PAR : JUAN ANTONIO AGUILERA MOCHÓN, d’Europa Laïca
À l’occasion du 45e anniversaire de la signature des accords de 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège.
Le 3 janvier 2024 marquera les 45 ans de la signature des Accords de 1979 entre l’État espagnol et le Saint-Siège, et seulement 5 jours après l’entrée en vigueur de la Constitution en vigueur aujourd’hui, le 29 décembre 1978. Il est notoire que ces accords avec un État théocratique, négociés avant la Constitution, continuent de porter atteinte à la souveraineté nationale au profit exorbitant de l’Église catholique, une institution qui viole les droits de l’Homme, en particulier ceux des femmes, des homosexuels et des enfants.
À l’occasion de cet anniversaire, je voudrais montrer comment la survie de ces accords et, en fin de compte, de la situation confessionnelle de facto de l’État espagnol, contrevient à ce que l’on appelle la « mémoire historique » ou la « mémoire démocratique ».
Le 19 octobre 2022 est entrée en vigueur la Loi de la Mémoire Démocratique (LMD), qui a comblé les lacunes de la Loi de la Mémoire Historique de 2007, ce dont il faut se réjouir, mais qui est encore loin d’être suffisante à plusieurs égards, malgré l’autosatisfaction des partis politiques qui l’ont fait adopter, et le rejet de la droite ultramontaine – ce qui, d’un point de vue démocratique, est généralement interprété comme un bon signe.
Rappelons que la « mémoire » dont nous parlons est celle du désastreux régime franquiste et, on s’en doute, de sa principale marque idéologique, le national-catholicisme. La mémoire historique et démocratique ne doit pas oublier le fondement national-catholique du franquisme, l’idéologie catholique étant consubstantielle à la dictature, et l’Église ayant été la complice active tant du coup d’État de 1936 que de la répression et des crimes franquistes, bref, des violations massives des droits de l’Homme.
Or, selon des associations mémorialistes comme l’Asociación por la Recuperación de la Memoria Hstórica (ARMH) et l’Ateneo Basilio Lacort, le LMD ne mentionne à aucun moment l’Église catholique ou le national-catholicisme. Avec cet étonnant « oubli », parler de « vérité, justice et réparation » dans la loi ressemble à une mauvaise blague. Au contraire, l’Ateneo demande « que l’Eglise catholique rende des comptes pour son rôle de pilier de la dictature et de sa répression ».
Il ne faut pas oublier que le catholicisme national était incarné dans les lois et les pratiques du Mouvement, et qu’il était centralisé par le Concordat de 1953 avec le Saint-Siège. Or, cet ignoble Concordat est toujours en vigueur, seulement « révisé » par les Accords de 1979 et 1976 susmentionnés. Ces accords sapent la souveraineté nationale en la mettant au service des intérêts d’un autre État, un État théocratique et antidémocratique qui viole les droits humains fondamentaux (en particulier ceux des femmes et des enfants). De son côté, la Constitution de 1978 a ficelé certains engagements clés du dictateur, comme la continuité de la très catholique et peu exemplaire dynastie des Bourbons à la tête de l’État, et les prérogatives de l’Église catholique (article 16.3). Revenons au LMD : comme le dit l’Athénée Basilio Lacort, « en bonne logique, si le franquisme est déclaré illégal dans la loi, comment ne pas faire de même avec ces accords franquistes » ?
Que signifie cette continuité avec une partie fondamentale de l’essence du régime franquiste ? Que l’Eglise catholique, malgré les grands progrès de la sécularisation de la société espagnole, continue à jouir de privilèges (économiques, éducatifs, symboliques, médiatiques…) incompatibles avec la démocratie, car ils représentent une violation du principe d’égalité entre les citoyens, et une atteinte à la liberté de conscience des personnes, en particulier des plus vulnérables, comme nous le verrons.
Il convient de noter que l’Église jouit d’énormes prérogatives économiques (bien supérieures à celles du régime franquiste), puisque l’État lui fournit chaque année plus de 12 000 millions d’euros, entre allocations directes et exonérations fiscales, comme Europa Laica l’a calculé et dénoncé. En outre, les pouvoirs politiques ont facilité l’appropriation illégitime de plus de 100 000 biens publics inestimables par l’Église entre 1946 et 2015, par le biais de ce que l’on appelle les « immatriculations ». Celles-ci ont commencé sous le régime de Franco (1946) et se sont intensifiées en 1998 avec une loi d’Aznar. Et le pillage monumental a été validé en 2021, grâce à la complicité du gouvernement « progressiste » du PSOE et de Unidos Podemos, avec une liste déplorable et une fermeture ignominieuse.
Une bonne partie de l’argent que l’État verse à l’Église sert en outre à poursuivre l’endoctrinement catholique, élément essentiel du franquisme qui a favorisé, et en grande partie réalisé, l’intériorisation d’une idéologie irrationaliste, anti-scientifique et d’ultra-droite. Ce fondamentalisme atroce et fanatique a notamment permis la répression des femmes et des homosexuels, imposant un mode de pensée et de comportement extrêmement machiste et antidémocratique.
