BILLIE HOLIDAY, MILITANTE DES DROITS CIVIQUES : c’est le parti pris du film de Lee Daniels : Billie Holiday une affaire d’État.
par Annie Nicolaï
En 1939, au club de jazz « Cafe society » à Manhattan, la chanteuse interprète la chanson Strange fruit pour la première fois : cri de révolte, dit-elle, contre le racisme. La voix bouleversante de la chanteuse, mélange de soie et de grenaille, évoque ce fruit étrange suspendu aux peupliers que les corbeaux picorent : les corps lynchés des hommes noirs. Sa volonté de chanter ce texte devient, comme l’écrit Angela Davis, « l’épine dans le pied de tous ceux qui voulaient oublier le racisme », et, comme le film le montre, le FBI utilise l’addiction aux drogues de Billie pour qu’elle arrête de chanter ce texte qui fait scandale.
Après 1877, plusieurs centaines de lynchages ont lieu. Un sondage de l’époque révèle que plus de 50% des américains blancs sont favorables à cette pratique. La guerre de sécession est terminée depuis 1863 et l’esclavage a été aboli en 1865, mais les lois Jim Crow, qui légalisent diverses formes de ségrégation raciale, persistent jusqu’en 1964. Le sud, perdant et revanchard, instaure avec elles un principe de séparation des races distinguant les citoyens en fonction de leur appartenance raciale, « les codes noirs ». Toute transgression de ces codes fait peser sur les noirs une menace physique et même la mort. Violence et crimes s’exercent contre eux. Le Ku Klux Klan, société secrète fondée en 1865 par des officiers sudistes, incarne cette fureur aux yeux du monde.
Le film de Lee Daniels insiste sur cet aspect peu connu de la vie de la chanteuse qui s’empare du texte d’une chanson pour contester la violence raciste et inscrire sa musique dans une dimension sociale et politique. La chanteuse revendique cet engagement ; elle souhaitait d’ailleurs prendre pour titre de son autobiographie Amère récolte, le dernier vers de la chanson, ce que son éditeur refuse. Livres et films s’attardent trop souvent sur la vie dissolue de l’artiste, son addiction aux drogues et aux relations toxiques, oubliant son combat contre le racisme.
Des brèches dans le discours patriarcal
C’est également l’option que propose Angela Davis dans son livre sorti en 1998, Blues et féminisme noir : Gertrude Ma Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday (Libertalia 2021), qui propose une histoire féministe et politique de la musique des blueswomen dans les 1920-1940, annonçant, selon elle, les grandes luttes émancipatrices. Il ne s’agit pas pour l’autrice de faire une analyse musicale de leurs chansons, mais d’y reconnaître des attitudes féministes, des brèches dans le discours patriarcal et de montrer que ce blues des femmes noires est porteur d’une contestation sociale et pose les prémices d’un certain féminisme noir et intersectionnel.
Mon livre ne va pas faire plaisir à tout le monde, il va jeter un pavé dans la mare parce qu’il va nous rappeler à nous, les Noirs-Américains, que nos premiers leaders étaient des femmes et qu’elles n’étaient pas forcément hétérosexuelles.
Angela Davis montre que, dès les années 1920, à peine une génération après la fin de l’esclavage, des femmes noires chantant le blues s’élèvent contre l’oppression raciste, mais aussi contre le patriarcat et la bourgeoisie noire. Elles chantent le désir féminin, le libre choix de sa sexualité, la vie sur la route des tournées contre la conception dominante de la femme au foyer. La récente liberté de se déplacer, acquise à la fin de l’esclavage, n’est pas pour elles, puisque le dogme chrétien, par le biais de l’Église – très influente dans le monde africain-américain de l’époque – associe péché et sexualité et condamne les femmes à rester à la maison. Ma Rainey et Bessie Smith incarnent et chantent la condition des femmes.
Le blues des femmes, écrit Angela Davis, suggère une rébellion féministe émergente dans la mesure où il nomme sans ambiguïté le problème de la violence masculine, il sort cette dernière de la violence de la vie conjugale, où la société la gardait cachée.
La bourgeoisie noire oppose aux textes des blueswomen une morale conservatrice et stigmatise la vulgarité des paroles, y voyant les ingrédients primitifs de la culture noire issue de la classe laborieuse dont elle veut se démarquer. Les blueswomen sont du côté du prolétariat et désavouées par l’intelligentsia noire.
Les femmes, dont Gertrude Rainey et Bessie Smith chantent les histoires, sont celles que les militants des clubs pensaient devoir éduquer et sauver.
Angela Davis estime que les chansons de Ma Rainey et Bessie Smith, sont un « prélude historique annonçant la contestation sociale à venir » et qu’elles font partie des autrices de couleur qui l’ont personnellement aidée à construire une conscience de genre.
Bel hommage de cette ancienne compagne des Black Panthers, militante anticapitaliste et antiraciste.
Strange Fruit « Un fruit étrange » les arbres du sud portent un fruit étrange Traduit par Angela Davis, tiré d’un poème écrit et mis en |
Young Woman Blues Je n’ai pas la peau claire, je suis une tueuse marron et je suis une femme bonne et je peux avoir plein d’hommes. Safety Mama blues attends un peu, je vais te montrer, petite, comment traiter un Bessie Smith, 1894-1937 |
Annie Nicolaï
Casse Rôles Août 2021
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