Le livre de Jacques Pauwels se veut une somme et, de fait il tient la gageure, au moins dans ses deux premières parties qui occupent 473 pages, soit la majeure partie de l’ouvrage. Évidemment, comme la plupart des sommes, il offre ample matière à discussion. C’est normal. C’est comme dans un marathon. Tenir le rythme sur toute la distance, ce n’est pas simple et expose à des moments plus difficiles, plus répétitifs, plus «risqués» que d’autres, voire à une chute d’adrénaline.
LE CŒUR DU LIVRE
On s’intéressera donc d’abord à ce qui est au cœur du livre. Car il s’ouvre par 9 chapitres où l’auteur expose le point de vue qu’il a décidé de prendre pour étudier la guerre de 14-18 en la contextualisant abondamment en amont, puisqu’il remonte à la Révolution Française, celle que Kropotkine appelait la Grande Révolution. Et il part de l’idée que les marxistes connaissent bien, à savoir que la bourgeoisie européenne, pour se garantir d’une révolution ouvrière qui aurait, entre autres mesures, porté plus loin les acquis de 1789 décida, par peur, au moment du «printemps des peuples» en 1848, de faire cause commune avec la noblesse. A cette dernière le gouvernement, et à elle, bourgeoisie, les affaires économiquement décisives.
Pour l’auteur, c’est la situation qui grosso modo prévaut en Europe jusqu’en 1914, qui marque le terme réel du «XIXème siècle». La bourgeoisie mène le bal des vampires impérialistes de conquêtes et de contrôle des zones riches en matières premières, car elle est détentrice du Capital financier, et les vestiges féodaux qui perdurent prennent essentiellement la forme des régimes monarchiques, de la propriété foncière, de la caste militaire, et des clergés, notamment le clergé catholique romain en Autriche-Hongrie. Le luthéranisme allemand, quant à lui, s’accommodait fort bien de la situation très confortable qui lui était faite par l’empire allemand.
Les appétits capitalistes impérialistes vont se déchaîner à la fin du XIXème et la première décennie du XXème siècle calendaire. Mais le prolétariat n’est pas resté inerte, loin s’en faut, avec comme sommet La Commune de Paris. La première partie rappelle surtout la montée des appétits impérialistes des différentes nations et examine les places respectives des nations occidentales dans cette compétition à très hauts risques. En effet, les deux blocs européens antagonistes des «élites» dirigeantes (élite, c’est le mot employé par l’auteur pour désigner force sociale et politique représentée par noblesse et les bourgeois capitalistes), les Alliés d’une part, les Empires centraux et turcs d’autre part, pressentant l’impasse mondiale; à laquelle le monde était acculé et la montée en puissance de la lutte des classes, orientèrent délibérément la politique internationale vers une situation d’affrontement. Ils voulaient ainsi substituer à la lutte de classe «horizontale» la lutte «verticale » entre Etats.
LUCIDITÉ, RICHESSE DE L’ENQUÊTE QUELQUES SOUS-ESTIMATIONS
Après ces chapitres d’introduction, l’auteur entre dans le vif du sujet. Et il procède à une analyse très abondante, reprenant sans cesse sa conception horizontal/vertical, et montrant comment dans les différents pays aux prise l’affrontement «horizontal» (entre les classe) se perpétuait de façon diverse, à différents degrés de développement au cours du conflit. L’auteur connaît bien surtout le monde anglo-saxon et la Belgique. Son évocation des résistances à la guerre en Grande-Bretagne, aux USA, en Allemagne, est très utile.
Pourquoi minimise-t-il la portée des conférences internationales de Zimmerwald et de Kienthal, reprenant à ce propos des thèses anciennes et dépassées, défendues par l’historien Jean-Jacques Becker, dévalorisant ces deux événements si riches d’avenir ?
On peut regretter aussi qu’un tel ouvrage qui, vu sa dimension, a une ambition encyclopédique, ignore la bataille pied à pied contre la guerre menée en France par les syndicalistes d’avant-garde, Alfred Rosmer, Pierre Monatte, par le poète Marcel Martinet, par Bourderon, Merrheim et par le Comité pour la reprise de relations internationales. Je regrette aussi qu’il ne cite pas le vote historique du 24 juin 1916 contre les crédits de guerre effectué par les trois députés socialistes pacifistes, Alexandre Blanc, Pierre Brizon (qui prononça un discours historique à cette occasion) et Jean-Pierre Raffin-Dugens. Je regrette enfin qu’il ne cite pas des extraits significatifs de lettres écrites par des poilus durant l’été 1916, adressées à ces trois députés pour les féliciter de leur attitude. Pourquoi, par ailleurs, ne pas avoir cité le journal Nache Slovo, très lu dans l’immigration russe en France, et où la plume acérée de Trotsky condamnait la guerre avec talent, avant son expulsion sur la base d’une provocation policière ?
