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Jaurès aurait été assassiné par un déséquilibré. Affirmation fort pratique de dénoncer un acte individuel, quand c’est toute une partie de la France, ses écrivains, ses députés, sa presse et jusqu’à l’entourage du président Raymond Poincaré, qui criait, murmurait, écrivait son souhait de le voir mort. Jean-Claude Roujeau nous livre – ci-dessous – une analyse détaillée des complicités multiples de ce meurtre éminemment politique, et du caractère écœurant du déroulement du procès de Villain. Ne nous étonnons pas de trouver parmi les témoins à décharge du criminel l’ineffable Marc Sangnier ; fondateur du très catholique « Sillon ». Oui, Jaurès fut bien le premier Fusillé pour l’exemple de la « grande » guerre. Il fallait sa mort pour la déclencher à loisir.
Jaurès, premier Fusillé pour l’exemple de 1914-1918
Jean-Claude Roujeau,
Petit fils de « Poilu », Professeur « émérite » de Médecine
Jean Jaurès a été abattu le 31 Juillet 1914 à Paris par Raoul Villain. « ILS » ont tué Jaurès s’écriait un témoin.« Pourquoi ont-ILS tué Jaurès ? » chantera plus tard Jacques Brel. Deux jours plus tard éclatait la monstrueuse boucherie qui a bouleversé l’histoire de l’Europe. Qui peut douter de « pourquoi ILS ont tué Jaurès » ? La raison était et reste évidente. Ouvriers et paysans, alors majoritaires dans la population française, ne voulaient pas de cette guerre et comptaient sur Jaurès pour l’éviter au prix, s’il le fallait, d’une grève de la mobilisation. Jaurès y aurait-il appelé ? On ne le saura jamais. Ce que chacun sait trop bien, c’est que son assassinat a détruit brutalement tout espoir que l’on puisse encore éviter la guerre.
Quelques mois après que Gavrilo Princip ait abattu l’archiduc d’Autriche à Sarajevo, les coups de feu de Raoul Villain donnaient le « second signal » de la course à l’abîme. Le ministre de l’Intérieur déclarait aussitôt renoncer à utiliser les « carnets B », liste des « agitateurs » suspects de pouvoir saboter l’effort de guerre et qui devaient être arrêtés préventivement. Le Parti Socialiste, les syndicats ralliaient l’ « Union Sacrée » contre les « boches ». Paysans et ouvriers partaient, fleurs aux fusils et sous les vivats « Nach Berlin ».
Cinq ans et 9 à 10 millions de morts plus tard, en 1919 Raoul Villain était acquitté par un Jury populaire. Le tribunal condamnait en toute logique la famille Jaurès à payer les dépens du procès contre un innocent (en fait, les frais ne lui furent pas réclamés). Les minutes du procès Villain ont été publiées au jour le jour par l’Humanité de l’époque, et sont consultables sur internet. Lisez-les, c’est long, mais passionnant. Les débats attestent à mes yeux d’un chef d’œuvre de procès préfabriqué. Magistrats et avocats des deux camps se sont d’évidence entendus de A à Z sur le scénario du spectacle.
Le synopsis est limpide : « Raoul Villain n’est qu’un faible, un peu fou, qui a agi seul par patriotisme simpliste. Il a commis une faute inexcusable, car Jean Jaurès, à l’instar du Parti Socialiste, n’aurait pas manqué de rejoindre l’Union Sacrée pour contribuer à la grande Victoire ». Le principal avocat de la partie civile, Joseph Paul-Boncour, Député socialiste, puis radical-socialiste, sera l’un des organisateurs du transfert au Panthéon des restes de Jaurès dès que possible (10 ans après son décès, 5 ans après le procès Villain). Sa plaidoirie « contre Villain » est un brillant brouillon de son futur discours d’hommage à Jaurès au Panthéon.
Le contexte politique de 1919 était dominé par les violents débats qui divisaient le Parti Socialiste et aboutiraient quelques mois plus tard à sa scission et à l’adhésion majoritaire à l’Internationale Communiste (Congrès de Tours, 1920). Les objectifs politiques consensuels du procès de Villain étaient donc évidents. Il s’agissait de sanctifier la personne de Jaurès, d’éviter sa récupération par les bolcheviques (qui ont eu le culot de lui ériger une statue « au demeurant fort laide »), et d’écarter la moindre suspicion d’une possible manipulation de Villain par qui que ce soit. Tous les faits pouvant faire soupçonner une manipulation ont été soigneusement évités ou éludés dans ce procès.
