Les pérégrins, Littré et Molière.


par Michel Godicheau

Les innovations technologiques proposées pour améliorer l’efficacité du système carcéral encore léger auquel nous sommes soumis depuis deux mois, et que leurs souriants inventeurs appellent à prolonger dans l’ère nouvelle, suscitent des interpellations anthropologiques. Celle de François Sureau m’intéresse, comme celle de mon ami Jean Ziegler, parce qu’ils partent et parlent des individus pérégrins au sens du droit romain. Ne sommes-nous pas, tous, en train de devenir des étrangers dans notre propre pays, c’est-à-dire des étrangers au statut dégradé, des pérégrins, oui.

La preuve, ce régime d’ausweis, de drones et d’arbitraire policier et d’applications de traçage numérique s’étend aux médecins qui n’ont plus la liberté de prescription, aux avocats verbalisés pour s’être entretenus avec leurs clients devant le tribunal, aux journalistes qui ne sont considérés comme tels que s’ils sont dans le courant dominant, aux employés de sécu enrôlés dans les « brigades Covid ».

J’ai acheté un nouveau téléphone Huawei sur lequel Chinois et Américains se battent pour que je leur donne les moyens de me passer les menottes numériques (mais les linceuls ne le sont pas), et cela m’interroge de plusieurs façons :

– Qui sont les mercenaires, ceux des startups, des Brav ou des milices, d’où viennent-ils ? De chez vous et de chez moi comme chantait Donovan . Dans son dernier roman, l’écrivain cubain Leonardo Padura file la métaphore des franciscains et des dominicains qui arrivaient à obtenir des Templiers d’incroyables aveux, précisément parce que, tortures ou pas, leurs victimes étaient leurs frères. Ainsi bien sûr des procès de Moscou, de Prague et Budapest, tant de fois décrits. Mais aujourd’hui ? Personne ne peut plus faire croire que le Parti Communiste Chinois ou LaREM soient des partis auquel on puisse s’identifier. Ou que Jair Bolsonaro soit le représentant d’un parti, même fasciste… Même Benjamin Netanyahu a de plus en plus de mal a donner un vernis de légitimité à ses exactions. Il ne reste donc que la force brute, le gouvernement de la peur, mais cette peur doit être intégrée de façon différente. Car il faut aussi faire peur aux brutes qu’on utilise.

– D’où cette interrogation, qui prolonge la précédente, en voyant s’agiter la petite équipe hétéroclite autour d’Emmanuel Macron : la folie est-elle un élément nécessaire de ces régimes ? De cette folie dont le libre penseur Emile Littré convoquait Molière pour l’exprimer : « Oui, il nous a voulu faire accroire qu’il était dans la maison et que nous étions dehors ; et c’est une folie qu’il n’y a pas moyen de lui ôter de la tête », Molière, G. Dand. III, 12.

Autrement dit : qui « fait société » ? Les militants brésiliens de la CUT, les ouvrières du textiles bangladeshis, les habitants de Gaza, les résistants à Erdogan, les infirmières qui refusent les médailles, les personnels des Ehpad, la jeunesse de Hong-Kong, ma copine Maryse, prolétaire et peintre qui découvre Chomsky… quelques poètes et musiciens, des millions d’anonymes. Nous sommes dedans, ils sont dehors et il faudra bien qu’ils s’en rendent compte !

J’ai relu tout-à-l’heure la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, on peut avoir toutes les discussions que l’on veut : il y a là-dedans une force : celle de La Raison contre la folie. Une force sur laquelle on pourra appliquer les outils de la dialectique. Comme sur la chanson de Donovan, même s’il est vrai  que prendre position  c’est d’abord le faire individuellement.

Michel Godicheau
Défendre l’école pour combattre la barbarie