Par Jules Jasselette
Militant syndical retraité, CGSP Enseignement
Quatre mesures prévues par ce qu’il convient mieux d’appeler « le non pacte de non excellence » constituent des menaces graves de privatisation et de marchandisation du système éducatif.
1. Les propositions institutionnelles et organisationnelles prévues par le pacte
Que faut-il entendre par privatisation de l’enseignement ? « Le transfert d’actifs, de gestion, de fonctions ou de responsabilité qui appartenaient ou étaient antérieurement réalisées par l’Etat » (Coomans et Hallo de Wolf).
Que prévoit le non pacte de non excellence ?
1. Page 124 : « les fonctions d’autorité régulatrice et de pouvoir organisateur de WbE (Wallonie Bruxelles Enseignement) seront séparées [et] toute la gestion de WBE sera sortie du Ministère et logée au sein d’une entité autonome ».
2. Page 121 : « il est temps de susciter des remembrements de PO (pouvoirs organisateurs) par exemple au sein d’ASbL ou d’intercommunales ».
Examinons comment ces deux propositions distinctes mais complémentaires risquent de jeter les bases d’une probable privatisation du système éducatif.
1) Première proposition : la création d’un organisme d’intérêt public (oiP) qui transfère l’organisation de l’enseignement organisé par la CF2 vers une structure (dotée d’une personnalité juridique propre) distincte du Gouvernement est évidemment une condition nécessaire et préalable (mais non suffisante) à la privatisation ultérieure du système éducatif. Cette proposition serait rendue obligatoire par la mise en œuvre du plan de pilotage qui (en imposant la contractualisation des relations entre le pouvoir régulateur de la CF et toutes les écoles) exige de les rendre « équidistantes du pouvoir », en ce compris celles qui sont actuellement organisées par la CF, laquelle ne pourrait plus être à la fois « juge et partie » à l’égard de ses propres écoles. On peut constater qu’il s’agit bien d’un processus de déresponsabilisation du pouvoir politique, déresponsabilisation qui se transformera, tôt ou tard, en une dépossession. En effet,
• La délégation ne crée-t-elle pas un éloignement d’avec le pouvoir public, distendant les relations entre le pouvoir politique (élu et responsable devant l’électeur) et ses écoles ?
• La délégation ne met-elle pas en place un processus de déresponsabilisation pouvant conduire à une perte de contrôle de la fonction déléguée ?
Ces constats ne démontrent-ils pas que le non pacte de non excellence s’inscrit dans le processus de privatisation évoqué ci-dessus ? Cette décision de scinder les rôles de pouvoir régulateur et de pouvoir organisateur de la CF et de confier son organisation à un OIP (qui nécessite un vote à la majorité qualifiée [2/3] au Parlement de la CF) va rapprocher l’organisation de l’école publique de celle de l’école privée, organisée et gérée, elle aussi, par une personne morale. De plus, cette décision pourrait inciter les milieux de l’enseignement privé catholique à solliciter, au travers d’une plainte, une décision de la Cour constitutionnelle (n’est-ce pas là peut-être l’objectif essentiel ?) afin d’obtenir l’égalité de financement. En effet, comme s’en inquiète, légitimement, la Ligue de l’Enseignement qui écrit : « comment la nouvelle forme juridique va-t-elle préserver les caractères propres de l’enseignement de l’Etat et garantir le plein respect des principes du service public organique, en particulier la nature publique de la personnalité juridique, la continuité du service, l’égalité des usagers ? », la scission des rôles et la création de l’OIP soulèveront immanquablement des questions capitales… L’enseignement de la CF est-il toujours « un service public pur » ou est-il devenu, lui aussi, « un service public fonctionnel » ? L’enseignement de la CF est-il toujours un enseignement organisé ou est-il devenu un OIP subventionné?
