En Belgique, la séparation constitutionnelle entre l’État et les cultes coexiste avec un système de financement public des cultes dits reconnus. Elle a la particularité, en vertu de l’article 181 de la Constitution modifié en 1993 par l’ajout d’un second alinéa, de mettre sur le même pied la prise en charge par les pouvoirs publics des traitements et pensions de ministres des cultes, et également des délégués moraux des organisations philosophiques non confessionnelles.
Cet article 181 s’énonce en effet comme suit depuis sa révision :
« § 1er. Les traitements et pensions des ministres des cultes sont à la charge de l’État ; les sommes nécessaires pour y faire face sont annuellement portées au budget.
§ 2. Les traitements et pensions des délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle sont à la charge de l’État ; les sommes nécessaires pour y faire face sont annuellement portées au budget ».
Ce faisant, le Constituant a en 1993, dans la révision de l’article 181, formulé les choses de telle manière que ces organisations philosophiques non confessionnelles (au pluriel, donc) puissent ne pas se résumer à l’humanisme laïque, tel qu’il est défendu par le Conseil central laïque et ses deux émanations, l’une francophone, l’autre néerlandophone – et constituant l’organe représentatif de la laïcité dite organisée, soutenu par les pouvoirs publics en vertu de sa reconnaissance, entérinée définitivement en 2002.
Ainsi, l’Union bouddhique belge (UBB), qui revendique 150 000 pratiquants et confédère une trentaine d’associations, sollicite depuis 2006 également sa reconnaissance par les pouvoirs publics, de manière à bénéficier des mêmes financements que les six cultes reconnus et le Conseil central laïque. Particularité, considérant qu’elle est une philosophie de vie plutôt qu’une religion, l’UBB demande cette reconnaissance sur base de l’alinéa 2 de l’article 181 de la Constitution, c’est-à-dire précisément comme organisation philosophique non confessionnelle.
L’UBB justifiait en 2006 la nature de cette demande de la manière suivante : « La pratique du bouddhisme inclut des éléments, tels que des cérémonies et une dimension spirituelle, éléments que l’on retrouve dans les cultes, mais aussi toutes les caractéristiques essentielles de l’assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle ».
Elle s’appuyait aussi sur l’avis du Conseil d’État du 5 juillet 1998 relatif à l’avant-projet de loi sur les délégués et administrations chargés de la gestion des intérêts matériels et financiers des communautés philosophiques non confessionnelles reconnues. L’article 181 de la Constitution, en son alinéa 2, y était en effet interprété de la manière suivante par le Conseil d’État : « Les termes mêmes de cette disposition constitutionnelle indiquent que toute organisation dont les délégués offrent une assistance morale non confessionnelle peut solliciter la reconnaissance de l’État. Ceci est, par ailleurs, confirmé par les travaux du Constituant lorsqu’il a analysé les termes ‘communautés non confessionnelles’. Le terme de ‘non confessionnel’ doit s’envisager dans un large contexte social : la notion renvoie à une communauté philosophique – au sens large du terme – qui n’appartient à aucun des cultes existants, parce qu’elle rejette toute relation à la divinité… ».
Certes, cette reconnaissance du bouddhisme, sollicitée depuis de longues années, n’a malgré le dépôt de plusieurs propositions et projets de loi jamais été accordée à ce jour par le Parlement fédéral, mais figure cependant dans l’accord de gouvernement conclu en 2020 par l’actuelle coalition au pouvoir au niveau fédéral, et devrait donc en principe se concrétiser durant la présente législature. Et cela même si le récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, sise à Strasbourg, relatif à l’absence de cadre légal belge en matière de procédure de reconnaissance pourrait changer la donne, ou à tout le moins faire précéder la reconnaissance du bouddhisme de l’adoption d’une loi fédérale encadrant une telle procédure (déduite de l’article 181 de la Constitution et de la loi sur le temporel des cultes de 1870) et décrivant les critères requis à cette fin.
Si, malgré tout, le Parlement consentait à la reconnaissance du bouddhisme, cela entraînerait non seulement la prise en charge par les pouvoirs publics du coût des délégués moraux bouddhistes dans les établissements pénitentiaires ou de protection de la jeunesse, dans les hôpitaux et maisons de repos ou à l’armée, mais aussi un temps d’antenne concédé dans les médias publics, un cours relatif au bouddhisme à l’école publique de même que des interventions diverses au niveau régional, provincial ou communal – interventions qui varient dans leur forme selon qu’il s’agit d’un culte ou d’une communauté philosophique non confessionnelle.
Remarquons, à propos d’un éventuel cours relatif au bouddhisme à l’école publique, qu’une note récente de la ministre de l’Enseignement en Communauté française pourrait conduire à la disparition des cours actuels de religion et de morale non confessionnelle du programme obligatoire des cours, afin de les rendre optionnels. L’intégration d’un cours de bouddhisme serait donc non seulement fonction de cette évolution proprement francophone, mais aussi de la manière dont il pourrait s’insérer dans le programme, que ce soit en Flandre ou en Fédération Wallonie-Bruxelles, dans la mesure où alors son identité serait floue – ni religion reconnue, ni morale non confessionnelle – et sa caractérisation ambiguë.
Point crucial, dès lors que cette reconnaissance serait accordée sur base de l’alinéa 2 de l’article 181 de la Constitution, elle heurterait de front l’idée reçue selon laquelle cet ajout au texte constitutionnel opéré en 1993 n’aurait été réservé qu’au seul bénéfice du Conseil central laïque, et non à d’autres organisations philosophiques non confessionnelles.
Dans la dernière livraison de son organe, Espace de Libertés, le Centre d’Action laïque manifeste en creux cette position. Par la voix de l’une de ses chargées de mission, il conteste que le caractère théiste d’une religion soit une condition nécessaire à la reconnaissance d’un mouvement convictionnel en tant que culte – et par là-même le choix de l’Union bouddhique belge de solliciter sa reconnaissance sur base de l’alinéa 2 et non de l’alinéa 1er de l’article 181 de la Constitution. Et d’avancer dans une longue démonstration quantité d’arguments qui, aux yeux de cette voix autorisée de la laïcité organisée, devraient faire considérer le bouddhisme plutôt comme une religion.
On voit là se dessiner l’enjeu d’un mouvement laïque qui laisse entendre en filigrane qu’il serait seul appelé à être bénéficiaire des largesses publiques qui découlent de l’alinéa 2 de l’article 181 de la Constitution. Ce qui transparaît de manière limpide dans la conclusion de l’article : « Si le bouddhisme venait à être reconnu dans un futur proche, il devrait l’être sur base d’une procédure établie dans un texte de loi et sur la base d’un régime adapté : celui réservé aux religions ».
Autant dire que la reconnaissance du bouddhisme, pourtant progressivement prise en compte depuis plus de quinze ans maintenant, demeure déterminée par l’adoption éventuelle d’une loi fédérale visant à répondre à la condamnation de la Belgique par la Cour de Strasbourg en matière de procédure de reconnaissance, de même que par la manière dont le législateur répondra aux objections émises par la laïcité organisée, avec comme enjeu l’éventuel monopole du Conseil central laïque sur l’alinéa 2 de l’article 181, comme incarnation unique des communautés philosophiques non confessionnelles.
Jean-Philippe Schreiber (Université libre de Bruxelles).
ORELA La reconnaissance du bouddhisme, entre religion et courant philosophique
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