Nous publions ci-dessous un texte de Cornélie Mathys qui retrace remarquablement le combat anti-clérical pour une école publique, laïque, mené par des membres de la Libre Pensée (de Belgique), des francs-maçons, de la Ligue de l’Enseignement… durant la période 1903-1914.
Introduction
La Bibliothèque de Propagande est une brochure anticléricale qui paraît deux fois par mois de 1903 à 1914 [1]. Elle compte trois cent vingt-cinq brochures dont les thèmes concernent principalement la religion catholique : histoire religieuse, miracles, vie du clergé, enseignement de la religion, etc. L’enseignement est un thème qui revient dans plusieurs numéros. Les différentes lois scolaires et la mainmise du clergé sur l’enseignement, ainsi que les valeurs véhiculées par les cours de religion, freinant la création d’un enseignement neutre pour tous, sont des facteurs qui ont fait que les libéraux et les anticléricaux se sont intéressés au sujet.
À l’origine de la Bibliothèque de Propagande [2] se trouve le Comité Marnix [3], fondé en 1901 par Lucien Anspach (1857-1915) [4], professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et membre de la loge Les Amis Philanthropes [5]. Anspach est le principal actionnaire et directeur de la Société anonyme de Librairie – qui édite la brochure – jusqu’en 1906 ; il est remplacé plus tard par Auguste Vierset (1864-1960) [6], journaliste libéral wallon. L’objectif de la publication est de vulgariser les questions concernant la religion : […] de faire connaître les faits les plus saillants établis par la critique historique sur le caractère mensonger et frauduleux des dogmes, et de fournir par-là aux groupes démocratiques les armes qui leur permettront de lutter efficacement contre le cléricalisme [7]. Les brochures sont diffusées dans les milieux francs-maçons, dans les bureaux de vente de journaux anticléricaux tels que La Flandre Libérale et au travers des bureaux d’associations rationalistes [8]. La Bibliothèque de Propagande publie de nombreux textes d’auteurs contemporains, des rééditions d’auteurs plus anciens et reproduit des articles qui paraissent dans la presse belge et étrangère. Parmi ces écrits, quatorze concernent l’enseignement en Belgique [9], et dix-huit sont consacrés à l’affaire Francisco Ferrer et à l’École moderne en Espagne [10].
L’intérêt des anticléricaux pour la question scolaire est relativement simple à expliquer. Les lois scolaires ont joué un rôle important dans l’opposition politique entre catholiques et libéraux durant le XIXe siècle en Belgique. La loi Nothomb, votée en 1842 par le gouvernement catholique, donnait une place prépondérante aux catholiques dans l’enseignement, affirmant que la morale et la religion faisaient partie intégrante de l’instruction [11]. Comme l’explique Roger Desmed, un historien belge qui a travaillé sur l’histoire de la franc-maçonnerie, cette loi sera déterminante dans la vie des loges jusqu’en 1879 lorsque les libéraux votent la loi Van Humbeek. Cette dernière impose la neutralité dans les écoles officielles, où elle supprime l’enseignement de la religion. Ces deux lois consécutives expliquent déjà en grande partie les tensions entre catholiques et libéraux à l’époque, ainsi que la naissance d’un mouvement anticlérical durant cette même période [12]. Entre-temps, en 1864, est fondée la Ligue de l’Enseignement avec l’aide de la Libre Pensée, de membres de l’ULB et des milieux francs-maçons bruxellois, des réseaux dont sont membres plusieurs collaborateurs de la Bibliothèque de Propagande [13].
En 1884, les catholiques reviennent au pouvoir et votent la loi Jacobs, qui abroge la « loi de malheur » – telle que surnommée par les catholiques – de 1879. La loi Jacobs instaure un nombre limité d’écoles officielles et donne aux communes le dernier mot concernant l’enseignement à adopter : catholique (libre) ou officiel. Le cours de religion est remis au programme mais n’est pas obligatoire. En 1895, les catholiques votent la loi Schollaert qui rajoute à la loi de 1884 l’obligation du cours de religion dans tout l’enseignement primaire et normal. Différents moyens sont alors mis en œuvre pour enrayer cette cléricalisation de l’enseignement et, plus généralement, des institutions publiques, de la politique et de la vie civile : des initiatives d’université populaires, d’œuvres postscolaires, de bibliothèques ambulantes, etc. Les Amis Philanthropes, dans leur rapport pour l’année 1902-1903, s’inquiètent de la situation : La cléricalisation à outrance de tous les organismes administratifs et judiciaires de notre pays se poursuit méthodiquement ; la destruction sommaire et systématique de l’enseignement public est entamée […] FFF∴ le danger est grand ! [14].
