Il y a quatre-vingt-dix neuf ans, la première exposition des peintres surréalistes


Le surréalisme s’expose à Paris en 1925

Subversion, révolution, l’engagement politique ? Des réponses multiples. Art, libération de la création, subversion et révolution. A minuit, le 13 novembre 1925, s’ouvrait, galerie Pierre, rue Bonaparte, la première exposition de peinture surréaliste. En dehors de l’horaire d’ouverture, gentiment provocateur pour une présentation d’œuvres visuelles, cette exposition se distingue d’une longue série de manifestations à caractère ouvertement subversif, où l’art en tant que produit identifiable, et donc susceptible d’entrer dans le cycle marchand, était souvent nié, au moins dans les déclarations de principe et les manifestes qui marquèrent la période Dada, de 1919 (pour la France) à 1924, puis le début du surréalisme. Le texte du catalogue, rédigé par André Breton et Robert Desnos, n’a rien d’une déclaration de guerre contre les artistes officiels, ou contre les marchands. Il se propose simplement – et y réussit merveilleusement – de « commenter », sous forme d’une sorte de poème en prose, les tableaux et les dessins exposés galerie Pierre.
Le ton est radicalement différent, non seulement des manifestes Dada – un mouvement né pendant la Première Guerre mondiale et en violente révolte contre elle – qui niaient la peinture, la poésie, l’art, mais aussi de précédentes manifestations surréalistes, comme le Banquet Saint-Pol Roux, où Michel Leiris provoqua la foule avec son célèbre « A bas la France ! »… Les surréalistes sont-ils en train de s’assagir ?
Nous allons voir que non, mais ils approfondissent leur action, en assumant la part artistique de leurs interventions, sans renoncer, bien au contraire, à la subversion, mais en l’envisageant du point de vue de l’efficacité.

Par Michel Sidoroff

Le surréalisme, qui n’est ni une école littéraire ni une école esthétique pour les peintres et les sculpteurs, revendique d’être le « mouvement réel de la pensée », « la dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale », tel que l’approche André Breton dans son premier Manifeste du surréalisme. Le mot d’ordre central du surréalisme est dans la reprise de la pensée de Rimbaud, dans son « changer la vie ». Il ambitionne de proposer un dépassement de la vieille opposition entre l’imagination et la réalité, reprenant ainsi en l’amplifiant la revendication de Baudelaire : que l’action devienne sœur du rêve.

En 1925, deux questions se trouvent simultanément posées aux surréalistes, deux questions dans deux domaines différents, mais non dénués de liens, deux questions auxquelles le groupe et des membres du groupe vont répondre en plusieurs temps et sur un mode parfois contradictoire.

La première question est d’ordre apparemment artistique : quand on s’est fixé le but d’élucider le fonctionnement de l’esprit, quand on s’engage à libérer les forces de l’imagination, hors de tout cadre préétabli, peut-on « faire de l’art » ? Plusieurs des peintres exposés le 13 novembre 1925 ont déjà répondu par la négative à cette question. Qu’il s’agisse de Joan Miro, d’André Masson ou de Paul Klee, ils accordent une place particulière à l’« automatisme », rejoignant la pratique d’écriture de Breton ou de Philippe Soupault dans Les Champs magnétiques. On sait depuis qu’il n’y a pas d’automatisme pur et que l’œuvre, pour acquérir une certaine portée, se doit de ménager un dialogue entre pensée consciente, élaborée, et automatisme, ou activité de rêve sous contrôle. Mais cette période est marquée par les expériences, comme le justifiera la création du Bureau de recherches surréalistes.

Expériences des sommeils, avec Desnos, expériences d’automatisme, de plongée dans l’inconscient… Ainsi le Carnaval d’Arlequin, de Joan Miro, tout en proposant un ensemble spatial construit, permet à des créatures qui semblent venues des rêves de l’enfance de vaquer à des occupations parfaitement étrangères à tout esprit d’utilité ou d’imitation du réel (notre reproduction). Avec André Masson, figure centrale à l’époque pour les peintres surréalistes, on est au plus près de l’automatisme, en particulier dans les dessins. Ses portraits des poètes surréalistes, très inspirés, sont célèbres. Masson tente d’introduire l’automatisme, donc la dictée de l’inconscient, dans la peinture. Il sera d’ailleurs très vite conscient des difficultés : peindre n’implique pas des gestes aussi rapides et libres que dessiner. Il représente alors à ce moment la puissante synthèse des expériences passées, comme le cubisme, et de l’esprit réellement nouveau que représente l’écoute de l’inconscient dans le surréalisme.

On ne veut pas « faire de l’art », mais on expose des peintures, on les vend, comme on vend et achète des objets « primitifs » parallèlement, et bientôt une Galerie surréaliste s’ouvrira, en 1926, proposant par exemple les œuvres de Picabia, très marquées par son activité « anti-artistique ».

