La définition du concept de privatisation de l’enseignement évolue et conduit à la question centrale du contrôle démocratique direct. Cette évolution du concept n’est pas anodine et soulève au contraire cet enjeu majeur de la privatisation.
Si la définition la plus fréquemment utilisée dans le champ de l’éducation au début des années 2000 était celle de Coomans et Hallo de Wolf [1], elle devait connaître une évolution à peine quinze ans plus tard. Cette adaptation était censée mieux cerner la réalité mais en fait, elle porte sur une évolution du contrôle démocratique direct. Dans une démocratie représentative, les règles et le contrôle de leur bonne exécution sont sous l’autorité directe des représentant·es des citoyen·nes. Or, sous des dehors anodins, l’évolution des définitions touche à cette responsabilité de la gestion et à ce contrôle.
Transfert de responsabilités
Si pour Commans et Hallo de Wolf, la privatisation devait être entendue comme « (…) le transfert d’actifs, de gestion, de fonctions ou de responsabilités [en lien avec l’éducation] qui appartenaient ou étaient antérieurement réalisées directement par l’État (…) », la définition de Chevallier et Pons en 2019 [2] ne reprend plus cette dernière expression qui désigne un service public organique sous la responsabilité d’élu·es direct·es. Pour ces auteurs, la privatisation doit s’entendre comme « le transfert de biens, de fonctions, de responsabilités ou d’opérations de gestion qui étaient précédemment aux mains d’acteurs publics, au premier rang desquels les pouvoirs publics, et qui sont confiés à des acteurs privés ». Expression qui précise donc que les pouvoirs publics ne sont pas les seuls…
En d’autres termes, transférer la responsabilité de l’enseignement d’un gouvernement (la Communauté française de Belgique) au conseil d’administration d’un organisme d’intérêt public (OIP) de type B est un processus de privatisation au sens de la première définition, car l’enseignement n’est plus directement exécuté par l’Etat. Mais il ne s’agit plus de privatisation au sens de la deuxième définition car l’enseignement reste aux mains d’acteurs publics, sans constituer pour autant un réel pouvoir public.
Autonomie totale
L’OIP de type B bénéficie d’une très grande autonomie. Ce n’est plus le gouvernement qui prend les décisions, mais bien le conseil d’administration de l’OIP désigné par le parlement. Cet organisme est lié à la Communauté française par un contrat de gestion établi pour quatre ans. Dans ce cadre, il dispose d’une totale autonomie, notamment en termes d’actifs. Même si l’on considère l’enseignement comme aux mains d’acteurs publics, ce n’est plus l’exécutif du parlement qui prend les décisions et qui exerce le contrôle.
Citons l’exemple d’un parlementaire qui interpelle le ministre de l’enseignement supérieur quant à l’autorisation du port du voile dans les écoles de l’enseignement supérieur dont l’OIP est le pouvoir organisateur, le ministre répond : « Ce n’est pas de ma compétence mais de celle du CA de l’OIP qui en est le pouvoir organisateur ». Et lorsqu’un autre parlementaire interpelle le ministre de tutelle de l’OIP sur la suppression d’un internat, source de grave préjudice pour les localités de la région, la réponse est similaire…
Service public ou privé ?
Dans le même esprit, l’enseignement catholique est considéré comme un acteur public au sens de la seconde définition. Il est défini par la Cour d’arbitrage du 9 avril 2003 comme un service public fonctionnel. Il est donc bien aux mains d’acteurs publics malgré son statut de droit privé et la détention de ses actifs par des congrégations. Pourtant, son activité n’est pas réalisée par l’Etat ! Si l’on s’en tient à la première définition, l’enseignement catholique est privé et l’on assiste donc bien à une privatisation de l’enseignement. Car jamais un·e élu·e direct·e n’aura de pouvoir de contrôle sur ce réseau d’enseignement comme d’ailleurs sur les actifs des congrégations.
Aujourd’hui, force est de constater que seuls les enseignements des communes et des provinces ne font pas l’objet d’une privatisation au sens des deux définitions, car ils sont sous le contrôle démocratique des élus communaux ou provinciaux. Manifestement, pour les autres structures d’enseignement, les élu·es direct·es, représentant les citoyen·nes, n’ont plus de contrôle sur les décisions prises et l’exécutif n’est plus concerné. C’est donc bien la question du contrôle démocratique qui est posée et par voie de conséquence celle des relations entre les fins et le choix des moyens.
Du choix des moyens
Même si, par décrets, le parlement fixe les fins et, pour une part, l’enveloppe des moyens (le budget), il revient au gestionnaire – l’OIP ou le PO de l’école catholique – de choisir, dans le cadre du budget alloué, les moyens en adéquation avec les fins. Et c’est précisément le contrôle de cette adéquation qui peut poser question. Car dans un domaine aussi subtil que l’enseignement, toute leçon est « une bande transporteuse de connaissances mais aussi de valeurs », comme aimait à le répéter Théodore Brameld, conduisant ainsi en pédagogie à distinguer curriculum manifeste et curriculum latent ou caché.
Dans l’enseignement, la distinction entre fin et moyens est ambiguë [3]. Les moyens influent sur les fins. Oppenheimer nous a bien montré qu’il n’existait pas de technique innocente [4]. Et faire échapper au contrôle démocratique direct le choix des moyens pour réaliser les fins en ces domaines qui concernent l’intérêt général, revient in fine à permettre à ceux qui choisissent les moyens d’influer sur les fins.
L’enjeu démocratique
Ce dont il est question dans le choix de cette définition n’est-il pas de taire la privatisation (pour bénéficier de l’argent public ?) tout en retirant le pouvoir de gestion à ceux/celles qui, dans une démocratie représentative, sont élu·es directement par les citoyen·nes pour les représenter ? La démocratie n’est-elle pas le véritable enjeu dans l’évolution de la définition de la privatisation d’activités d’enseignement, pourtant stratégiques pour le bien commun ? C’est la raison pour laquelle le contrôle externe aux différents niveaux, sous l’autorité directe de l’instance qui rassemble les élu·es représentant les citoyen·nes, est un enjeu essentiel d’aujourd’hui.
Avec l’aimable autorisation de Guy Martin, directeur général honoraire Enseignement-Formation, Province de Liège
Article paru dans la revue « Eduquer » de la Ligue de l’Enseignement
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[1] COMMANS F. et HALLO DE WOLF A. (2005) dans Privatisation of Education and the Right to Education (in Feyter K., Gomez Isa F., editors, Privatisation and human rights in the age of globalisation, Antwerp-Oxford : Intersentia, International Law Series, p. 229-258).
[2] CHEVALLIER T. et PONS X. (2019) dans Les privatisations de l’éducation : formes et enjeux. Introduction, Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 82, p. 29-38, Paris.
[3] MARTIN G. (1973) La distinction axiologie-méthodologie : utilité et ambiguïté, in Éducation Tribune libre, n°144, p. 74, Bruxelles.
[4] OPPENHEIMER J. R. (1955) La science et le bon sens, Gallimard, Paris.
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