Le risque est énorme de voir le processus d’estompement entre école publique et école privée, (s’appuyant sur la confusion accrue entre « service public » et « service au public ») ne constituer que la première phase d’une privatisation du système éducatif, telle que la préconisent les milieux internationaux et telle que de nombreux pays (notamment, la Suède) l’ont engagée. Et de conclure en citant Guy Martin (ancien directeur général de l’enseignement de la Province de Liège) dont les analyses sur la privatisation de l’enseignement ont inspiré la présente réflexion (quand je ne les ai pas simplement plagiées) :
« 1/ L’enseignement de la CF va être rendu autonome (technique habituelle de la privatisation) et par conséquent soustrait à l’autorité du Gouvernement rendant comptes aux élus (technique habituelle de la privatisation) : relation de plus en plus distendue entre école publique et les mandataires (élus et responsables devant l’électeur) ;
2/ tous les établissements (de tous les réseaux) vont devenir équidistants à l’égard du Gouvernement, c’est-à-dire placés sur le même pied et donc, à brève échéance, obtenir le même financement (plus aucune différence entre le public et le privé) : estompement des différences entre privé et public par alignement sur le privé des modalités de gestion altérant, de ce fait, le caractère public et toutes les obligations envers l’usager, lequel, dans ce système de marchandisation, devient un client ;
3/ les objectifs de chaque établissement seront fixés dans un contrat d’objectifs. donc, l’autonomie (technique habituelle de privatisation) renforce la contractualisation et le contrat remplace la loi (technique classique de privatisation conduisant à la marchandisation de l’enseignement : c’est exactement ce processus qui a été mis en oeuvre en Suède pour privatiser l’école) ; »
4/ ce qui se prépare est bien la privatisation de l’école publique, prélude à l’émergence d’une école duale (bonne pour les riches, mauvaise pour les pauvres).
2) deuxième proposition : elle nous ramène au « très vieux plan Di Rupo » des années 1990 qui prévoyait déjà la privatisation de toute l’école officielle (communauté, provinces, communes), rationalisée et fusionnée au sein d’asbl par zones géographiques (devenues, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, les bassins scolaires). Cette proposition, combattue à l’époque avec succès par la CGSP Enseignement, étend à tout l’enseignement officiel le processus de déresponsabilisation des mandataires élus. Cette distanciation fait obstacle à l’implication des élus qui seront de moins en moins enclins à investir des moyens dans l’enseignement dès lors que leur responsabilité et leur pouvoir d’initiative en seraient fortement réduits. Il s’agit donc de fusionner tous les établissements scolaires officiels situés dans une même aire géographique, les soustrayant à la responsabilité (et donc au financement ?) des institutions (communes et provinces) qui les organisaient. Leur organisation, leur gestion et leur financement seront confiés à une asbl. Si cela n’est pas une privatisation !
3) Conclusion : si ces deux propositions étaient adoptées, on se retrouverait devant une offre scolaire totalement distantede tout pouvoir élu, démocratique, responsable. Le résultat en serait l’apparition d’un marché scolaire dont les« unités de production scolaire » seraient exclusivement des asbl qui pourraient alors (du fait d’un financement égalitaire en provenance du pouvoir régulateur) partir à la chasse aux clients. La privatisation « à la suédoise » serait dès lors le modèle ! le non pacte de non excellence porte en lui la privatisation et la marchandisation de l’enseignement.
2. Le plan de pilotage instrument de mise en œuvre du processus de privatisation
Le plan de pilotage-coercition-sanction, adopté à l’initiative du consultant privé MacKinsey est destiné à contraindre les enseignants à atteindre les objectifs « macro » (c’est-à-dire statistiques et budgétaires et bien entendu nullement pédagogiques comme certains peuvent le croire). Fondé sur la culture du résultat et la théorie des objectifs propres aux entreprises privées (que le consultant a l’habitude d’auditer et de conseiller) ce plan révèle ce que le SEL SETCa appelle « une vision managériale, technocratique et néo-libérale » et que l’association francophone des enseignants socialistes a résumé en ces termes : « le pacte, c’est une réforme pseudo-pédagogique, cheval de Troie de la privatisation de l’enseignement ». Opinion confirmée par la Ligue de l’Enseignement qui écrit « il s’agit, dans le meilleur des cas, d’objectifs de gestion, mais d’objectifs pédagogiques ou éducatifs, aucunement. Le système de pilotage qui se met en place rabaisse l’action éducative des enseignants et des établissements scolaires à l’ambition d’un boulier compteur ».
