Élaborée par Locke (1632-1704) et Montesquieu (1689-1755), la théorie de la séparation (qui ne signifie pas indépendance) des pouvoirs vise à séparer les différentes fonctions de l’État, afin de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice du pouvoir. Cependant, cela fait belle lurette que la mission du pouvoir « exécutif » ne se borne plus à l’exécution des lois ! Bref, la séparation des pouvoirs conçue aux XVIIe et XVIII e siècles n’a plus grand-chose à voir avec ce que nous identifions comme telle de nos jours. Ci-dessous un texte de Alexis Leclef.
Dans tous les cours de science politique bien ordonnés, on commence par elle. On en fait une pierre angulaire de la « démocratie » parlementaire, une des-mots-cratie parle-menteur qui n’a jamais aussi bien porté son nom pour être, outre le paravent derrière lequel se cache le vrai pouvoir des intérêts financiers, le pouvoir des mots sur les choses, celui de masquer ce qu’il en est, ou dire le contraire de ce qu’il en est.
Mystère fondamental, fondateur même pour une part de la science politique, décidément bien inspirée sur ce coup là, la séparation des pouvoirs est comme le pendant profane du mystère de l’Incarnation chez les catholiques, par lequel un quidam plutôt illuminé qui se serait baladé il y a quelque deux millénaires en Palestine est considéré comme ayant révélé l’invisible. Pas la moindre once de rationalité dans tout cela, ce qui n’est d’ailleurs pas requis, la foi suffisant à elle seule amplement en matière de mystères.
Et de la foi, il en faut à renverser les montagnes pour avaler cette affaire de la séparation des pouvoirs consubstantielle à la des-mots-cratie ! Car, nulle part visible, elle est d’autant plus invoquée qu’elle ne paraît jamais. Comme la femme de Colombo, en fait…
Montesquieu, au XVIIIe siècle, en serait le fondateur. Il passe pour être le père de la démocratie moderne alors qu’il ne défendait, en prônant un parlementarisme extrêmement élitiste, rien d’autre que les aristocrates opposés à l’absolutisme royal. Il est aussi ce Moïse des Temps Modernes, un des prophètes de la sciences politique contemporaine particulièrement prisé pour avoir énoncé moins les lois elles-mêmes que l’« esprit des lois », ainsi qu’il intitulait son ouvrage de référence. Son précepte de la séparation des pouvoirs est depuis lors partout énoncé, rappelé et psalmodié telle une litanie dans les enseignements universitaires. Il est déjà inculqué dès l’école secondaire, voire, pour les plus zélés des maîtres, dès la fin du primaire, période des communions solennelles.
A l’image de la divinité chrétienne, il se décline comme suit : il y a dans le monde de l’« État de droit », non pas un mais trois pouvoirs. La Sainte Trinité dans sa version terrestre en somme. Mais à sa différence – rendons à Dieu ce qui est à Dieu -, ces trois-là ne sont pas mélangés l’un aux autres, mais séparés. Très importante cette séparation ! C’est le fondement du mystère lui-même d’ailleurs.
On le sait, les trois pouvoirs, le législatif, l’exécutif et le judiciaire y jouent chacun leur rôle, et chacun dans leur camp. Le législatif… il fait les lois ; l’exécutif… il les exécute ; et le judiciaire… il les contrôle. Facile – les étudiants aiment avoir cette question à l’examen ! Et bien plus simple que de définir ce que font respectivement le Père, le Fils et le Saint-Esprit, notons-le au passage… Trop beau pour être vrai cependant. Car ces trois pouvoirs, tout sauf séparés en réalité, sont non seulement intriqués entre eux et confondus, mais encore ne font pas ce que l’on dit qu’ils font.
Le judiciaire n’est pas autonome des deux autres. Les juges, s’ils sont nommés à vie pour que leur « indépendance » soit garantie, la perdent par mille autres nœuds qui les lient aux protagonistes des deux autres pouvoirs : leur désignation est le fruit de jeux politiques, d’un savant dosage entre les partis à l’un desquels ils sont priés, sinon d’adhérer, du moins de faire allégeance.
Cette confusion des pouvoirs est encore plus vraie dans la façon dont sont faites les lois. Selon le Credo de Popo, ce pouvoir en revient au législatif de façon exclusive, c’est-à-dire aux organes parlementaires. L’exécutif, c’est-à-dire le gouvernement auquel, dans les monarchies constitutionnelles, comme en Belgique, on ajoute le roi – pour faire joli -, se contentant, comme son nom le dit si bien, de les exécuter.
Et pourtant, qui fait les lois ? Le Parlement, ou le gouvernement ? Bonne question : est-ce le Parlement qui légifère dans les grands domaines de la vie politique, sociale, économique, internationale, en matière de sécurité sociale, de services publics, de politique économique, de finances, de budget, d’impôts, de réformes institutionnelles, d’immigration, de répression, d’accords extérieurs politiques et militaires, etc. ?
Toutes ces lois, les plus importantes dans la vie d’un pays, émanent sans contestation possible du gouvernement. En conséquence, il faut reconnaître que c’est, non le législatif, mais l’exécutif qui fait les lois ! Certes, il existe bien quelques lois qui sont issues de l’« activité parlementaire », mais il ne s’agit là que d’une infime minorité d’entre elles et, de façon générale, d’intérêt relativement mineur si ce n’est sur les questions dites « éthiques ». A ce titre, proposition de loi de deux sénateurs visant à légaliser l’avortement, votée en 1990, fait office d’exception (elle avait par ailleurs donné lieu à la surprenante « grève royale » de Baudouin pour « motifs moraux »).
Ainsi, en parfaite contradiction avec la théorie de Montesquieu, dans l’immense majorité des cas, c’est l’exécutif (le gouvernement) qui « fait » les lois, non le législatif. Et c’est en revanche le législatif (le parlement) et non l’exécutif qui, en les sanctionnant par un vote le plus souvent majorité contre opposition, … exécute ! C’est-à-dire l’exact inverse de ce que l’on raconte ! Les voies du Seigneur Popo, décidément, sont bien impénétrables !
Alexis Leclef
Paru dans Le Bateau ivre / El Batia moûrt soû, n° 62, Juin. 2010
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