Sur la liberté de conscience


par Institut de Recherches et d’Etudes de la Libre Pensée

«Il faut oser en tout genre ; mais la difficulté, c’est d’oser avec sagesse » –  Fontenelle  –

La crise dite « du coronavirus » est en train de disloquer l’essentiel des relations sociales. Sous sa forme la plus caricaturale, il s’agit de la « distanciation sociale ». Ceux qui ont étudié, même de loin, l’histoire romaine se souviennent de « la guerre sociale » qui a opposé Rome et ses alliés, les socii. Le social, c’est le proche. Le social est l’exacte antithèse de la distanciation. L’être humain ne peut vivre seul et le capitalisme du XXIe siècle lui impose de vivre à distance de ses proches (sauf dans les lieux de production de la plus-value, bien sûr…)

La situation que traverse l’humanité est inédite dans l’histoire. Aucune comparaison avec aucun autre moment n’est possible. Cela entraîne un immense inconvénient : personne n’a de point de repère pour étalonner sa réflexion. Cela entraîne, surtout, un immense avantage : personne n’a de point de repère pour étalonner sa réflexion.

Le dogme est, par définition, impossible. Ce qui ne veut pas dire que la routine ne le soit pas. Il est tellement plus facile d’imaginer « le jour d’après » (sans donner une date, au passage) et sans poser, au préalable, la question : après quoi ? 

Conclusion : nous ne spéculerons pas sur cette crise, son ampleur, sa durée, ses conséquences.

L’IRELP n’est que l’IRELP. Rien de plus mais surtout rien de moins.

Nous avons donc décidé ce courrier régulier appelé (original, non ?) Liaisons et dont l’objet est d’attirer l’attention sur des problèmes historiques et historiographiques. Pour autant que ces problèmes soient indépendants du reste …

Ainsi, il est fort à parier qu’un thème de débat prochain sera la liberté de conscience. Bien évidemment, c’est par pure coïncidence avec les discours publics de sanctuarisation de l’article 1er de la Loi de 1905 sur la dite « liberté de conscience ». De la même manière que Robespierre accusait ses ennemis d’applaudir les morts pour mieux calomnier les vivants, on dit énormément de bien des deux premiers articles de cette loi pour mieux étrangler les autres.

A l’IRELP, nous recevons régulièrement L’OURS et cette publication est un régal. Elle est très bien agencée, agréable à lire, diverse (ô combien), en prises avec l’actualité éditoriale, d’un riche contenu. Ce dernier incite au débat.

Ainsi, la note de lecture de Robert Chapuis sur La liberté de conscience de Dominique Avon. Il ne s’agit pas de l’objet éditorial « note de lecture », même si une telle réduction, au sens culinaire du terme, d’un ouvrage de 1172 pages porte immanquablement à préjudice. Mais l’auteur est responsable de ce choix. Autant que Guesde, Chapuis aurait-il « le génie de la simplification » ? Pourquoi pas : cela permet de traiter de ce que pense Robert Chapuis et c’est un avantage.

De cette courte note (un peu plus de mille mots) relative à un ouvrage d’environ 1200 pages, extrayons deux paragraphes.

« Elle est liberté de croire ou de ne pas croire, mais elle se situe au-delà dans la conception même de la vie humaine et de la personne. Il ne s’agit pas de l’opposer à l’idée de religion comme le font les marxistes, ni de la réduire à un simple droit à la différence. »

La formule « liberté de croire ou de ne pas croire » est belle, certes, mais elle est devenue convenue, vide de sens. Son utilisation maintenant rituelle par Emmanuel Macron dans des objectifs néo-concordataires nous incite à la méfiance, comme d’ailleurs devrait inciter à la méfiance toute formule utilisée sans que le sens n’ait été rappelé.

D’ailleurs, le complément (« mais ») comme toujours quand on use de cette restriction renforce la restriction au lieu de l’amoindrir. Procédé rhétorique habituel.

Donc la liberté de conscience se situe un peu dans « croire ou ne pas croire » mais surtout « au-delà ». De quel « au-delà » parle-t-on ? « Dans la conception même de la vie humaine ». Pourquoi pas. C’est suffisamment vague pour que tout le monde s’y retrouve : une liberté se situe dans la conception de la vie humaine. Banal. Pourquoi rajouter « et de la personne » ? Nul besoin d’insister sur la place du concept de « personne » dans la doctrine chrétienne, comme créature de Dieu, dotée par lui d’un corps (d’où les fortes réticences sur les recherches biologiques depuis toujours de la part de l’Église) et d’une âme, ensemble.

Donc « la liberté de conscience », c’est accessoirement « croire et ne pas croire » « mais » « au-delà », il s’agit de « la personne », créature de Dieu… Il ne s’agit pas de la croyance en Dieu (opinion), il s’agit de l’assujettissement de la créature à son créateur (aux implications sociales et politiques). La vie humaine, c’est « la personne », la créature subordonnée au Créateur. Mais si elle est subordonnée, quelle liberté de conscience peut-elle avoir ?

L’allusion aux « marxistes » (lesquels ?) est un habile appeau pour des chasseurs mal embusqués.

Un peu plus loin, Robert Chapuis écrit : « La France est concernée, dans un monde qui ne lui ressemble pas : la question religieuse reste dans notre pays un totem ou un tabou qui masque une partie de l’enjeu. La libération du sujet ne dépend pas de l’abandon de toute référence religieuse, pas plus qu’elle n’y oblige. L’essentiel, c’est de respecter la dignité de la personne en tout être humain, quels que soient son origine, son genre et ses opinions. »

Très intéressant. Pourquoi, sur ce point, le monde ne ressemble-t-il pas à la France ? Serait-ce une allusion à la Loi de Séparation, qui stipule, faut-il le rappeler, que « la République assure la liberté de conscience » ? Insistons sur le verbe « assure ». Elle donne, elle doit donner, elle prépare des garanties juridiques qui vont suivre dans les autres articles. Voila pourquoi extraire les deux premiers articles « sanctuarisés » du reste de la loi ne sera pas simple puisque le reste de la loi est, en quelque sorte, une déclinaison de cette assurance. Si Robert Chapuis évoque, sans la nommer, la Loi de 1905, ce serait indubitablement la seule référence, bien implicite et bien unique.

