Vingt ans en Quatorze


Frans Masereel

Aux barbelés de la barbarie, j’ai déchiré mon drapeau
J’y ai sacrifié ma vie, finalement c’est mon seul défaut.
La coupe jusqu’à la lie, j’ai accepté ce fardeau :
La guerre, sa sauvagerie n’engendrent aucun héros,
Je meurs presque sans bruit et deviens le flambeau,
Dont la claire lueur, dans la nuit, illumine les barreaux
D’une prison qui déconstruit les hommes et leur cerveau.

Il flotte encore au vent, il flotte, ce beau joyau
Pour l’armée, c’est un hauban, même piétiné, même en lambeaux.
Honni par l’ennemi méprisant, il zèbre le ciel de ses rouges bandeaux.
Sa toile crevée claquant, d’un coup sec, fait fuir les corbeaux.
Encore debout pourtant, malgré l’incessant assaut,
De la mitraille cascadant, pour lui trouer le calicot.
Soldat, tant que tu es vivant, tu te raccroches, à ce faisceau.

En face aussi on le défend, ce bout d’étoffe sur son créneau,
Presque identique souvent, quand il se tord sur son fuseau.
A trente pas en avant, juste à la gauche d’un grand coteau,
Un monstrueux fil étend, crochus, ses doigts en double anneaux.
Aux camarades tombés pesamment, il offre un ersatz de caveau,
Pour cueillir leur souffle mourant, sans soupir ni sanglot.
Leurs corps percés pantelants achèvent leur course dans un sursaut.

Tantôt chéri, tantôt maudit, toujours vaillant comme le roseau,
II déroule sans bruit, le fil du devoir en un inextricable réseau.
Il réclame sans cesse des vies, pour assouvir la vanité de son ego
Ou bien plutôt, celui, en retrait, de stratèges dans leurs bureaux.
Pauvres soldats qui sacrifient, dans la tranchée puant boyau,
Leur jeunesse, leur âme, leur vie. Ypres et Verdun seront leur tombeau,
Ils disparaîtront sans cri, ces courageux enfants crevant pour ce vaisseau.

En Quatorze, il vient d’avoir vingt ans. Soumis aux ordres des généraux,
En première ligne marchant, droit vers le feu atroce des canons rivaux,
Pantalon garance et bleu caftan, cible bien facile pour l’ennemi-bourreau.
Gazé, sans masque, suffocant, le shrapnel lui déchire l’os après la peau,
L’obus emporte un membre en sang, la terre voltige et recouvre le petiot.
Il respire et bouge, il est enterré vivant. Sa capote grise vibre d’un soubresaut,
Quand les ambulanciers chancelant tirent sur la manche de son paletot.

Des camarades fusillés pour l’exemple, la chaleur écrasante, la pluie qui tombe à seaux,
La patiente faucheuse qui les contemple, l’abrutissant bromure, la tranchée devenue ruisseau,
La dysenterie, la vermine qui rampe, le sommeil brisé, la méchante soupe du cuistot,
Les civils et Paris qui ne tremblent qu’au son des guinguettes au bord de l’eau.
Incompris, désertés, ils entrent au temple des soldats disparus sans être des héros.
Ils meurent une seconde fois dans l’ample oubli orchestré pour la Muette par ses maréchaux.

Floués, trahis, trompés, menacés, censurés, malmenés, dénutris, épuisés, meurtris, sans mots.
Combien sont-ils, à être morts à vingt ans, pour un drapeau ?

 

Florence Vitel, 15 juillet 2011 pour le Père de mon Père
Ce texte a obtenu le 1er prix de poésie du « David Burland International Poetry Prize » à Londres en 2014