Trois imposteurs : Moïse, Jésus, Mahomet


Georges Minois, historien spécialiste des idées religieuses, nous retrace l’histoire passionnante de cet ouvrage singulier de Paul Henri Thiry, baron d’Holbach, qu’est le Traité des trois imposteurs (1) .

« Histoire d’un livre blasphématoire qui n’existait pas »

La première référence au Traité des trois imposteurs date du 13e siècle : le pape accuse l’empereur Frédéric II, soupçonné (à juste titre) de tolérance religieuse et d’intérêt pour les sciences – d’avoir fait rédiger un ouvrage sur « les trois imposteurs », les fondateurs des trois grandes religions monothéistes (Moïse, Jésus, Mahomet). En tout cas, le thème est lancé, le titre de l’ouvrage, suffisamment parlant par lui-même, va vivre sa propre vie.

D’abord en vogue dans le monde arabo-musulman dès le 12e siècle (le philosophe Averroès devient un symbole de l’incrédulité), le thème des « trois imposteurs » prospère ensuite en Occident. Tout penseur sulfureux ou contestataire, comme Boccace en Italie, est accusé d’être l’auteur de l’imaginaire pamphlet, dont le titre suffit à résumer la thèse. Les accusations, sont particulièrement répandues dans les zones de cosmopolitisme : l’Europe méditerranéenne.

L’époque moderne et le 18e siècle

Pendant la Renaissance, on se met tellement à croire qu’il existe, que certains commencent à prétendre l’avoir vu (mais pas lu)… sans connaître pour autant ni son auteur ni son contenu. Une importante littérature secrète, maniant le blasphème ou l’irréligion se développe. Et on réprime : le Traité constitue un motif d’accusation, le siècle s’achève avec l’exécution de Giordano Bruno par l’Inquisition, accusé entre autres d’être l’auteur du livre. Comme beaucoup d’autres exécutés à la même époque : Étienne Dolet, Michel Servet…

Au 17e siècle, la suspicion se porte vers l’Europe du Nord (mais aussi en Angleterre, en France avec les libertins…), où apparaissent les premiers manuscrits portant ce nom : la mouvance autour du philosophe Spinoza marque fortement les esprits.

Finalement, il apparaît, et même en plusieurs versions, du fait de son appartenance à la littérature clandestine qui cultive le secret par définition. On distingue habituellement deux versions de référence de l’ouvrage :

  • le texte « originel » (si ces mots ont un sens) sort vers 1688 en Europe du Nord, écrit en latin : le De tribus impostoribus.

  • la version française sort quant à elle en 1719, sous le titre La Vie et l’Esprit de Spinoza (la Vie de Spinoza étant en fait le Traité des trois imposteurs).

     

Dès lors, le livre est recherché par les polices des monarchies européennes, circulant dans un milieu assez restreint : grands seigneurs, diplomates, amateurs et collectionneur fortunés…

Il fait scandale au point que, maintenant qu’il existe réellement, des religieux écrivent pour nier son existence…

Le baron d’Holbach, « encyclopédiste » et spécialiste de la littérature clandestine, le relance avec éclat en 1768 avec une édition imprimée. S’en suivront plusieurs rééditions jusqu’à la fin du siècle. Paradoxalement, le Traité voit décliner son rôle aux 19e et 20e siècles.

Mais plus qu’un livre, le Traité est comme un résumé du mouvement de la libre pensée face aux dogmes religieux : il en véhicule les idées essentielles, subit les mêmes difficultés et se diffuse de la même manière.

Pourquoi cette diffusion

du thème des « trois imposteurs » ?

À la lecture du livre de Georges Minois, solidement documenté, plusieurs éléments sautent aux yeux.

Tout d’abord, la critique de la religion s’épanouit dans des moments et lieux de cosmopolitisme en premier lieu l’Europe méditerranéenne (Sicile, Espagne, Portugal), puis au 17e siècle, l’Europe du Nord.

Ensuite, les religions elles-mêmes alimentent aussi la critique anticléricale : leur nuisance fait l’objet d’une dénonciation ancienne depuis l’Antiquité. De nombreux auteurs et pas des moindres évoquent l’idée d’imposture religieuse (Hérodote, Tite-Live, les philosophes grecs, Épicure et Lucrèce, Celse…).

Car la critique de la religion s’alimente aussi aux conflits entre les différentes religions, qui fournissent des arguments à l’athéisme et au sentiment de l’imposture religieuse. De plus, des courants critiquent de l’intérieur chacune des religions, y compris en « empruntant » des arguments développés par d’autres courants au sein d’autres religions. Ainsi, un penseur arabe du Moyen-Âge : « Les chrétiens errent ça et là dans leur voie,et les musulmans sont tout à fait hors du chemin; les Juifs ne sont plus que des momies, et les mages des Perses des rêveurs ».