Mais la Loi de 1905 est accessoire puisque : « L’essentiel, c’est de respecter la dignité de la personne en tout être humain, quels que soient son origine, son genre et ses opinions. »

Un site internet (toupie.org) cite un tract de 1986, hélas sans précision : « Dignité : Qualité recommandée aux pauvres pour les consoler de leur pauvreté. La dignité s’exprime le mieux lorsque les pauvres ferment leur gueule. »  Impossible de savoir si c’est authentique mais c’est bien dit. Si non é vero…

Depuis Léon XIII et Rerum Novarum en 1891, la « dignité humaine » est le principe fondamental de la doctrine sociale de l’Église. Robert Chapuis donne une portée pleine et entière à cette dignité, avec une clarté, je pense, inégalée : « quels que soient son origine, son genre et ses opinions », « tout être humain » a droit à « la dignité ». Bien incomplète liste, aveuglante par son incomplétude ; « la dignité humaine » exclut la place de « l’être humain » dans la société. On peut avoir n’importe quelle origine, n’importe quel genre, n’importe quelle opinion mais pas n’importe quelle place dans la société. Les prolétaires sont exclus. Le monde clérical étend son manteau sur tout le monde… sauf sur les prolétaires, sauf sur la question sociale. Mieux que personne, Chapuis montre ici que la Doctrine sociale de l’Eglise, commune philosophiquement à la CFDT et à Macron, est faite pour entériner l’ordre social.

Dans la question de la liberté de conscience vue par les sociaux-chrétiens, Chapuis apporte pourtant un bémol, un glissendo. En règle générale, cette notion ne figure pas dans leur vocabulaire. Qu’était-il dit auparavant2 ?

Emile Poulat écrivait : « Pie XI, plus tard, condamne aussi fortement que Grégoire XVI la « liberté de conscience », prise comme un droit à la subjectivité en matière religieuse, mais il reconnaît ce qu’il nomme la « liberté des consciences ». Que signifie « la liberté des consciences » ? On ne considère pas la conscience de manière abstraite mais les consciences, c’est-à-dire les personnes en tant qu’elles sont douées d’une conscience. Eh bien ! Quand on personnalise, on aboutit à une formule comme : « Je reconnais la liberté pleine et entière de votre conscience ». Il faut ajouter que quand je reconnais votre absolue liberté de conscience, je ne reconnais pas forcément l’idée que vous en avez ni l’usage que vous en faites. Dieu jugera ! Et réciproquement : vous me reconnaissez le droit de dire publiquement que je ne suis pas d’accord avec vous et vous et pourquoi».

Le Concile Vatican II par la déclaration Dignitatis Humanae reconnaît la seule liberté religieuse : « C’est donc faire injure à la personne humaine et à l’ordre même établi par Dieu pour les êtres humains que de refuser à l’homme le libre exercice de la religion dans la société, dès lors que l’ordre public juste est sauvegardé. »

Un évêque commente : « Pie XI a suivi aussi la règle de progrès en introduisant une nouvelle distinction qui était de grande importance pour mieux comprendre la doctrine catholique. Il a distingué, en effet, entre «liberté des consciences » et « liberté de conscience ». Il a rejeté cette dernière formule comme « équivoque » parce que utilisée le plus souvent da ns le système laïciste pour signifier « l’indépendance absolue de la conscience, ce qui est quelque chose d’absurde pour l’homme créé et racheté par Dieu ». Mais il a reçu la première formule de « liberté des consciences », lorsqu’il a dit « qu’il menait avec joie et fierté le bon combat pour la liberté des consciences » (Non abbiamo bisogno, AAS 23, 1931, p. 301-302) ».

Le juriste Maurice Hauriou dans son Précis de droit constitutionnel, (1929) écrit : « La première chose est de remarquer qu’un droit individuel n’existe d’une façon pratique que lorsqu’il est organisé. On n’en peut point user, bien qu’il figure dans une déclaration des droits, avant qu’il n’ait été l’objet d’une loi organique. » Son collègue Adhémar Esmein poursuit : « Pour que les citoyens puissent exercer un droit ou jouir d’une liberté, il ne suffit pas que l’exercice et la jouissance en soient garantis par la Constitution. En effet, quelques légitimes que soient les droits individuels, ils n’ont pas une portée illimitée. Ils ont, au contraire, deux limites nécessaires : le respect du droit égal chez autrui, et le maintien de l’ordre public. Leur exercice suppose donc une réglementation que doit en faire le législateur et, tant que cette réglementation n’a pas eu lieu, le droit déposé, garanti dans la Constitution, ne peut être exercé ; il reste là comme une simple promesse. ».

Sacraliser, sanctuariser les articles premiers de la Loi de 1905 sans leur application précise formulée dans les articles suivants, sans que la liberté de conscience ne soit assurée comme le promet l’article premier, c’est vider cette loi.

Chapuis nomme la liberté de conscience mais il en fait une figure de style. Vague, sans contours ni fond, sans garantie ni validité.

La liberté de conscience si elle n’est pas traduite dans des lois et dans des garanties est un fantôme.

Liaisons N°1, 23 mai 2020
publication de l’IRELP

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