La guerre de 14-18 fut l’occasion d’une campagne de propagande jusqu’alors inconnue, banc d’essai des guerres suivantes. En ces années de commémoration, les bobards médiatico-politiques continuent à être assénés mais taisent les résistances à la guerre. Pas un mot sur le refus de la guerre par la classe ouvrière ! Pas un mot sur les fraternisations ! Pas un mot sur les mutineries, les désertions de soldats – y compris de soldats allemands – qui refusèrent de « Tuer ou se faire tuer », d’obéir à des brutes galonnées ! Pas un mot sur les Fusillés pour l’Exemple !…
Avec l’aimable autorisation de l’auteur Maxime Tondeur* voici un document (voir son blog) relatant un de ces faits censurés, ostracisés de la Grande guerre.
Le 21 février 1920, la revue progressiste française « CLARTE », créée autour d ‘HENRI BARBUSSE, publie une nouvelle du grand écrivain belge (flamand d’expression française) GEORGES EEKHOUD, « DES HOMMES » : ce texte rend hommage à six soldats allemands, fusillés à BRUXELLES pour avoir eux-mêmes refusé de fusiller des otages belges.
Cette publication est accompagnée d’un hommage à GEORGES EEKHOUD présenté dans la série « Les grandes figures de l’Internationale », que la revue consacre à des personnalités comme GORKI, LIEBKNECHT, ROMAIN ROLLAND, JOHN REED, BERTRAND RUSSEL, LENINE etc.
Issu d’une famille de la vieille bourgeoisie anversoise, le roman le plus noté de Geoges Eekhoud est « La Nouvelle Carthage » dans lequel il décrit les ouvriers, les marginaux, les parias de la métropole.Il y oppose les enjeux capitalistes à la misère des usines.
Proche des idées anarcho – socialistes, il adhérera à la section Art et Enseignement de la Maison du Peuple. Il ralliera en 1894 l’Université Nouvelle de Bruxelles, dissidence progressiste de l’ULB, créée par la gauche, suite à l’interdiction d’enseigner prononcée contre le grand géographe Elisée Reclus, qui avait le malheur d’être de conviction anarchiste.
Il est connu aussi pour avoir gagné, en 1900, son procès à la Cour d’Assises de Bruges, poursuivi qu’il était pour « atteinte aux bonnes mœurs » dans » Escal Vigor » un des premiers romans modernes qui traite de l’homosexualité masculine.
Il est l’ami de Verhaeren et de Maeterlinck et partage un temps avec eux, dans les années d’avant guerre et tout au début de la guerre, un certain patriotisme belge.
A la fin de la guerre, il est au centre d’une affaire d’interdiction professionnelle. Il est accusé de défaitisme et d’activisme en novembre 1918 pour avoir « défendu l’idée d’une Université flamande à Gand, à Bruges ou dans toute autre ville des Flandres, l’établissement des cours techniques flamands et la connaissance par mes compatriotes des deux langues française et flamande. »
« Quant aux bruits répandus », poursuit il « activiste ou passiviste, ils doivent être démentis. »
Suite à cette déclaration, pourtant modérée, il sera forcé de démissionner, en décembre 1918, des cours de littérature qu’il donnait à l’ACADEMIE DES BEAUX ARTS de BRUXELLES et dans les deux écoles normales pour instituteurs ( filles et garçons) de la VILLE DE BRUXELLES.
La « victoire » de novembre 1918, le jusqu’au boutisme du gouvernement du Havre et des chefs du POB , opposés durant toute la guerre à toute tentative de paix, ainsi que l’alignement des activistes bourgeois pro Kayser du Raad van Vlaanderen sur la Flamenpolitik (administration séparée de la Belgique), ont donné des ailes aux chauvins patriotards belgicains, (incluant certains socialistes et les fransquillons) qui appellent à la répression. « Défaitisme », « activisme », « pacifisme » , ils veulent prolonger l’Union Sacrée en lançant des dénonciations tous azimuts.
Arrestations, campagnes de presse, interdictions professionnelles, condamnations, interdictions de séjour , tout sera bon pour faire taire.
Restant debout, bien que meurtri, dépassant l’épisode de l’interview, Georges Eekhoud répond par ce magnifique texte- fait de refus de la haine, d’humanisme et de fraternité, – qu’on devrait enseigner dans toutes les écoles : « DES HOMMES ». Un mouvement, né à partir de ses étudiants de l’ ACADEMIE, parmi lesquels MAGRITTE, et appuyé par ROMAIN ROLLAND, BARBUSSE, ENSOR, le mouvement « CLARTE » prit la défense du vieux « Maître » calomnié.
031920 MEETING A SCHAERBEEK CONTRE L’INTERDICTION D’ENSEIGNER DE GEORGES EEKHOUD
A travers une vingtaine de meetings dans tout le pays, la campagne pour la réhabilitation de GEORGES EEKHOUD culmina dans une conférence de masse à SCHAERBEEK le 20 mars 1920.
Sous la pression de ce mouvement, l’auteur de « LA NOUVELLE CARTHAGE » fut réhabilité par le Roi ALBERT, qui le nomma à l’ACADEMIE DE LANGUE ET LITTERATURE FRANCAISE.
Il ne retrouvera néanmoins pas ses chaires professorales de la Ville de Bruxelles.
Sur Georges EEKHOUD, lire sur ROUGEs FLAMMEs https://rouges-flammes.blogspot.com/2014/10/1914-1918-uomini-contro-georges-eekhoud.html
DES HOMMES !
