– Daniel Semelin : Peux-tu, Manuel, nous donner l’origine du 1er Mai ?
– Manuel Fernandez : Ces événements, qui permettent aujourd’hui aux travailleurs du monde entier de célébrer le 1er mai, ont pour origine la ville de Chicago, en 1886.
Depuis 1890, la commémoration du 1er mai a, durant des années, représenté un jour de lutte pour la journée de travail de huit heures et pour un meilleur bien-être. Mais, peu à peu, les différents systèmes politiques, avec l’appui de l’Eglise et de ses syndicats, sont parvenus à vider le 1er mai de sa vraie signification de lutte. Certaines organisations syndicales et réformistes ont également contribué à vider le 1er mai de sa vraie signification de lutte, en le transformant aujourd’hui en une journée de fête du travail, avec des manifestations qui ressemblent à des processions.
Mais revenons à l’origine du 1er mai. A la fin du siècle dernier, des cercles d’immigrés italiens, allemands ou juifs maintenaient, avec des succès divers, une activité qui rappelait celles de leurs pays d’origine. Les syndicats des Etats-Unis exigeaient, depuis 1864, la journée de huit heures sans diminution de salaire. Au début de 1886, tout le monde était convaincu que, seule, une agitation forte permettrait d’atteindre cet objectif.
Les ouvriers décidèrent que le 1er mai serait le jour choisi et qu’à partir de cet instant, personne ne devrait travailler plus de huit heures dans une journée de travail. Huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures d’éducation, pour une journée de vingt-quatre heures.
– Daniel Semelin Et ce fameux samedi 1er mai 1886 arriva !
– M. F. Dans la matinée, August Spies déclara dans un appel : « Le 1er mai est arrivé. Depuis des années, le peuple réclame la journée de huit heures, les années passent et la réforme ne vient pas. Nous décidons donc que la journée de huit heures sera une réalité à partir d’aujourd’hui. «
Le lundi 3 mai, les journaux rendaient compte des manifestations des jours précédents, dont celle de quelque six cents femmes. Le mardi 4 mai, des dizaines de milliers de personnes étaient présentes au meeting de Haymarket. A 16 h 30, la parole fut prise par Parsons, Spies et Fielden. Le meeting se terminait quand quarante-cinq colonnes de policiers firent irruption. Une bombe explosa entre les deuxième et troisième colonnes, tuant huit d’entre eux. Aussitôt, les policiers ouvrirent le feu sur la foule, assassinant quatre-vingts personnes. Oscar Neebe, Fielden, Schwab, Ling, Engel, Spies et Fischer furent arrêtés, Parsons parvint à s’échapper.
– D. S. Mais qui étaient ces hommes ? Peux-tu nous en parler ?
– M. F. Ling était mécanicien et, en 1873, il adhéra au Parti socialiste ; Fischer était typographe, Neebe, banquier descendant d’une famille hollandaise, Fielden, né en 1847 en Angleterre, émigra à Chicago en 1868 ; ouvrier du textile, il devint membre actif de l’AIT (Association internationale des travailleurs) ; Parsons, né à Montgomery, aux Etats-Unis, en 1848, se maria en 1872 avec une femme de couleur, fut obligé de partir et se dirigea vers Chicago ; Schwab, né en 1853 en Allemagne, émigra en 1879 à Chicago. Leur procès eut lieu en octobre 1886.
– D. S. Comment se défendirent-ils ?
– M. F. August Spies : « Je me présente devant ce tribunal en tant que représentant d’une classe, face à une autre classe ennemie. Je commencerai en rappelant les paroles qu ‘un personnage vénitien prononça devant le Conseil des dix, il y a cinq siècles : « Ma défense est votre accusation, mes prétendus crimes sont votre histoire ». On m’accuse de complicité d’assassinat ! Les preuves sont le témoignage du procureur de l’état et de témoins payés par la police. Devant ce tribunal, j’accuse le procureur de conspiration infâme. Vous m’accusez aussi de ne pas être citoyen de ce pays. Je peux vous dire que je réside dans ce pays depuis autant de temps que le procureur et que je me considère aussi bon citoyen que lui, quoique jamais je n ‘aimerais être comparé à ce personnage. Le procureur a dit à plusieurs reprises : il faut abattre l’anarchie. Eh bien ! je peux vous dire qu ‘au meeting de Haymarket il n ‘était pas question d’anarchie, mais bien de la réduction des heures de travail et je pense que cette barbare forme d’organisation sociale que vous représentez, avec ses vols, ses assassinats légaux, doit disparaître et laisser place à une société libre, volontaire et universelle d’hommes et de femmes. Oh ! vous pouvez me condamner ! Mais sachez que vous allez condamner huit hommes, uniquement parce qu’ils ont cru à un bien-être futur, au triomphe de la liberté et de la justice. Et si la mort est la peine imposée à ceux qui proclament la vérité, je suis prêt à en payer le prix : pendez-moi. La vérité, crucifiée en Socrate, en Giordano Bruno, en Galilée, vit encore. «
Michel Schwab déclare : « Vous me condamnez à mort parce que j’écris dans la presse. Vous parlez d’une gigantesque conspiration. Notre propagande n’a aucun secret. Nous annonçons, par nos écrits, un obligatoire et prochain changement complet dans le système de production et de distribution. Ce changement arrive et vous n’y pourrez rien. Savez-vous pourquoi nous défendons le socialisme et l’anarchie ? C’est parce que chaque jour il se commet des assassinats, des enfants sont sacrifiés, des femmes et des hommes meurent lentement en raison des rudes travaux qu’ils exécutent, douze à quatorze heures par jour et, jamais, je n ‘ai vu de lois qui punissent ces crimes. Il y a des gens qui dorment dans la rue, des hommes et des femmes dans la misère et la faim. N’est-il pas horrible de voir cela dans un pays qui s’honore d’être civilisé ? Si la production était organisée en fonction de la demande de la consommation, quatre heures de travail par jour suffiraient à apporter une vie confortable à tous, s’il n ‘y avait pas tant de gens qui vivent aux dépens des autres. Reconnaissez tout ce temps perdu que l’on pourrait consacrer à la science, à l’art ou encore à l’amélioration de la société ! »