En 1909, Alexis Sluys (1839-1936) [15], pédagogue membre de la Ligue de l’Enseignement et de la loge Les Amis Philanthropes, proposait lors d’une assemblée générale de francs-maçons à Bruxelles, […] d’organiser, au sein d’associations anticléricales existantes ou par des organismes nouveaux, des comités de défense scolaire avec mission spéciale de faire une active et incessante propagande en faveur des écoles publiques et contre les écoles confessionnelles [16]. Les francs-maçons et les libres-penseurs organisaient des manifestations publiques, préparaient des tracts, des articles dans les journaux, des cartes postales, des brochures ou encore des tombolas annuelles pour récolter des fonds afin de venir en aide aux professeurs licenciés, ou pour créer des écoles d’enseignement critique de la religion [17]. De nombreuses initiatives de ce type émergent vers la fin du XIXe siècle et la Bibliothèque de Propagande ainsi que d’autres « bibliothèques » anticléricales [18], mais aussi des journaux tels que La Flandre Libérale, vont relayer ces informations et mettre en avant des alternatives.
La Bibliothèque de Propagande contient deux types de discours sur l’enseignement. Les premiers s’attachent à critiquer les cours de religion obligatoires depuis la loi Schollaert, tandis que les seconds montrent du doigt les attaques directes du clergé envers l’enseignement officiel. Nous allons aborder ces deux types de discours au travers d’exemples tirés de la publication étudiée.
Le cours de religion obligatoire
En 1908, la Bibliothèque de Propagande publie un discours de Pierre Tempels (1825-1923) [19] prononcé lors de l’assemblée générale du 7 février 1901 de la Ligue de l’Enseignement, dont il est le président de 1896 à 1904. L’objet principal de son discours est de faire un bilan sur les conséquences de la loi Schollaert de 1895 qui impose à tout l’enseignement primaire et moyen des cours de religion, et instaure un contrôle par le clergé dans les écoles de l’enseignement officiel. Il s’agit pour Tempels d’un régime de surveillance ecclésiastique [20] Ces inspecteurs ont le droit de visiter l’école aussi souvent qu’il leur plaît et à toute heure. Voilà un contrat de mariage stipulant que la belle-mère pourra inspecter le ménage tous les jours et recevoir à cet effet une rente de 4200 fr., à payer par le mari-État épousant l’Église [21].
L’un des buts de cette allocution est de rappeler ce que la Ligue de l’Enseignement propose comme alternative : la dispense des cours de religion obligatoires en incitant les parents à renvoyer un bulletin de dispense à l’école de leurs enfants, et un enseignement critique de la religion hors des écoles : Je les engage à compléter la leçon en ajoutant à la formule légale : « j’estime que les enfants doivent recevoir l’instruction religieuse dans leur église paroissiale » [22]. Cette mesure semble avoir fonctionné : en 1904 La Flandre Libérale se réjouissait qu’en début d’année scolaire il y avait déjà trente-quatre pour cents de dispenses à Bruxelles [23].
Tempels aborde la question de l’enseignement en y intégrant un discours sur les différences sociales que cause la religion. La critique qu’il adresse aux catholiques dépasse la question de l’enseignement, pour aborder aussi l’odieuse coalition du prêtre et du politicien [24] qui permet un clivage entre riches et pauvres. Comme l’exprimera Hector Denis (1842-1913) [25] au Congrès de la Libre Pensée à Rome en 1904 : L’Église pose comme indéfectible l’inégalité parmi les membres de la société, comme éternelle la distinction des riches et des pauvres, des puissants et des déshérités, des lettrés et des ignorants, des princes et des sujets ; la place assignée à l’égalité par la théologie est uniquement dans la communauté d’origine et dans la communauté de rédemption du péché [26]. Le problème mis en avant ici est celui des valeurs véhiculées par les cours de religion, qui influenceront le comportement social de l’enfant.