La question des moyens de subsistance, de l’inscription dans la société, dans les rapports de production, se pose avec acuité, et pourtant les surréalistes auront tendance, au cours de la période naissante du mouvement, à ne considérer ces problèmes que d’une manière extérieure à eux.

La seconde question est d’ordre politique et donc philosophique. Les surréalistes, violemment révoltés par la guerre du Rif, où le colonialisme français massacre, cette même année 1925, les indépendantistes du Maroc, ont multiplié les déclarations anticolonialistes et antipatriotiques.

Ils ont entamé un dialogue avec le groupe Clarté, fondé par Henri Barbusse, qui rassemble alors des intellectuels que l’on dit à l’époque « communisants ». La question du communisme, de la participation à ce mouvement, des formes possibles de cette participation, avait été posée dès avant la création du groupe surréaliste. Aragon y avait répondu alors par un pamphlet intitulé Moscou la gâteuse, montrant déjà ainsi son incompréhension de la nature de la révolution, qui libérait alors l’expression artistique, tout en apportant la paix, le pain et la dignité aux masses ouvrières et paysannes. Parmi ceux-ci qui vont finir par adhérer au PCF, Pierre Naville, qui considère que la préoccupation initiale des surréalistes est d’ordre métaphysique, car elle étudie le fonctionnement de l’esprit en dehors des rapports de classe, en dehors des rapports de production, mais il invite ses camarades à rejoindre le PCF afin qu’ils se mettent en accord avec leurs déclarations d’adhésion à la révolution.

André Breton, lui, ne renonce pas à la spécificité de la démarche surréaliste et se refuse d’abord à toute absorption. Il ne renoncera d’ailleurs jamais à cette spécificité, une démarche d’artistes et de penseurs dont il estime qu’ils ont droit à leur propre espace. Jusqu’en 1924-1925, il s’est donc tenu sur la réserve, tout en affirmant un antimilitarisme tranché, tout comme son ami Benjamin Péret. En 1925, la guerre coloniale du Rif pousse les surréalistes à choisir. Avec Breton, beaucoup le font en dénonçant l’Etat français et son intervention colonialiste, et contre les « intellectuels » qui se rallient, avec Claudel en particulier, à cette nouvelle union sacrée. « 14-18 » avait laissé à ces jeunes poètes, horrifiés par le chauvinisme militarisé et obligés de participer à la guerre, le souvenir d’une boucherie atroce.

Cela n’empêchera pas un Benjamin Péret, d’une manière plus conséquente que Breton et Aragon, d’adhérer au PCF, puis de rejoindre l’Opposition de gauche contre le stalinisme, et enfin la IVe Internationale. Quand Breton et Aragon adhéreront au PCF, ils seront consternés, comme Péret, lorsqu’il écrit ses chroniques sur le cinéma dans L’Humanité, par l’attitude hostile du parti à leur égard, par sa complaisance envers les formes et les expressions artistiques les plus conventionnelles, et envers des artistes radicalement éloignés du communisme, comme Blaise Cendrars. Il est probable que la stalinisation en cours du PCF a joué également un rôle très négatif dans l’évolution de leur pensée politique.

Ces débats de l’année 1925, avec les enjeux futurs qu’ils comportaient, forment le décor véritable sur lequel s’inscrit la première exposition de peinture surréaliste. En même temps que s’affirme peu à peu la nécessité de participer à l’action de la classe ouvrière et au combat pour la révolution, les surréalistes affirment l’originalité de leurs œuvres, creusent

un sillon qui ne cessera de s’élargir jusque dans les années quarante. Breton, face au questionnement pressant de Pierre Naville (après finalement une courte adhésion au PCF en 1926), préfère rester dans l’expectative. Tout se passe comme si ce poète, que son intuition, cette conscience de « l’air du temps », n’a jamais pris en défaut – comme le rappelle Maurice Nadeau, dans son Histoire du surréalisme – pressentait qu’il était trop tôt, que des développements étaient nécessaires pour se décider. Les années 1926-1927 vont le lui confirmer, comme le fera aussi l’ahurissante et répugnante capitulation d’Aragon devant les staliniens à Moscou en 1930, condamnant ses camarades surréalistes et se rangeant du côté du sinistre « réalisme socialiste » de Staline et de sa politique de trahison du bolchevisme. De Moscou la gâteuse à l’encensement du Guépéou, la boucle anticommuniste était bouclée…

Au sortir de la barbarie de 1914-1918, après la pure, mais finalement stérile révolte de Dada, avant le retour de la barbarie en 1939, cette première exposition des peintres surréalistes, dans la modestie qui était la sienne, affirmait la nécessité de l’art en tant que révolte et construction, quoi qu’en fissent les marchands ou les critiques, face à une société porteuse de mort.

Michel Sidoroff
in I.O. Décembre 2015 – p. 15