En effet, en traitant les écoles comme des entreprises, les élèves devenant les « inputs »3 et le conseiller pédagogique un « coach »4, le plan de pilotage force le système scolaire à se gérer comme une entreprise privée préparant la phase suivante du processus de privatisation et de marchandisation.
Cette perspective est remarquablement développée dans la revue ÉDUQUER, éditée par la Ligue de l’Enseignement dont je soumets à votre lecture critique quelques extraits :
[…] le MONDE DIPLOMATIQUE [septembre 2018] incite à mettre en perspective le sens général de la réforme en observant l’évolution des systèmes éducatifs dans les autres pays européens.La réorganisation de l’enseignement de la CF sous la forme d’un organisme d’intérêt public (OIP) est la conséquence directe de la réforme de la gouvernance du système éducatif par “contrats d’objectifs” et “délégués aux contrats d’objectifs (DCO)”, un système parfaitement adapté à la contractualisation des relations entre écoles privées et le pouvoir public mais qui est beaucoup moins adapté aux modes de gestion publics.
Et après avoir évoqué le processus désastreux de privatisation du système scolaire suédois, la Ligue conclut : « […] à bien des égards, la réorganisation du réseau de la Communauté française sous la forme d’un OPI peut apparaître comme un préalable à la mise en compétition des différents réseaux scolaires sur une base identique à ce qui prévaut désormais en Suède…. Cette réforme, sous couvert de redynamiser le système éducatif, risque d’amener avec elle une culture du résultat et de la compétition, adaptée à l’offre privée d’enseignement mais étrangère aux traditions (je dirais plutôt aux valeurs) du service public ».
3. La proposition relative à la filière qualifiante
Page 191 : « Au sein de la filière qualifiante, la distinction entre les formes qualifiantes dites techniques et professionnelles sera supprimée ».
Il s’agit donc de remplacer les enseignements techniques et professionnels par une filière qualifiante basée sur la certification par unités (CPU)5 et l’alternance, ce qui révèle le caractère « adéquationniste » de la formation professionnelle qu’a imposé le consultant McKinsey. Il s’agit bien de mettre l’accent sur l’employabilité, l’adaptabilité, la flexibilité, c’est-à-dire les compétences exigées maintes fois par le patronat.
Mais la crainte est grande qu’une fois la réforme implémentée (il s’agit de parler comme McKinsey, il faut « faire technocrate » !), on ne décide de « sortir » cette filière qualifiante du système éducatif et de la regrouper avec d’autres « opérateurs de formation » (IFAPME, EFT, OISP…) au sein d’un ministère de la Formation professionnelle, certainement plus apte à répondre aux attentes du marché et des patrons. remarquons que ce transfert permettrait des économies sur le budget de l’Education, qui comme chacun le sait est condamné à l’austérité par la loi de financement.
Il ne restera plus alors, moyennant subsides aux entreprises, qu’à transférer la formation des jeunes travailleurs vers des organismes privés de formation, sous la direction et la responsabilité du monde patronal.
Ainsi, le non pacte de non excellence aura privatisé la formation de milliers de jeunes, dorénavant privés de toute ouverture à la culture générale, à l’esprit critique, à la citoyenneté, et de l’accès à l’enseignement supérieur.
Le non pacte de non excellence apparaît comme une application remarquable de la critique de l’école que formulait le pédagogue et humaniste Arnould Clausse « l’éducation est une fonction sociale, elle tente de réaliser l’homme tel que la société veut qu’il soit et elle le veut tel que le réclame son économie ».