La Bibliothèque de Propagande expose donc en quoi le contenu des cours de religion est problématique. En 1903, dans un des premiers numéros de la Bibliothèque de Propagande, la Société anonyme de Librairie publie une lettre en son nom adressée au ministre de l’Instruction publique, le catholique Jules de Trooz [27]. Dès le début de la lettre, elle signale que le milieu qui doit faire l’objet d’une propagande plus accrue est celui des écoles, car la vérité [y] rencontre plus d’obstacles. Nulle part l’erreur et le préjugé ne sont respectés d’une façon plus systématique que dans notre enseignement primaire et moyen [28]. Elle déplore que la morale n’y soit enseignée qu’à l’occasion de l’instruction religieuse, un cours où l’enseignement est en opposition avec la vérité [29] :
L’enseignement de la morale est exclu de nos écoles officielles : le prêtre seul en parle dans son cours de religion. Comme si le catholicisme avait le monopole de la morale ; comme si, quelles que soient les opinions que l’on professe sur les rapports de la religion et de la philosophie avec la morale, il n’y avait pas un intérêt humanitaire majeur à faire enseigner à la jeunesse, à toute la jeunesse, la non catholique aussi bien que la catholique, les devoirs moraux sur lesquels il semble que tout le monde doive être d’accord.
[…]
Ce qui paralyse le professeur et l’instituteur, et les met dans l’impossibilité de donner à leur enseignement un caractère véritablement moral, c’est la fausseté manifeste des notions historiques inculquées aux enfants.
Aussi longtemps que l’enseignement sera en opposition avec la vérité, il sera destructif de la morale [30].
La lettre fait ensuite l’analyse de plusieurs faits d’histoire religieuse auxquels elle applique la critique historique : l’histoire sainte, les croyances des Hébreux, les prophéties, Marie et Jésus, la divinité du Christ et les pratiques du catholicisme. Chaque chapitre adopte le même modèle : un exposé des mensonges ou incohérences des enseignements de l’Église, les effets négatifs qu’ils peuvent avoir sur les enfants et une alternative laïque.
À titre d’exemple citons le chapitre sur l’histoire sainte, où la Bibliothèque de Propagande demande à ce que les textes sacrés d’une immoralité criante, qu’on livre à la jeunesse sans un mot de blâme, sans une réserve formulée au nom de la morale universelle, soient retirés de l’enseignement officiel [31]. Elle donne une liste d’exemples tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament : les relations familiales de Loth, Abraham préparant le meurtre de son fils ou répudiant sa servante et son fils sans les aider ([…] qu’on attire au moins l’attention des élèves sur la profonde immoralité d’un tel acte, et qu’on leur apprenne que notre Code sévit contre le père qui expose ses enfants à mourir de faim) [32], les Lévites massacrant trois mille de leurs frères, le massacre de la tribu des Benjamites, etc. La question n’est pas seulement d’étudier la religion, mais aussi de condamner ceux qui imposent ces enseignements aux enfants : Il y aurait lieu de faire connaître à la jeunesse que cette école rationaliste ne proteste pas seulement contre le caractère immoral des faits en eux-mêmes, mais aussi contre l’immoralité des auteurs qui relatent ces faits en les approuvant [33].
Dans un texte de 1911 signé également par la Bibliothèque de Propagande on retrouve le même argumentaire mais avec une touche de dérision plus perceptible. Le texte s’intitule L’enseignement de la morale catholique et le péril scolaire. Appel au Roi et comprend en premier lieu une critique de l’ouvrage d’un membre du clergé où ce dernier explique que l’Église a le droit, et même le devoir de tuer les hérétiques [34]. Partant de ce constat, la publication en profite pour insister sur ce que ce genre de réflexion peut causer comme dommages aux enfants dans un chapitre intitulé Ce que nous ne voulons pas :
Nous ne voulons pas que l’on vienne, par de semblables enseignements, détruire chez nos enfants la notion du juste et de l’injuste. Nous ne voulons pas que l’on procède à la captation de leur âme, en leur persuadant qu’il est conforme à la justice et à la morale de damner des milliards d’infortunés, parce qu’une faute insignifiante aurait été commise avant même qu’ils ne fussent appelés à la vie [35].
