Notes de lecture : Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui.


par Johann Chapoutot

Johann Chapoutot, historien du nazisme, a publié un essai stimulant pour souligner que le nazisme a été l’une des matrices des conceptions contemporaines de l’organisation du travail. Il décrit le parcours de dignitaires nazis, spécialistes du management, passés de hautes sphères de la SS à un rôle de premier plan au lendemain de la guerre dans la formation de l’élite économique de l’Allemagne fédérale (RFA).

L’universitaire Reinhard Hôhn, devenu membre du SD (service de sécurité) de la SS et promu général SS durant la guerre, sera, dans les années 1950, la principale référence pour les méthodes de management. Son centre de formation accueillera quelque 600 000 cadres des principales entreprises, qui recevront « les bonnes leçons d’anciens SS ».

Pour Hôhn, l’entreprise doit être une « communauté », d’où tout conflit social est banni. Il faut favoriser l’accès à des loisirs de masse pour « rendre le lieu de travail beau et heureux, et permettre la reconstitution de la force productive des ouvriers ».

Chapoutot écrit : « Étonnante modernité nazie : l’heure n’est pas encore aux baby-foot, aux cours de yoga, ni aux chief happiness officers, mais le principe et l’esprit sont bien les mêmes ». Le spectacle du sport doit, lui aussi, contribuer à l’ordre social, tout en entretenant l’agressivité guerrière.

Hôhn, à partir des années 1950, a évidemment mis sous le tapis l’antisémitisme et le racisme ; mais reste l’idée directrice selon laquelle « la vie est une guerre ». Le souci de la performance et de la rentabilité demeure dans tous ses écrits. Comme le remarque Chapoutot, ne retrouvons-nous pas aujourd’hui cet objectif dans les mesures des dirigeants d’entreprises prônant un darwinisme social pour éliminer les non-rentables ?

Au sein de la « communauté », pour assurer la meilleure rentabilité, il faut encourager la flexibilité pour que les exécutants trouvent par eux-mêmes la façon d’atteindre les objectifs fixés par les supérieurs hiérarchiques. Le salarié est donc libre d’obéir aux ordres et d’accomplir à tout prix la mission confiée. Il s’agit de « promouvoir un principe de subsidiarité qui soulage l’administration centrale et confère une large marge d’appréciation et d’action aux échelons locaux, aux administrateurs de terrain ».

Hôhn a su perpétuer les principes de la « communauté » d’entreprise du IIIe Reich en les adaptant au nouveau contexte de l’ « économie sociale de marché » de la RFA. La subsidiarité est institutionnalisée avec la loi votée par les chrétiens-démocrates et les chrétiens-sociaux en 1951 qui établit la cogestion au sein des entreprises. Chapoutot ne mentionne pas la principale référence idéologique des chrétiens-sociaux, à savoir la Doctrine sociale de l’Église catholique.

Le principe de subsidiarité, appliqué entre autres par Jacques Delors, est à la base de l’Union européenne et de ses institutions. Ainsi, sans amalgamer, de façon absurde, technocrates nazis reconvertis dans l’idéologie libérale et chrétiens-sociaux promoteurs de l’Union européenne, comment ne pas souligner convergence et continuité dans la définition et la mise en œuvre du « principe de subsidiarité » ? Discussion ouverte, à laquelle J. Chapoutot apporte une riche contribution.

Alain Chicouard

Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui par Johann Chapoutot -171 pages – Gallimard – 2020 – 16€