Ces éléments ne seraient rien sans le rôle de la religion dans le maintien de l’ordre social : le rôle politique et social de l’imposture religieuse éclate au grand jour.

Le Traité et la critique religieuse

Le Traité, comme le signale Georges Minois, constitue une sorte de condensé de tous les thèmes de la critique libre penseuse. Et effectivement, les principaux griefs à l’égard des religions reprennent des spéculations datant de plusieurs siècles.

Tout d’abord, concernant les fondateurs des monothéismes, les imposteurs en chef que sont Moïse, Jésus et Mahomet. Le Traité relève que la religion est avant tout un outil politique utilisé par les rois et les Églises pour dominer le peuple. En ce sens la critique religieuse se mue en critique sociale. L’auteur du Traité détaille même les manières d’utiliser la religion pour les pouvoirs en place (prétendre communiquer directement avec Dieu, utiliser la religion pour justifier des actes difficilement défendables d’une autre manière…).

Ces considérations sur les fondateurs des religions relèvent d’une explication plus globale de l’origine des religions, qui ont toutes les mêmes mécanismes d’apparition : l’ignorance des causes de certains phénomènes pousse à une explication surnaturelle pour conjurer la peur de l’inconnu, explication servant notamment à justifier les difficultés bien réelles de la vie quotidienne. Karl Marx n’a rien inventé en la matière…

En plus de la critique des prophètes eux-mêmes, le Traité ose une démarche « comparatiste » en les mettant sur un pied d’égalité. C’est l’aspect le plus scandaleux pour les dignitaires chrétiens, une sorte de blasphème ultime : mettre les trois prophètes sur le même plan revient à nier le principe religieux lui-même ! Pour beaucoup de libre penseurs, les religions ont un fond commun, chacune s’adapte à la situation sociale et politique dans laquelle elle apparaît : une religion nouvelle utilise la précédente comme point de départ, tout en rompant avec elle sur certains points.

Ainsi, dans le Traité, la critique des religions ne se limite pas à une démarche rationaliste, même si elle est présente notamment pour analyser divers sujets touchant aux religions, toutes les religions : les questions de l’éternité du monde et de l’existence de Dieu, de l’âme et de sa nature, des démons et de leur existence…

En fin de compte, et c’est un point central : pour le Traité, critique de la religion, critique sociale et volonté d’émancipation sont liées.

Les risques de la critique religieuse

Nombre de thèmes développés par le Traité nous sont familiers; et pour cause : il synthétise des réflexions presque aussi anciennes que les religions elles-mêmes. Alors, pour rappeler aussi ce que sont les religions monothéistes, ce qu’elles sont capables de faire quand elles sont en position de force, l’histoire du Traité constitue un rappel salutaire.

Tout d’abord, la répression s’est exercée dès l’Antiquité. Elle reste très présente y compris dans les pays de « tolérance » religieuse, comme les Pays-Bas à l’époque de Spinoza : nier la divinité du Christ ou l’origine divine de la Bible peut entraîner l’emprisonnement pour plusieurs années ! Et les protestants ne sont pas en reste : Calvin livre sans hésitation au bûcher Michel Servet et Jacques Gruet…

Comme à leur habitude, les religieux tentent de faire des liens entre la critique rationaliste et une supposée perversion morale, assimilant par exemple l’athéisme à l’homosexualité (durement réprimée à l’époque). Tous les penseurs condamnés au bûcher sont accusés à la fois d’être athées, d’avoir écrit le Traité et de pratiquer l’homosexualité : Étienne Dolet, Michel Servet, Giordano Bruno, Giulio Vanini et tant d’autres…

Les penseurs critiques feront face à la répression. D’abord, par la littérature clandestine. Ensuite par des moyens détournés, de double langage, de sous-entendus ou de dialectique qui formellement ne remettent pas en cause les dogmes. Par exemple, Jean Bodin en France au 17e siècle fait débattre sept sages, pour conclure sur une pirouette après avoir ridiculisé les dogmes religieux : « Parmi un si grand nombre de religions, il peut être de deux choses l’une : ou que ce n’est rien, ou que l’une n’est pas plus vraie que l’autre ».

Le Traité a ceci d’important qu’il met en quelque sorte au défi les intellectuels qui restent dans l’ambiguïté, à en sortir : il n’est pas étonnant que Voltaire prenne la plume pour le réfuter.

En tout état de cause, sa charge subversive, mais aussi le courage – pas seulement intellectuel – qu’il fallait pour défendre ces opinions, en font un emblème de l’esprit critique. Il est heureux qu’un auteur nous ait rappelé dans quelles conditions difficiles la laïcité et la libre pensée ont progressé, et à quels obstacles encore présents elles sont confrontées.

Quentin Dauphiné

Georges Minois, Le traité des trois imposteurs, Albin Michel, 2009, 327 p.

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