La Bibliothèque de Propagande veut montrer qu’une morale peut exister en dehors de la morale religieuse. Mettant en avant l’alternative rationaliste, elle pointe du doigt les divisions que provoquent les cours de religion entre les enfants de parents catholiques et rationalistes. La publication insiste également sur le fait qu’il s’agit d’un problème politique d’adultes répercuté sur l’instruction donnée aux enfants. Elle appelle à plus de cohésion :
Nous, pères de famille rationalistes, nous voulons que nos enfants fraternisent avec les autres enfants, victimes des préjugés de leurs parents. Quelque horreur que nous inspire la morale catholique, nous ne nous prêterons jamais à cette œuvre destructive de l’unité nationale : parquer la jeunesse belge dans deux camps ennemis [36].
La Bibliothèque de Propagande conclut son Appel au Roi, qu’elle considère comme celui qui doit dénouer cette situation, en mettant en avant le risque à long terme de voir disparaître l’école officielle :
Le moment approche où l’école officielle aura disparu, où seule subsistera l’école confessionnelle subsidiée, et où les rationalistes se trouveront dans l’alternative, ou de priver leurs enfants de toute instruction, ou de les empoisonner de la doctrine de haine et de mensonge distribuée, aux frais de la nation, à la jeunesse belge.
Cette situation est intolérable, et nous ne nous lasserons point de protester contre elle.
Nous protestons parce qu’elle viole le pacte fondamental de notre nationalité, parce qu’elle rétablit par un moyen jésuitique et détourné la religion d’État, et fait de la liberté de conscience un vain mot [37].
Pour Denis aussi, la religion pose un problème d’unité nationale et est un facteur de division dès l’enfance en inculquant à certains une interprétation surnaturelle des phénomènes sociaux [38]. Il préconise d’éveiller la curiosité scientifique des enfants avec de nouvelles méthodes, comme la reconstitution ou l’expérimentation [39]. C’est une critique sociale que Denis oppose à l’Église, montrant comment il serait possible de proposer une autre forme d’éducation aux enfants, afin de former la vraie catholicité, la vraie unité intellectuelle [40]. Il signe en 1911 un texte intitulé L’éducation du peuple et l’évolution intellectuelle et morale, où l’on peut lire ceci :
La loi belge assujettit la morale à la Religion : elle interdit tout enseignement régulier de la morale qui n’est pas fondé sur les principes et sur les sanctions de la Religion.
Voici des enfants réunis à l’école sous un maître tolérant : étrangers à nos divisions de croyances et de doctrines, ils vivent dans cette communauté fraternelle qui prépare une société basée sur le respect mutuel des opinions.
Vient le prêtre armé de la loi. La communauté fraternelle se rompt, elle se divise en croyants et en incrédules, les uns reçoivent un enseignement moral régulier, les autres un enseignement moral épisodique, fragmentaire, jugé bon, tout au plus, pour ceux-là qui ne s’inspirent que de l’Humanité [41].
On voit au travers de ces quatre exemples que la critique véhiculée par la Bibliothèque de Propagande analyse plusieurs questions concernant l’enseignement à la fin du XIXe siècle : la loi Schollaert et ses conséquences pour la société (coût pour l’État, perte d’emploi pour certains enseignants), ses conséquences sur l’enseignement de la morale (monopole d’une seule morale, enseignement non critique des textes religieux, contradictions avec certaines lois) mais aussi la façon dont elle fait perdurer un système socio-politique inégalitaire en créant des divisions dès l’enfance.
Les communications du clergé sur l’enseignement neutre
Pour Hector Denis, réduire le conflit avec l’Église en Belgique à une lutte de partis politiques sous des formes brutales et vulgaires et ramener la question à un problème qui serait national ne suffit pas car les directives appliquées par le gouvernement catholique émaneraient en fait directement de la hiérarchie de l’Église [42]. C’est ce que nous allons voir au travers de deux exemples : le premier concernant le Congrès de Malines de 1909 et les discussions qui y furent tenues concernant l’enseignement, le second portant sur le rôle de l’enfant dans le choix de son éducation.