Adolf Fischer déclara : » J’ai simplement à protester contre la peine de mort que vous m’infligez. Je suis traité et jugé comme un assassin. Or, la seule chose que l’on a pu trouver à mon encontre est que je suis anarchiste. Mais si l’amour de la liberté, l’amour de l’égalité, l’amour de la fraternité sont un crime, alors je n’ai rien d’autre à déclarer. Disposez de ma vie. »
Oscar Neebe déclara : « Durant ces derniers jours, j’ai eu l’occasion d’apprendre ce que veut dire la loi. Vous me condamnez pour avoir participé au mouvement qui exige la réduction de la journée de travail. Voilà mon délit. Alors, pendez-moi ! «
Loïs Ling déclara : « Vous me donnez, après m’avoir condamné à mort, la liberté de m’exprimer une dernière fois. J’accepte votre concession afin de condamner vos calomnies. Car ce n ‘est pas pour un crime que vous me condamnez à mort, mais parce que je suis socialiste et anarchiste et, puisque c ‘est pour cette raison que vous me condamnez, je crie, face à ce tribunal, que je suis fier d’être anarchiste et socialiste ! «
Georg Engel déclara : « C’est la première fois que je me présente devant un tribunal américain – et pour quelles raisons ? Pour les mêmes raisons qui m’ont fait abandonner mon pays : la pauvreté et la misère de la classe ouvrière, ma classe. Ici, dans le pays le plus riche du monde, beaucoup d’ouvriers n’ont pas droit au banquet de la vie et, comme parias sociaux, cherchent la nourriture dans les tas d’ordures pour s’alimenter. De quel crime m’accuse-t-on ? D’avoir voulu œuvrer à l’établissement d’un système social où il sera impossible que, pendant que les uns accumulent les richesses, les autres vivent dans la misère. «
Samuel Fielden déclara : « Vous me jugez pour avoir propagé le socialisme en faveur de toute l’humanité. Je ne le nie pas : c ‘est pour cela que vous voulez ma vie. Eh bien ! je vous la donne ! J’aime tous les hommes, je hais l’injustice et j’ai l’espoir que, bientôt, sur les ruines de la corruption, se lèvera la splendeur d’un monde émancipé, libre et fraternel. «
Albert Parsons. qui se constitua prisonnier le jour de l’ouverture des débats pour partager le sort de ses camarades, déclara : « Il y a aux Etats-Unis des millions d’ouvriers. Ce sont eux qui créent la richesse et qui vivent d’un salaire ; leur force est leur unique propriété. Cette énergie, l’ouvrier doit la vendre à une autre personne. La seule chose à laquelle il a droit est son maigre salaire. Les palais, les bijoux, le bien-être sont pour les autres, les nantis, qui bénéficient de son surplus de travail. C’est cela votre système capitaliste. «
– D.S. Quelle fut la sentence, à quoi furent-ils condamnés ?
– M. F. Neebe fut condamné à quinze ans de prison. Schwab et Fielden furent condamnés à la prison à perpétuité. Ling, Spies, Engel, Fischer et Parsons furent condamnés à mort.
Le 11 novembre 1887, Spies, Engel, Fischer, Parsons furent pendus dans la cour de la prison de Chicago entourée par trois mille policiers. Ling s’était suicidé dans sa cellule, l’avant-veille de son exécution. Engel resta gai jusqu’au dernier moment, discutant toute la nuit avec son gardien, essayant de le convertir au socialisme. Fischer entonna La Marseillaise, reprise en chœur par tous ses camarades : ce chant était, à l’époque, considéré comme hymne révolutionnaire.
A 11 h 50, les bourreaux vinrent chercher les condamnés. Quelques instants plus tard, quatre corps se balançaient au bout de leur corde.
En 1893, le nouveau gouverneur révisa le procès. Les victimes et les prisonniers furent reconnus entièrement innocents et publiquement réhabilités. Cinq d’entre elles sont passées dans l’Histoire sous le nom de » martyrs de Chicago » ; leur sang fit que la journée de huit heures devint une réalité.
– D. S. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
– M. F. C’était il y a plus d’un siècle, le 1er mai 1886 : lutte d’hier pour la condition humaine. C’est aujourd’hui, à deux pas du nouveau millénaire, le 1er mai 1998. Combat d’actualité, en ces temps où la remise en cause des acquis, si chèrement payés par les martyrs de Chicago et tant d’autres, tout au long du XXe siècle, prend la forme d’un écrasement international de la dignité des travailleurs.
Revendication plus que jamais à l’ordre du jour, dès lors que les tenants du grand capital, savamment secondés par les tenants du goupillon, en proie à une fièvre libéraliste qui ne connaît plus de limites, peaufinent, de semaine en semaine, le prototype d’un salarié taillable et corvéable à merci.
N’est-il pas grand temps de réagir avant que flexibilité de l’emploi, délocalisation, rendement, salaire au mérite, horaires modulables, prolongement de l’âge de la retraite, mondialisation ne nous aient tous réduits à un esclavage digne du système féodal le plus dur ?
Manuel FERNANDEZ et Daniel SEMELIN
La Raison – n° 432 – Juin 1998
La Libre Pensée sur France Culture, chaque deuxième dimanche de chaque mois.
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