« Quelle connerie la guerre! »


« La Crosse en l’air » de Jacques Prévert

Les neiges abondantes de ces derniers jours sur Madrid nous ont remis en mémoire un poème de Prévert « Crosse en l’air » où est évoqué, entre autres, l’hiver neigeux de 1936 sur la capitale espagnole et l’écrasement de la République espagnole par les forces réactionnaires et cléricales soutenues par le Vatican, Mussolini, Hitler. Révolution qui sera suivie de quarante années d’une nuit glaciale. Si le pape Pie XI, Mussolini, Hitler constituent les principales cibles, Prévert y dénonce également, dans ce long poème, des écrivains, des politiques, des industriels français soutiens de l’extrême droite et du fascisme : Daudet, Pol Morand, Drieu la Rochelle, Laval, Maurras, Schneider, Wendel soutiens du régime réactionnaire de Vichy.

Extrait de « La Crosse en l’air« 

[…] Dans la rue la nuit est tombée

et le veilleur marche dans la rue

dans la nuit

il tombe une toute petite pluie

sa lanterne est allumée

quelqu’un court derrière lui

il se retourne et voit dans la lumière

un chat de gouttière

et le veilleur de nuit s’arrête

le chat aussi

Tu devrais venir par là dit le chat

il y a un oiseau blessé

des fois que tu serais vétérinaire

on ne sait jamais

il doit venir de très loin cet oiseau

ses ailes étaient couvertes de poussière

il volait

il saignait

et puis il est tombé très vite comme ça d’un seul coup

comme une pierre

j’ai sauté dessus pour le manger

mais il s’est mis à chanter

et sa chanson était si belle

que je me suis privé de dîner

Je crois que je le connais dit le veilleur

et le voilà parti avec le chat de gouttière

sous la pluie

ils arrivent sur une petite place

C’est là dit le chat

C’est ici dit le veilleur

je m’en doutais

il se baisse et ramasse l’oiseau

Je crois qu’il en a pris un bon coup dit le chat

son aile gauche est arrachée

il n’en a pas pour longtemps

Ta gueule dit le veilleur

le chat comprend qu’il faut se taire

il se tait

et dans la main du veilleur l’oiseau de la jeunesse

commence à délirer

Ah ça m’embêterait de mourir

j’ai vu des choses si belles… si terribles… si vivantes…

et puis des choses si drôles

si étonnantes

ah ça m’embêterait de mourir

j’ai un tas de choses à dire

et puis j’ai envie de rire… j’ai envie de chanter…

Tais-toi dit le veilleur tais-toi si tu veux guérir

[…] Mais puisque je te dis que j’ai vu des choses…

et l’oiseau se retourne dans la main du veilleur

comme un malade dans son lit

le chat inquiet fronce les sourcils

l’oiseau raconte

Je volais très vite si vite et je voyais je voyais…

au-dessus des Baléares j’ai vu l’été qui s’en allait

et sur le bord de la mer la Catalogne qui bougeait et partout des vivants…

des garçons et des filles qui se préparaient à mourir et qui riaient…

j’ai vu

la première neige sur Madrid

la première neige sur un décor de suie de cendres et de sang

et j’ai revu celle qui était si belle

la jolie fille du printemps

elle était debout au milieu de l’hiver

elle tenait à la main une cartouche de dynamite

ses espadrilles prenaient l’eau

le soleil qu’elle portait sur l’oreille

était d’un rouge éclatant

c’était la fleur de la guerre civile

la fleur vivante comme un sourire

la fleur rouge de la liberté

doucement j’ai volé autour d’elle

sous son sein gauche son cœur battait

et tout le monde l’entendait battre

le cœur de la révolution

ce cœur que rien ne peut empêcher de battre

que rien… personne ne peut empêcher d’abattre ceux qui veulent l’empêcher de battre…

de se battre…

de battre… de battre…

Ne t’excite pas comme ça dit le veilleur

tu as la fièvre

tu saignes

ton aile est arrachée

essaie de dormir… laisse-moi faire…

je te guérirai

et le veilleur s’en va la casquette sur la tête

l’oiseau blessé dans le creux de la main

le chat de gouttière tient la lanterne

et il leur montre le chemin.

Jacques Prévert : « La Crosse en l’air » pages 105 – 135 in Paroles. Livre de Poche 1962