Le Congrès de Malines se déroule du 23 au 26 septembre 1909 sous la direction du cardinal Désiré Joseph Mercier (1851-1926) [43] à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du gouvernement catholique. Une des questions abordée, outre la création d’une ligue antimaçonnique [44], est la question du financement des écoles libres et officielles. Le journal libéral et anticlérical gantois La Flandre Libérale suit de près le congrès et en donne des comptes-rendus journaliers : […] les cléricaux, désunis sur tant de questions, sont d’accord pour établir une égalité complète au point de vue des subsides entre les écoles officielles et confessionnelles [45]. C’est le début de la période des bons scolaires : à partir de 1911 chaque père de famille reçoit un ‘bon’ pour chaque enfant à charge qu’il remet à l’école de son choix, libre ou officielle. Ce ‘bon’ permet ensuite de calculer le taux des subsides attribués par l’État aux deux réseaux d’enseignement [46]. La loi Jacobs de 1884, qui signait le retour des catholiques au pouvoir, laissait aux communes le choix entre enseignement libre ou officiel, même si à la demande de plus de vingt pères de famille une école officielle pouvait subsister [47].
En 1910 la Bibliothèque de Propagande publie le discours prononcé par François André (1869-1945) [48] à la séance du Conseil provincial du Hainaut du 12 juillet 1910 au sujet du refus par le gouvernement d’agréer les écoles officielles de la province sous prétexte que ces dernières violeraient la neutralité de l’enseignement. L’élément déclencheur de ce discours est un article incendiaire rédigé par François Schollaert [49], alors ministre en charge de l’enseignement public, publié par le journal catholique bruxellois Le Vingtième Siècle et s’intitulant « Scandale des écoles normales de la province du Hainaut » [50]. Énumérant les possibles objectifs de ce texte, ainsi que le fait qu’aucune preuve ne soit mise en avant pour montrer que les écoles du Hainaut auraient violé la neutralité, André s’insurge contre la position du ministre :
Que s’est-il donc passé entre le 8 août 1907 où vous promettiez d’agréer et le 22 juin 1910 où vous protestez votre promesse ?
Le Congrès de Malines !
Le Congrès de Malines où l’on a pu voir, affirmant ainsi la prédominance de la puissance ecclésiastique sur le pouvoir civil, le cardinal Mercier, du haut de son trône, les ministres rangés à ses pieds, lancer l’anathème à l’enseignement laïque ;
Le Congrès de Malines, où l’on a pu entendre un professeur d’Université, M. Godefroid Kurth, prononcer cette parole abominable : « L’école neutre est l’école de la dégradation et de la démoralisation ! » [51].
André accuse explicitement le gouvernement catholique de suivre le diktat imposé par l’Église. L’odieuse coalition du prêtre et du politicien [52] dont parle Tempels en 1901 est parfaitement illustrée par le Congrès de Malines de 1909 : ministres et clergé réunis ensemble pour parler, entre autres, d’enseignement. Notons la mention de la présence de Godefroid Kurth (1847-1916) [53], historien professeur à l’Université de Liège de tendance catholique ultramontaine qui publie des poèmes en hommage au pape Pie IX et rédige des manuels scolaires écrits dans une perspective religieuse. Pour la Bibliothèque de Propagande et La Flandre Libérale, Kurth est un sectaire de talent qui tient des propos particulièrement odieux dans la bouche d’un homme dont toute l’existence a été vouée au haut enseignement [54].
Pour André, le Congrès de Malines n’est que la façade de la soumission du politique au religieux dans la question scolaire. En effet, à l’aide de documents, il montre qu’une réunion des évêques du 20 février 1909 aurait été à l’origine du refus d’agrégation des écoles officielles du Hainaut par le ministre. André cite ici une lettre pastorale envoyée par l’évêque de Tournai au début de l’année 1910, dans laquelle ce dernier parle de la question scolaire et du Congrès de Malines et dont la Bibliothèque de Propagande publie des extraits :
L’école neutre est aussi une injustice sociale, le gouvernement catholique répare cette injustice et il restitue en partie ce que nous lui versons pour l’enseignement officiel. Mais nous sommes loin cependant d’avoir obtenu l’égalité […].
L’école neutre est aussi une erreur pédagogique. Elle fausse la raison, tue l’imagination et l’enthousiasme et dessèche le cœur. […]
L’école neutre est une impossibilité matérielle. Il n’y a pas d’hommes neutres de croyances et d’opinions. Il n’y a pas d’école neutre.
