourner la roue de l’Histoire à l’envers. Elle a ses hommes partout, à droite et aussi surtout à gauche, dans les associations mêmes laïques, les syndicats. Mais le tournant actuel d’affrontement avec la République ouvre les yeux à beaucoup. Il est illustratif de la situation qu’à nouveau, après 50 ans, on renoue avec les débats contradictoires entre l’Eglise et la Libre Pensée. Les « laïques » mous, les agents de l’Eglise, les cathos de gauche ont été mis au rencart par ce tournant stratégique. A nouveau, ce sont deux camps qui s’affrontent ouvertement et la Libre Pensée joue à un rôle important du fait de la fermeté de ses positions et de sa tradition.
La force de l’Eglise réside, non dans ses dogmes, mais dans sa Doctrine sociale qui vise à perpétuer l’oppression sociale, économique et politique. C’est pourquoi, elle bénéficie de soutiens des institutions, des gouvernements et du patronat. Mais cela ne lui amène pas du monde sur les bancs des églises. Au contraire, les deux branches du ciseau (doctrine sociale et influence dans les institutions) et baisse du nombre des croyants deviennent un problème mortel pour le Vatican. Les branches s’écartent de plus en plus.
J.-M. D. : Dans les prochaines années, quel rôle devrait jouer l’Association Internationale de la Libre Pensée, fondée à Oslo en août 2011, et quelles sont les priorités absolues qu’elle s’est fixée ?
C. E. : Du fait de la guerre froide, la Libre Pensée internationale a connu des tensions internes et un dispersement. Notamment, les « humanistes » ont voulu tailler des croupières à la Libre Pensée. Cette période est révolue. La Libre Pensée française a inlassablement œuvré au rassemblement des libres penseurs sur le plan international sur la ligne de la lutte pour la Séparation des Religions et des Etats et pour cela, il fallait rester indépendants de l’Union européenne, de l’ONU, etc… On ne peut être financé par les puissants et vouloir les renverser. C’est la contradiction des humanistes. « Qui paie commande » et les humanistes sont largement subventionnés. Ils ne peuvent donc mener des actions efficaces, car ils ne sont pas indépendants. La Libre Pensée a gardé sa liberté de comportement parce qu’elle a su rester indépendante.
L’Association Internationale de la Libre Pensée se développe depuis sa création à Oslo en 2011. Elle a tenu un colloque laïque important à Beyrouth au Liban et un Congrès des Amériques de la Libre Pensée en Argentine qui a vu se réunir des libres penseurs et des athées du Nord et du Sud, ce qui est hautement symbolique. D’autres congrès internationaux sont en chantier en Afrique, Asie, dans les pays arabes. L’AILP mène trois grandes campagnes pour son développement :
– la lutte pour la Séparation des Religions et des Etats dans tous les pays et sur tous les continents ; – la dénonciation des crimes des Eglises et pour que réparation soit faire aux victimes ; – l’enquête sur les financements publics des religions.
J.-M. D. : Une place non négligeable des articles de La Raison est occupée par la réhabilitation des fusillés pour l’exemple en 1914-1918. S’agit-il d’une lutte liée à la défense de la libre pensée ?
C. E. : Depuis plus de 20 ans, la Libre Pensée a rouvert le dossier des 650 Fusillés pour l’exemple de 1914-1918. Nous pensons pouvoir obtenir leur réhabilitation collective prochainement. Cela serait une grande victoire pour la liberté de conscience, pour la libre pensée, contre la guerre et le militarisme. La liberté de conscience, c’est le pouvoir de dire NON. C’est le droit à la désobéissance, le droit de refuser de mourir pour rien et de mettre sa vie en danger. C’est l’usage libre de sa pensée pour préserver l’Humanité et les siens. C’est pourquoi, c’est un combat très important pour les libres penseurs qui s’investissent massivement dans cette action de justice.
Jean-Michel Dufays est professeur d’histoire et de philosophie à la Haute Ecole Paul-Henri Spaak, Catégorie pédagogique, Nivelle. Publications de J.M. Dufays
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