Quelle connerie la guerre : « Refus d’obéissance » de J. Giono


Louis Raemaekers : To your health civization 1916

Louis Raemaekers : To your health civization 1916

Jean Giono : Refus d’obéissance

« On trouvera dans ce livre cet article contre la guerre publié en novembre 1934 à la revue Europe, plus quatre chapitres inédits du Grand Troupeau. Bien souvent des amis m’ont demandé de publier ces textes réunis. Je n’en voyais pas l’utilité. Maintenant j’en vois une : je veux donner à ces pages la valeur d’un refus d’obéissance.

Autour de nous, trop d’anciens pacifistes ont obéi, obéissent, suivent peu à peu les grands remous, tout claquants d’étendards et de fumées, marchent dans les chemins qui conduisent aux armées et aux batailles. Je refuse de les suivre : même si mes amis politiques s’inquiètent dans cet acte d’un individualisme suspect.

Je trouve que personne ne respecte plus l’homme. De tous les côtés on ne parle plus que de dicter, d’obliger, de forcer, de faire servir. On dit encore cette vieille dégoûtante baliverne : la génération présente doit se sacrifier pour la génération future. On le dit même de notre côté, ce qui est grave. Si encore nous savions que c’est vrai! Mais, par expérience, nous savons que ça n’est jamais vrai. La génération future a toujours des goûts, des besoins, des désirs, des buts imprévisibles pour la génération présente. On se moque des diseurs de bonne aventure. Il faut sinon se moquer, en tout cas se méfier des bâtisseurs d’avenir. Surtout quand pour bâtir l’avenir des hommes à naître, ils ont besoin de faire mourir les hommes vivants. L’homme n’est la matière première que de sa propre vie.

Je refuse d’obéir.

Je ne peux pas oublier (1934)

Extraits :

« Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. Ce soir est la fin d’un beau jour de juillet. La plaine sous moi est devenue toute rousse. On va couper les blés. L’air, le ciel, la terre sont immobiles et calmes. Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L’horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marque.

J’ai été soldat de deuxième classe dans l’infanterie pendant quatre ans, dans des régiments de montagnards. Avec M. V., qui était mon capitaine, nous sommes à peu près les seuls survivants de la 6ème compagnie. Nous avons fait les Eparges, Verdun-Vaux, Noyons-Saint-Quentin, le Chemin des Dames, l’attaque de Pinon, Chevrillon, le Kemmel. La 6ème compagnie a été remplie cent fois et cent fois d’hommes. La 6ème compagnie était un petit récipient de la 27ème division comme un boisseau à blé. Quand le boisseau était vide d’hommes, enfin quand il n’en restait plus que quelques-uns au fond, comme des grains collés dans les rainures, on le remplissait de nouveau avec des hommes frais. On a ainsi rempli la 6ème compagnie cent fois et cent fois d’hommes. Et cent fois on est allé la vider sous la meule. Nous sommes de tout ça les derniers vivants, V. et moi. J’aimerais qu’il lise ces lignes. Il doit faire comme moi le soir : essayer d’oublier. Il doit s’asseoir au bord de sa terrasse, et lui, il doit regarder le fleuve vert et gras qui coule en se balançant dans des bosquets de peupliers. Mais, tous les deux ou trois jours, il doit subir comme moi, comme tous. Et nous subirons jusqu’à la fin. » […]

[…] Celui qui est contre la guerre est par ce seul fait dans l’illégalité. L’état capitaliste considère la vie humaine comme la matière véritablement première de la production du capital. Il conserve cette matière tant qu’il est utile pour lui de la conserver. Il l’entretient car elle est une matière et elle a besoin d’entretien, et aussi pour la rendre plus malléable il accepte qu’elle vive. Il a des maternités où l’on accouche les femmes avec autant de soins qu’on peut. Il a des écoles où les inspecteurs primaires viennent caresser les joues des enfants. Il a des stades où l’on fait faire du sport à vingt-deux hommes et où l’on donne le spectacle à quarante mille. Spectacle déjà de bataille, de lutte, de camps. Il a des casernes. […]

Source : Je ne peux pas oublier

Mobilisé en 1914, Giono découvre les horreurs de la guerre et devient un pacifiste convaincu. « Refus d’obéissance » rassemble deux textes distincts. Le premier, « Je ne peux pas oublier » (1937) est un manifeste pour la paix et son refus d’obéir à un ordre de mobilisation. Le second intitulé « Chapitres inédits du Grand Troupeau » (1931) est un récit dont l’action se situe pendant la Première Guerre mondiale.