Le LMD vise à « réparer et reconnaître la dignité des victimes de toutes les formes de violence intolérante et fanatique ». Malheureusement, lorsque nous parlons des victimes du régime franquiste, nous avons tendance à oublier le grand nombre de personnes (en particulier les femmes et les homosexuels, mais aussi les hommes hétérosexuels) qui ont vécu des vies rabougries par la soumission de leur corps et de leur esprit aux diktats d’individus cyniques qui réprimaient et blâmaient leurs pensées, leurs désirs, leurs sentiments et leurs actions. Des victimes silencieuses qui n’ont pas payé de leur vie les atrocités commises par les catholiques nationaux, mais de leur vie, une vie diminuée et soumise. L’écrivain Esther López Barceló raconte, dans une interview au sujet de son roman « Cuando ya no quede nadie », « comment les femmes enfermées dans la sphère domestique ont réalisé de grands exploits de résistance dans l’une des périodes les plus sombres de notre histoire, à savoir la répression franquiste. …elles ont été confrontées à des situations terribles parce que la répression dont elles faisaient l’objet était double, de classe et sexuelle ».
La journaliste Carmen Rengel, dans « La loi de la mémoire démocratique, une incantation tardive mais honnête contre l’injustice », dit que le LMD envisage « une définition élargie de la victime » par rapport à la loi de 2007, mais je crains que la définition soit encore insuffisante, au moins dans le sens que je signale : victimes de quelle manière, et de qui ? Certes, le LMD reconnaît que » les femmes ont subi des humiliations, des viols, des persécutions, des violences ou des sanctions pour leur activité publique ou politique, pour le seul fait d’être femmes ou pour avoir été mères, compagnes ou filles de personnes persécutées, victimes de représailles ou assassinées. …elles ont été réprimées pour avoir tenté d’exercer leur droit au libre développement personnel et pour avoir transgressé les limites de la féminité traditionnelle », et ajoute plus loin que la répression contre les femmes « se manifesterait sous une forme de répression idéologique, morale, religieuse et sexiste qui viserait les femmes les plus vulnérables de la société, telles que les mères de familles nombreuses, les femmes pauvres ou célibataires ». Cependant, cette répression s’est exercée de manière soutenue et déguisée en bienveillance sur toutes les femmes, et pas seulement sur elles, et ce qui est essentiel, dès l’enfance, à travers l’endoctrinement et la répression religieuse qui ne sont pas décrits et développés dans la loi, mais qui attaquent sans relâche leur autonomie morale, leur liberté de conscience, et donc le développement de leur vie.
Pour toutes ces raisons, bien que l’art. 34 de la LMD promet « …des mesures destinées à éviter que les violations des droits de l’homme qui ont eu lieu pendant le coup d’état, la guerre et la dictature ne se reproduisent », il ne ressort pas clairement de la loi que la violation des droits de l’homme des enfants qu’implique la catéchèse continue d’être perpétrée aujourd’hui ; plus particulièrement, en ce qui concerne la responsabilité de l’Etat, la catéchèse scolaire – anti-scientifique, misogyne et homophobe – dans les matières de la religion catholique (et d’autres religions). Seulement, évidemment, les effets néfastes de la catéchèse sont aujourd’hui atténués, heureusement, grâce à un environnement plus sécularisé.
Au lieu de mettre fin à ce harcèlement mental, les gouvernements démocratiques de tous bords l’ont étendu aux irrationalités et à la décrédibilisation morale d’autres religions, comme l’islam, l’évangélisme ou le judaïsme. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les abus mentaux des catéchistes sont très souvent le prélude aux très nombreux abus sexuels sur les enfants. En d’autres termes, l’endoctrinement religieux promeut non seulement la soumission des femmes aux hommes, introduisant une idéologie sexiste qui favorise la persistance de la violence de genre, mais facilite également un environnement d’abus d’autorité et de pouvoir qui favorise l’abus sexuel des garçons et des filles.
Par conséquent, il est clair que pour développer la mémoire démocratique dans les écoles, il ne suffit pas d’introduire dans le contenu du programme un récit de la répression qui a eu lieu pendant la guerre et la dictature, mais il est également nécessaire d’éliminer l’abus mental religieux qui était si caractéristique de la dictature elle-même.
En résumé, pour respecter véritablement la mémoire démocratique, il est nécessaire de récupérer une version actualisée de l’État laïque (la Seconde République) qui a été détruit par le coup d’État de Franco en 1936. Il faut mettre fin à l’endoctrinement religieux des enfants (en échange, une éducation émancipatrice dans une école publique, universelle et laïque), et il faut mettre fin aux prérogatives de toutes sortes de l’Eglise catholique. Sans cela, la mémoire démocratique et les droits de l’Homme continueront d’être bafoués. Rappelons que, contrairement à ce que propage le cléricalisme, la laïcité n’est pas antireligieuse, mais établit un cadre de coexistence dans l’égalité où les convictions individuelles peuvent se développer librement, dans le respect de la loi commune et sans ingérence de l’Etat.
Pour en revenir à l’anniversaire du 3 janvier : puisque, comme l’a écrit Gonzalo Puente Ojea, la laïcité est un principe inséparable de la démocratie, et que les Accords avec le Saint-Siège constituent un obstacle insurmontable à la réalisation d’un État laïque (véritablement démocratique), nous, à Europa Laica et dans d’autres organisations laïques, insistons sur la nécessité urgente de dénoncer et d’annuler (et non de mettre à jour ou de modifier) ces Accords, et, naturellement, ceux de 1992 avec d’autres dénominations religieuses. Espérons que les forces « progressistes » au pouvoir rendront effectif ce progrès fondamental, de sorte qu’à l’occasion du 46ème anniversaire des Accords de 1979, nous puissions célébrer le fait que ceux-ci, les Accords de 1992, et toutes les lois, normes et habitudes politiques qui en découlent, ne sont plus en vigueur.
*Juan Antonio Aguilera Mochón, membre du conseil d’administration d’Europa Laica.
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