Qui pourrait consciencieusement parler d’école neutre ? Et puis, l’homme qui aurait subi le régime de l’école neutre, si elle était possible, ne serait qu’un ignorant. Car l’histoire de la religion chrétienne est tellement l’histoire du monde qu’on se demande ce qu’on aura pu lui apprendre sans lui parler de l’Église et juger son influence [55].
En effet, les jeux semblent avoir été faits bien avant le Congrès de Malines. Selon André c’est à partir de la réunion des évêques du début de l’année 1909 que le ministre cesse sa correspondance avec la province concernant cette question : On n’agrée point nos écoles parce qu’elles sont neutres et que l’épiscopat a décidé, le 20 février 1909, qu’il fallait anéantir les écoles neutres, la loi de 1895 ne pouvant plus contenter les catholiques ; c’est la lettre pastorale [de l’évêque de Tournai en 1910] qui le dit. Voilà la vérité vraie [56].
On observe ici ce que la Bibliothèque de Propagande s’évertue à dénoncer au fil des années, c’est-à-dire l’influence du clergé sur le politique. Cependant, l’influence du clergé se produit aussi au travers son influence directe dans la société et sur les gens : sa présence dans les rues, ses publications dans la presse, les lettres pastorales, etc. En 1911 la Bibliothèque de Propagande communique un article de La Flandre Libérale intitulé La question de la première communion : stupéfiantes déclarations. Un appel à la révolte des enfants contre les parents [57].
Le journal gantois s’amuse dans cet article du fait que le pape ait décidé que la première communion pouvait avoir lieu dès l’âge de six ou sept ans : On s’est demandé : mais quelle tarentule a piqué le pape en commettant une gaffe si retentissante ? [58]. Cette mesure est explicitée dans le décret Quam singulari du pape Pie X en date du 8 août 1910. Le journal voit deux mobiles possibles à cette décision : le fait de vouloir contrôler les enfants dès leur plus jeune âge mais aussi de leur donner la responsabilité tacite de l’enseignement qu’ils reçoivent. Pour exposer ce dernier fait, l’article donne des citations d’une lettre pastorale de Monseigneur Chollet, évêque de Verdun [59]. Dans cette lettre, dont la Bibliothèque de Propagande publie des extraits, on trouve des commentaires comme celui-ci :
[…] si, au début, l’enfant n’est pas assez conscient ni assez libre pour se rendre compte du danger de l’école et user de ses droits supérieurs de chrétien pour s’y soustraire, avec votre formation il doit bientôt être assez averti pour discerner les périls que court sa foi, il doit avoir assez de caractère pour comprendre et réaliser le non licet. Nous avons certes, le culte de l’autorité et nous voudrions voir plus vivantes les idées de respect et d’obéissance, mais ce serait trahir les droits sacrés de l’âme de l’enfant que de lui imposer l’obéissance à des maîtres ou à des parents assez oublieux de leurs devoirs pour livrer leurs élèves ou leurs fils à ces enseignements antireligieux [60].
L’Église conseillerait donc aux enfants de se révolter contre leurs propres parents si ceux-ci ne le mettent pas dans une école religieuse. Et en effet la lettre pastorale, reproduite sans modifications, donne aussi des conseils aux prêtres pour cuisiner l’enfant dans le confessionnal – pour reprendre les mots de La Flandre Libérale – :
Là, vous vous souviendrez que le ministre du sacrement de pénitence est à la fois un docteur, un juge et un père. Vous éclairerez l’enfant de ses devoirs, vous lui direz le prix inestimable de la vie surnaturelle et de l’état de grâce, les dangers qu’il court, l’amour de Notre Seigneur pour lui : vous exciterez en lui une générosité dont les réserves sont considérables dans une conscience innocente ; vous lui montrerez une tendresse paternelle ; de votre cœur, des appels jailliront qui toucheront, dilateront, affermiront ce cœur juvénile ; s’il a peur, s’il a des défaillances, vous l’encouragerez [61].
