Dans une libre opinion du « Devoir » du 11 janvier, Robert Howe affirmait qu’il est « bien réducteur de ne regarder que la laïcité » et proposait plutôt d’aborder « la réflexion au niveau du principe de la neutralité ». Il faut lui accorder entièrement raison, lorsqu’il soutient que « les employés de l’État en position d’autorité doivent être neutres » et que « cela inclut les enseignants qui, eux, ont une autorité morale sur les élèves et sur leurs parents ».
Le développement que fait M. Howe de cette exigence de neutralité pour ces employés est correct. Aux exemples qu’il donne, il faut ajouter celui du programme Éthique et culture religieuse (ÉCR) qui exige des enseignants une attitude de neutralité envers les religions. Or, comment être religieusement neutre si on autorise en même temps le port de signes religieux ostentatoires par les enseignants ? Là où le texte de M. Howe pose problème, c’est lorsqu’il oppose laïcité et neutralité sans donner aucune définition ni de l’une ni de l’autre. Il ajoute ainsi à la confusion qui règne dans ce débat.
Une définition consensuelle de la laïcité est donnée par le rapport Bouchard1 (cessons de parler du rapport Bouchard-Taylor, puisque Charles Taylor a renié sa signature) et comporte quatre principes : protection de l’égalité des personnes ; protection de la liberté de conscience et de la liberté de religion ; séparation des religions et de l’État ; neutralité de l’État face aux religions. La neutralité est donc l’une des composantes de la laïcité et ne saurait y être opposée.
Ce même rapport définit la neutralité religieuse comme une « philosophie politique qui interdit à l’État de prendre parti en faveur d’une religion ou d’une vision du monde aux dépens d’une autre ». La dernière partie de la définition — « aux dépens d’une autre » — est essentielle et signifie qu’un État peut afficher un parti-pris favorable aux religions à condition de n’en exclure ou de n’en privilégier aucune. La neutralité ainsi définie et prise isolément des autres composantes de la laïcité, est en fait une « neutralité complaisante » à l’égard des religions.
Il s’agit donc d’un oxymore, puisque la complaisance est un acte qui vise à ne pas déplaire. Chercher à ne pas déplaire, ce n’est pas être neutre; c’est faire preuve d’un préjugé favorable. La neutralité complaisante est celle du sécularisme anglo-saxon qui prévaut notamment au Canada anglais, aux États-Unis et en Angleterre. Cette pseudo-neutralité est celle d’un État qui n’a pas de religion officielle, mais qui conserve des liens privilégiés avec les religions en leur accordant des passe-droits.
Aux États-Unis, la Constitution interdit d’établir une religion d’État, mais n’interdit pas d’établir des relations privilégiées avec les religions.
Au Parlement de l’Ontario, les députés récitent par alternance pas moins de huit prières de diverses confessions en prétendant ainsi être « neutres ». C’est au nom de ce principe que l’on voit le Premier ministre canadien Justin Trudeau revêtir les apparats de toutes les religions même dans le cadre de ses fonctions de chef d’État. Au Québec, c’est encore au nom de la neutralité complaisante que la loi 62 (Loi sur la neutralité religieuse de l’État) de l’ex-gouvernement Couillard autorise le port de signes religieux ostentatoires par les employés de l’État. Appliquée au cours ÉCR, cette approche a donné lieu ; un enseignement multiconfessionnel, plutôt qu’à un enseigne ment non confessionnel et laïque.
Pour y voir clair, il faut donc introduire une distinction entre neutralité complaisante et neutralité laïque. À la différence de li première, la neutralité laïque commande plutôt de proscrire toute manifestation religieuse dan: les institutions de l’État. C’est d’ailleurs cette approche qu’a retenue la Cour suprême du Canada dans son jugement sur la prière municipale à Saguenay, mais qu’aucun gouvernement n’a eu jusqu’ici le courage de faire respecter Même si elle ne se réfère pas au principe de laïcité, qui est inexistant dans les lois canadienne: et québécoises, la Cour n’en a pas moins rendu un jugement conforme au principe de laïcité en proscrivant la prière dans les institutions publiques.
La neutralité complaisante est celle de la « laïcité ouverte » qu est un autre oxymore, puisque cette « laïcité » est ouverte à l’intrusion du religieux dans les institutions publiques, alors que k rôle de la laïcité est d’assurer une séparation entre le religieux) et la sphère étatique. La seule neutralité digne de ce nom est donc la neutralité considérée comme l’une des composantes de la laïcité : elle n’accorde aucune faveur à aucune religion en les considérant toutes sur le même pied que n’importe quel autre système idéologique.
Et il n’y a qu’une seule laïcité, soit celle qui respecte ses quatre composantes.
(Texte également publié dans « Le Devoir » du 15 janvier 2019)
Daniel Baril, anthropologue et journaliste,
responsable laïque québécois depuis quatre décennies,
membre du Conseil international de l’AILP.
Notes :
1 Sur le rapport Bouchard voir entre autres : « L’édifice de la « laïcité ouverte » se lézarde. Charles Taylor laisse tomber les masques » La Raison n°621, mai 2017 – « Les demandes d’accommodements religieux sont irrecevables », n° 523 – juillet-août 2007 – « A propos de la commission Bouchard-Taylor », n°526, décembre 2007 – « Le MLQ combat pour la séparation de la religion et du gouvernement », n°543, juillet-août 2009. (NDLR)
La Raison n°640 – avril 2019
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