Mais telle qu’elle se présente, cette tentative de fournir une clé de lecture de la guerre, en centrant le propos sur les attitudes de guerre (l’auteur utilise abondamment et à juste titre les travaux à ce sujet des historiens français Frédéric Rousseau, Rémy Gazais, Jean-Louis Robert etc.) est très intéressante. L’auteur intitule le chapitre XV de son ouvrage Amis et ennemis qu’il consacre à étudier la fracture horizontale des modes de vie entre officiers et soldats du rang, à évoquer le mépris où ils étaient tenus par les officiers supérieurs vivant loin du front. Il souligne la responsabilité des religions dans le déclenchement et la gestion de la guerre. C’est ainsi que l’Eglise catholique, excellente adepte de la pratique des deux fers au feu, a épousé les vues des nationalistes aussi bien en France qu’en Allemagne ou en Autriche-Hongrie ! Chemin faisant, l’auteur aborde le problème des exécutions capitales dans toutes les armées aux prises, les «rapprochements» ou «fraternisations » entre les protagonistes de cette immense boucherie qui, dans toute la mesure du possible, pratiquaient le «vivre et laisser vivre».
Il écrit alors (p.248) :
«A l’automne 1914, en fait, c’étaient deux guerres qui faisaient rage en Europe. Primo une guerre « verticale », un conflit entre groupes de pays, dans lesquels tous les militaires d’un groupe de pays étaient amis et tous les militaires de l’autre groupe étaient ennemis. Et secundo, un conflit de classes, une guerre « horizontale », un conflit dans lequel, dans chaque armée, les officiers étaient les ennemis des soldats, tandis que les soldats des armées opposées étaient amis. Dans la première espèce de guerre, une ligne de front géographique (ou topographique) séparait l’ami de l’ennemi, dans la seconde espèce de guerre, les antagonistes étaient séparés par une ligne de front sociale.»
D’autres chapitres évoquent avec précision la mentalité des protagonistes, leurs conditions d’existence, la vie à l’arrière incluant les mobilisations populaires montantes au fur et à mesure que le conflit s’enlise. Il fait alterner ces chapitres avec d’autres intitulés Militaria où il aborde les opérations pour rappeler les conditions atroces de la première guerre industrielle que le monde ait connue. Avec une capacité meurtrière de l’artillerie et des engins de guerre absolument sans précédent. L’auteur brosse son tableau de façon chronologique au gré des batailles ; ainsi l’exige l’option narrative choisie dans ce genre de chapitre.
On complétera utilement l’approche de Pauwels par la lecture des Actes de deux colloques tenus sur ces sujets par la Libre Pensée, celui de Franchesse et celui de Saint-Nazaire. Dans le colloque de Franchesse, on pourra combler les lacunes de l’ouvrage dont je rends compte, lacunes concernant notamment les résistances à la guerre en France et au plan international et que j’ai mentionnées plus haut. Dans le colloque de Saint-Nazaire on trouvera des précisions ou des compléments sur les mutineries du côté allemand, sur la portée politique de ces événements, etc.
BILAN DE LECTURE : UNE DOMINANTE LARGEMENT POSITIVE…
Tout au long de 20 chapitres très denses, parfois insistants, cet ouvrage nous emmène des Flandres à Gallipoli, sans oublier les lieux d’affrontement entre l’Italie et la double monarchie austro-hongroise. Il cite avec abondance des poèmes et des chansons qui expriment bien les humeurs mélancoliques mais aussi révoltées des soldats jetés dans cette fournaise. A notre grande satisfaction, il cite souvent Barthas, dont les carnets de guerre sont en effet d’une incroyable richesse. L’auteur envisage la plupart des situations avec exactitude, notamment lors des mutineries de l’été 1917, lors de la mobilisation aux USA. Il mesure l’impact du blocus sur l’Allemagne. Il aborde aussi l’impact de la Révolution russe de février et celui de la révolution d’Octobre.
Tout cela est sans doute tracé à grands traits mais la vision d’ensemble est correcte.
C’est une synthèse réussie.
… QUARANTE PAGES FINALES QUI POSENT PROBLÈME
Mais je ne sais pas pourquoi l’auteur a décidé de prolonger son livre jusqu’à nos jours dans une troisième partie de 40 pages. Certes on peut facilement tomber d’accord pour considérer que la Deuxième guerre mondiale est, en quelque sorte, la grande initiatrice de l’utilisation à l’échelle du globe d’une violence meurtrière inouïe comme méthode de domination du capitalisme. C’est la marâtre toute puissante et haïssable de notre époque. C’est l’expression brutale et nue de la dictature de la classe bourgeoise.
L’examen attentif d’une période aussi longue (de la fin 1917 à la chute du mur de Berlin en 1989, suivie de la disparition de l’URSS) ne montre-il pas que la révolution d’Octobre a bouleversé la donne ? Le libre penseur normalement constitué se dit que le cantonnement, manu militari par l’impérialisme, de la révolution dans un ensemble de pays arriérés économiquement sous l’égide de l’URSS, n’a pas pu être sans conséquences socio-politiques très graves, susceptibles de fragiliser à l’extrême les grandes conquêtes sociales opérées par l’octobre ouvrier. Il se dit aussi que toute la situation mondiale a dû très certainement se trouver marquée par cette réalité.