Et si l’enfant ne demande toujours pas à ses parents de suivre un enseignement religieux, le prêtre est tenu de lui refuser l’absolution car elle ne peut être accordée à une conscience qui est sciemment dans le péché mortel et qui refuse d’en sortir [62]. On comprend ici la révolte exprimée par les auteurs de l’article de La Flandre Libérale qui se remémorent la guerre scolaire durant laquelle les parents inscrivant leurs enfants dans une école officielle se voyaient refuser l’absolution.
C’est une lutte acharnée pour le contrôle des consciences qui se joue au tournant du siècle et la question de l’enseignement de la morale nous montre à quel point les hommes politiques la considère déterminante dans l’évolution des futurs citoyens amenés à voter. En effet, il est difficile d’entrevoir dans les discours catholiques véhiculés par les anticléricaux, une volonté éducationnelle et non politique [63]. Que ce soit dans l’exemple du Congrès de Malines ou dans celui de la communication du décret Quam singulari, on observe une même volonté de la part des catholiques : accroître leur pouvoir politique. La publication de ce type d’information par la Bibliothèque de Propagande ou par La Flandre Libérale sert surtout, pour reprendre leurs mots, à amener une preuve de plus [64] au discours anticlérical.
Conclusion
L’opposition entre catholiques et libéraux a défini la façon dont était organisé l’enseignement en Belgique au XIXe siècle. Il semble que l’aspect pédagogique de l’enseignement ait été mis de côté pour servir les enjeux fluctuants des gouvernements en place. Dans la Bibliothèque de Propagande on retrouve deux types de discours sur l’enseignement en Belgique durant cette période : les critiques de l’obligation du cours de religion et les attaques dont les établissements de l’enseignement officiel sont la cible.
La principale critique qu’adresse la Bibliothèque de Propagande à la loi Schollaert est d’avoir instauré un monopole de la morale religieuse. C’est ce qui transparaît de la lettre que la publication adresse au ministre De Trooz en 1903. Pour Tempels il s’agit aussi d’une question de droit : pourquoi est-ce que les enfants de parents non croyants devraient assister à un enseignement religieux au sein de leur école ? Il conseille aux parents de faire dispenser leurs enfants de ce cours et reproche aux catholiques de ne pas aborder eux-même l’histoire religieuse au sein de leur paroisse. Pour Denis, l’obligation du cours de religion crée une division nationale entre les citoyens dès l’enfance, ce qui contribue à reproduire des inégalités sociales. Les arguments avancés contre l’obligation du cours de religion sont fondés à la fois sur une critique historique rigoureuse, ainsi que sur une critique sociale appliquée à la religion.
La Bibliothèque de Propagande, comme d’autres publications anticléricales contemporaines, publie aussi des textes beaucoup plus virulents que les premiers exemples cités. L’exemple des suites du Congrès de Malines est assez parlant en ce qu’il montre que les anticléricaux se sentent dupés par le ministre, et impuissants face à des directives qui semblent émaner directement de la hiérarchie de l’Église. Le deuxième exemple concerne les directives du décret Quam singulari, telles qu’exposées par un évêque français, dans lequel ce dernier incite les prêtres de son diocèse à pousser les enfants à agir contre la volonté de leurs parents si ces derniers les envoient dans une école irréligieuse. On y voit une tentative presque désespérée de la part de l’Église pour asseoir son pouvoir dès le plus jeune âge ; en effet la loi de séparation des églises et de l’État en France date de 1905, soit quelques années plus tôt ; tandis que la Belgique voit à ce moment se renforcer l’alliance entre socialistes et libéraux en vue des élections législatives de 1912 [65].
La Bibliothèque de Propagande relaie les discours anticléricaux sur l’enseignement, mais aussi sur une variété d’autres sujets. Les administrateurs de la publication tentent ainsi de participer à faire tomber le gouvernement clérical en place depuis 1884. C’est dans ce contexte que la publication aborde la question de l’enseignement, peu de temps après la guerre scolaire de 1879-1884 et les coups portés entre-temps par les catholiques à l’enseignement officiel. L’objectif est de construire un enseignement laïque et pour tous, ce dont on verra un début avec la loi Brocqueville-Poullet de 1914 qui instaure l’obligation scolaire, mais qui laisse la question des cours de religion en suspens. Ce type de publication nous permet de rendre compte des enjeux du combat pour l’enseignement laïque, qui a débuté dès le XIXe et qui continue encore aujourd’hui.
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