A Léon Bazalgette.
C’est au Tir National de Bruxelles que les Allemands fusillèrent nombre de Belges convaincus d’avoir entretenu des intelligences avec les Alliés. Et la liste de ces victimes est longue. On les a exhumées pieusement pour leur faire d’imposantes funérailles nationales. Journaux et orateurs ont exalté leur courage, leur patriotisme, leur talent, leur adresse et leur ingéniosité d’informateurs. Rien de mieux ; rien de plus juste. Je m’associai de grand cœur à ces témoignages d’admiration.
Mais en lisant les articles dévolus à ces braves, il m’arriva de tomber sur un alinéa où l’on faisait entendre, sommairement et presque négligemment, qu’à côté de ces patriotes dont le journal ne se lassait de publier les noms et de ressasser les états de service et les titres à notre reconnaissance, avaient été enfouis une demi-douzaine et peut-être plus, de soldats allemands — oui, des Allemands que leurs propres compatriotes avaient passé par les armes parce qu’ils refusèrent de faire l’office de bourreaux !
Le journal n’en disait pas davantage sur le sort de ces fusillés allemands. C’est à peine s’il les félicitait. Il ne citait pas leurs noms, à ceux-là. Mettons qu’il les ignorait. Et à supposer qu’il les eût connus, sans doute ne les eût-il pas jugés dignes d’être mentionnés. Il est probable que leurs compatriotes même, les avaient voués comme odieux et méprisables à l’obscurité et à l’anonymat…
On les avait jetés dans une sorte de fosse commune. Voués pour jamais à l’oubli, au néant…
Pour ma part, j’avouerai que le paragraphe ou ne peut plus laconique enregistrant cette insubordination de soldats allemands et le châtiment qu’elle leur avait valu, m’arrêtèrent dans ma lecture pour me plonger dans des méditations à la fois douloureuses et consolantes.
[…]
Ah ! quel courage, quelle volonté, quel caractère autrement résolu, il leur avait fallu à ces héros obscurs pour aller au-devant du trépas, pour le choisir, le conjurer, le préférer à la vie !
[…]
Si l’on songe aux atrocités commises par les soudards dans tant de nos cités et de nos villages, à quelles extrémités cette écume du militarisme ne se livra-t-elle pas sur des transfuges chez qui l’uniforme n’avait pas étouffé tout sentiment d’humanité !
Crachats, coups de pied, et le reste… Songez à Aerschot, à Tamines, à Gelrode…
On tenta préalablement de les faire revenir sur leur incroyable détermination. On feignit d’attribuer leur rechignement à une pusillanimité passagère, à une réaction nerveuse, à une crise de sentimentalisme indigne d’un mâle, d’un dur à cuire. Cette faiblesse ridicule leur passerait. Ils finiraient par se faire une raison comme les autres et par se résigner aux inéluctables nécessités de la discipline. Certes, il répugne à un vrai soldat d’être réduit à devoir descendre froidement des civils, des hommes désarmés, de faibles femmes !
Mais ces civils n’ont-ils pas contribué à compromettre le succès des armées allemandes ?
[…]
Puis, pour ces exécutions, le soldat n’est qu’un instrument de la loi martiale. Il n’encourt aucune responsabilité.
Menaces, sophismes, tentatives de persuasion ou d’intimidation ; rien n’eut de prise sur ces âmes droites, butées dans leur foi humanitaire !
Nos réfractaires tinrent bon…
[…]
Hélas, ils n’auront peut-être même pas connu la sympathie, le remerciement fraternel, la gratitude de ceux dont se détournaient leurs fusils !
N’importe. Ils auront éprouvé la suprême volupté des grands stoïques, des confesseurs sublimes : celle d’avoir tout un monde contre eux, de se sentir menacés par tout un océan de préjugés et d’erreurs — mais de se savoir seuls justes, d’être seuls à avoir raison contre tout un monde.
[…]
Qui les guide, qui les inspire ? Le seul amour de l’humanité.
Encore une fois, nul plus que moi, n’admire les fusillés belges du Tir National — le Tir National, quelle sinistre ironie dans ce nom ! quelle cible patriotique que ces cœurs et ces poitrines ! — Nul ne lira et relira leurs noms avec plus de piété, nul ne rendra hommage plus fervent à tant de beaux Belges !
Mais c’est pourtant à vous, soldats de l’ennemi, que je songe peut-être avec plus de solidarité et de communion encore. Eux, les nôtres, savaient que les attendaient la gloire, la reconnaissance de tout un peuple. Désormais l’immortalité serait acquise au moindre de leurs noms. Tandis qu’à vous les pauvres, répudiés ou méconnus, ne demeure que l’approbation de votre conscience !
Des nôtres furent de vrais Belges, vous fûtes, vous, de vrais Hommes !
Des hommes comme j’en souhaite à l’Humanité future, au monde nouveau, à un univers de chaleur cordiale et de spirituelle clarté…
Oui, les Six ou les Sept, — on ignore même jusqu’à leur nombre, mais ils représentent tout de même un formidable total — vous fûtes de dignes Allemands de la patrie de Schiller, de celui qui chanta avec Beethoven, la fraternité des peuples en son « Ode à la Joie »
C’est à pleines gerbes que je voudrais répandre des fleurs sur votre fosse commune et en baisant les lèvres de vos plaies, j’exalterais un des plus beaux gestes de protestation et d’exécration que le véritable courage osa dresser contre la Guerre !
GEORGES EEKHOUD – février 1920
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