4. Les conséquences des mesures pseudo-pédagogiques mises en œuvre par le non pacte de non excellence
Pour atteindre les objectifs louables d’amélioration de la maîtrise des savoirs et de diminution des inégalités, le non pacte de non excellence table sur deux mesures largement mises en avant : le tronc commun hétérogène jusqu’à la troisième secondaire et l’injonction forte de non redoublement.
Ces propositions, auxquelles je pourrais éventuellement souscrire, exigent, si l’on veut éviter qu’il s’agisse simplement d’élucubrations pédagogiques pour habiller des objectifs budgétaires, de s’assurer à tout moment du cursus scolaire que chaque élève maîtrise les prérequis indispensables à l’appropriation de nouveaux savoirs.
Il est donc essentiel que des mesures réelles, efficaces, pertinentes soient financées en amont pour construire (et non décréter) l’excellence (voir les mesures prises par exemple en Finlande6). Or, les perspectives budgétaires, notamment traduites en économies à réaliser aux pages 315 à 317 du pacte, peuvent faire craindre aux vrais acteurs de terrain, les enseignants, qu’ils soient contraints de mettre en œuvre une réforme pseudo-pédagogique sans que la maîtrise des prérequis indispensables ne soit garantie par le financement de mesures prises en amont, notamment relatives à l’encadrement et à l’équipement (rappelons-nous la déclaration d’Anne Morelli (professeur à l’ULB) « le pacte, ce sont des coupes budgétaires que l’on emballe dans de la pseudopédagogie »). Sous la contrainte du plan de pilotage-coercition sanction mis en place, les enseignants devront alors satisfaire aux objectifs statistiques et managériaux imposés. Dès lors, on peut craindre légitimement une diminution de la maîtrise des savoirs qui pénalisera d’abord les enfants des classes défavorisées. Les enfants des classes favorisées disposeront des ressources (financières, sociales, culturelles, les codes) qui permettront à leurs familles de compenser le déficit de maîtrise des connaissances provoqué par une réforme pseudo-pédagogique non soutenue par des moyens indispensables. (« L’école transforme ceux qui héritent en ceux qui méritent » écrivait Pierre Bourdieu). Et, en particulier, pour préparer l’accès et la réussite de leurs enfants dans l’enseignement supérieur, tous deux compromis par le non pacte de non excellence de l’école réformée, les familles favorisées auront recours à des écoles privées payantes. Il suffit de voir, dès aujourd’hui, le développement de cours payants, préparant les élèves à affronter l’examen d’entrée, très sélectif, en médecine. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on peut s’attendre à la dualisation accrue du système éducatif et à l’émergence de cours ou d’écoles privées payantes pour préparer les enfants des classes favorisées à l’enseignement supérieur. « Ne pas être exigeant avec les enfants de pauvres, c’est les mépriser » dénonçait Philippe Meirieu ; Je paraphraserai ce terrible constat : ne pas être exigeant (faute de moyens efficaces, pertinents financés en amont), c’est préparer la privatisation du système éducatif.
Jules Jasselette, « Le (prétendu) pacte de (prétendue) excellence porte en lui la privatisation de l’école », in
Analyse de l’IHOES, n° 193, 12 décembre 2018, [En ligne] http://www.ihoes.be/PdF/IHOES_Analyse193.pdf.
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1 Cet article sera réédité dans : Nous les pensionnés de l’enseignement : bulletin de liaison, Liège, CGSP, n° 52, décembre 2018, p. 6 à 10.
2 CF : Communauté française = FWb (Fédération Wallonie Bruxelles)
3 Input : en économie, ensemble des facteurs entrant dans une production donnée.
4 Coach : en économie, mentor
5 Fédération Wallonie-bruxelles, « Qu’est-ce que la CPU ? Le projet », [en ligne :] www.cpu.cfwb.be/index.php?id=1333.
6 « Aperçu du Système éducatif finlandais », https://www.oph.fi/download/160267_apercu_du_systeme_educatif_finlandais.pdf.
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