Poursuivant sa réflexion, le libre penseur un peu informé se rappelle avoir lu, chez des historiens et des militants très respectables, que la combinaison des forces antirévolutionnaires à l’extérieur et aussi à l’intérieur de l’URSS, avait été un facteur de réaction décisif. Or l’auteur n’en dit mot. Ce même libre penseur a lu aussi des analyses précises et convaincantes portant sur l’existence d’une caste sociale parasitaire, d’une bureaucratie assoiffée de privilèges, ayant, au fil de sa cristallisation comme caste privilégiée, expulsé la classe ouvrière de la gestion de ses conquêtes et donc ayant préparé objectivement la chute de l’URSS et de ses pays satellites à ses frontières européennes. Or pas une ligne n’est écrite par Pauwels à ce sujet.
Les silences de l’auteur sur la situation créée par la défaite de la révolution allemande en 1923 ont aussi de quoi étonner. Plus encore, le lecteur de bonne foi s’interroge sur le fait que l’auteur dénonce la responsabilité de la social-démocratie allemande (l’auteur utilise pour elle le mot réformisme) dans l’état de division tragique du mouvement ouvrier allemand face à la montée du nazisme dans les années 30, mais qu’il passe sous silence la non moins lourde responsabilité du Parti Communiste allemand qui, lui, – si les études consultables par tout un chacun restituent avec exactitude ce qui s’est passé réellement – savait ou aurait pu savoir que l’unité d’action des travailleurs est une nécessité contre le Capital et ses représentations politiques, et qu’elle est la seule «force des faibles», incarnée dans ses partis et ses syndicats de classe. Une réflexion un peu sérieuse établit sans conteste possible que c’est le terreau de la division au sein du mouvement ouvrier qui a permis le triomphe du nazisme. Mais on ne lit rien de tel chez Pauwels dans cette dernière partie de son ouvrage. Notre auteur ne se pose, par ailleurs, aucune question sur la situation créée par la stratégie de soumission à des intérêts purement bourgeois, adoptée par l’Internationale Communiste en Espagne et en Catalogne, comme l’établissent les études historiques les plus sérieuses auxquelles peut se référer quiconque est un tant soit peu soucieux d’une appréciation éclairée sur ces événements. Ces silences, ces omissions dans la troisième partie du livre, dont on donne ci-dessus quelques exemples, sont sources d’incompréhension des développements dont l’auteur s’est fixé de raconter l’histoire.
On est quelque peu désorienté et c’est pourquoi, pour ma part, libre penseur, et donc, à mon sens, lecteur aussi vigilant qu’il lui est possible de l’être, je fais état de l’appréciation positive que je me sens autorisé, en conscience, à donner pour les seules deux premières parties car ce sont elles qui font avancer réellement la réflexion. Ce qui n’est nullement le cas, de mon point de vue, pour la dernière partie.
Fort heureusement, les deux premières parties constituent l’essentiel du livre.
CONCLUSION
Le lecteur gardera donc en tête les deux premières parties de l’ouvrage de Pauwels où la démarche historique adoptée fournit informations et explications qui aident indiscutablement à comprendre la guerre de 1914-1918. En lisant ces chapitres, on a souvent l’impression d’être immergé dans une époque qui fut un cauchemar éveillé, hanté par la mort, durant 51 mois et 11 jours. Ce fut vrai du côté des exploités, qu’ils fussent civils ou sous l’uniforme. Tous serraient les poings contre leur sort, en maudissant les responsables et, quand ils l’ont pu, en se révoltant, et, dans le cas russe, le plus avancé, en engageant le processus de la révolution prolétarienne qui établit un pouvoir nouveau, hérité de la Commune, celui des conseils ou soviets. Du côté des exploiteurs, ce fut l’époque d’une férocité pleine de morgue, d’une course aux profits cynique et meurtrière.
Oui, ces 51 mois et 11 jours de la Première guerre mondiale constituent une époque anti-humaine, à un degré jamais encore atteint. Elle a été comme une entrée «pleine de bruit et de fureur» dans notre époque qui a amplifié et continue à amplifier les traits les plus négatifs dont elle était porteuse. Et l’auteur a bien fait de nous rappeler sans cesse que le conflit «vertical», programmé par les capitalismes nationaux, s’accompagnait d’un conflit «horizontal», refoulé par les maîtres, mais infiniment plus profond, car procédant de la structure de classe des sociétés et des armées qui se faisaient face.
Et le livre montre bien que la seule réponse humaine à ces processus destructeurs, c’est la force vive des peuples, autrement dit la classe des exploités, qui est à même de la fournir.
Pierre ROY in L’IDÉE LIBRE du 4E TRIMESTRE 2017 / N°319
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Jacques PAUWELS : 1914-1918 – La grande guerre des classes – deuxième édition mise à jour — Editions Delga – 551 pages avec la bibliographie, l’index nominum et la table des matières.
Note:
- Publiés par JL Robert et Thierry Bonzon sous le titre Nous crions grâce (Editions ouvrières-1997).
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