Argent. Lors du crime, Villain venait de s’habiller de neuf de pied en cap « comme un Milord », d’acheter l’arme du crime, de s’offrir un « bon restaurant » et avait encore en poche 350 ou 450 Francs (équivalent à 1 100 à 1 500 € en 2011)1 Sa seule ressource était une pension mensuelle de 150 Francs venant de son père. Pressentant quelques difficultés sur ce point, Villain avait écrit à un futur témoin de sa défense pour lui demander de bien insister sur sa frugalité et son sens de l’économie, grâce auxquels il avait pu se payer 2 mois de voyage en Grèce un an auparavant (lui ayant coûté selon lui 1 200 Fr, 4 500 Euros en 2011). Précaution superflue : ni le Procureur, ni la Partie Civile n’ont eu l’indélicatesse de poser de question sur un sujet aussi vulgaire.
Adresse de Jaurès. Deux jours avant le meurtre, Raoul Villain s’était rendu au domicile personnel de Jaurès, revolver en poche et intention homicide en tête. Jaurès était alors au Bureau Socialiste International à Bruxelles, cherchant à enrayer la course à la guerre. Dans une annotation au compte-rendu d’audience publié chaque jour, un journaliste de l’Humanité demande « comment Villain avait-t-il obtenu une information connue uniquement de très proches de Jaurès et ne figurant dans aucun annuaire ? ». La pertinence de la question ayant échappé aux avocats de la partie civile, c’est l’Avocat Général qui l’a posée dans une audience ultérieure… Tout le monde s’est contenté de la réponse de Villain: « Eh bien un jour, de fin Mai ou au début de Juin, j’avais pris son adresse »… Commentaire immédiat du Président du Tribunal lui coupant la parole : « c’était le commencement déjà de la préméditation… ». Et voilà ce gênant « comment » fort brillamment escamoté avec le concours précieux du Président.
Villain a-t-il agi seul ? C’est la version officielle. Mais quid de l’ « homme au rideau » ? Plusieurs des convives partageant le dernier repas de Jaurès au Café du Croissant ont affirmé avoir vu quelques personnes groupées devant le café (témoignage de Marius Viple), puis quelques minutes avant le crime un homme, qui n’était pas Villain, écarter le rideau de la fenêtre ouverte sur la rue pour jeter un œil sur l’assistance. Quand ce fait est rappelé lors du procès (témoignage de Daniel Renoult), Paul-Boncour déclare : « C’est la première fois que l’idée d’un individu pouvant accompagner Villain se présente. Il est évident qu’étant donné l’état du dossier de l’instruction nous n’en ferons pas état ». Nouvel escamotage, mais surtout réaffirmation claire aux Magistrats, comme aux défenseurs de Villain que la partie civile ne sortira pas « des clous » du scénario préétabli.
Etait-ce vraiment la première fois ? Non, ces témoignages avaient été recueillis pendant l’enquête. Paul-Boncour connaissait-il mal son dossier ?
Villain facilement manipulable ? Jean Longuet, a rapporté au procès le témoignage d’anciens compagnons de chambrée de Villain sur l’extrême malléabilité de ce dernier. Maitre Géraud, défenseur de Villain, protestant, Jean Longuet répond : « Messieurs, je ne vois pas pourquoi ce propos a pu provoquer une protestation… il tend à montrer combien dans cette affaire, vous n’avez en face de vous qu’un instrument et que ceux qui l’ont manié ne sont pas ici. Telle est du moins ma conviction profonde ». Maitre Géraud demande alors à Jean Longuet de « dire si dans sa pensée, Villain est un isolé ou bien s’il a eu des complices ». Jean Longuet : « La question, c’était à l’instruction d’y répondre. Il reste à savoir si elle a fait tout ce qu’il fallait pour cela. Moi, je n’en sais rien. ». Qui a (aurait pu) manipule(r) Villain ?
Qui profitait du crime ? D’évidence les plus ardents bellicistes. Ni le Kaiser, ni le gouvernement anglais, ni le gouvernement français, n’étaient les plus furieux. Les va-t’en guerre forcenés étaient les Serbes voulant s’affranchir définitivement de la tutelle austro-hongroise, le Tsar qui finançait journaux et groupes bellicistes en France et enfin le Vatican soutien indéfectible de la monarchie austro-hongroise avec sa « camarilla de Jésuites et de militaires »2 et désireux de punir la France de son attitude peu cléricale. Ajoutons-y les états-majors des différentes armées et les « marchands de canons » de tous les camps (voire de plusieurs à la fois). L’ambassadeur du Tsar à Paris « arrosait » journaux et hommes politiques bellicistes. S’y ajoutait une animosité personnelle contre Jaurès qui dénonçait publiquement et vigoureusement ces pratiques. Dans le calepin de Villain figurait un « prénom féminin de consonance slave ». Il a suffi que Villain affirme « c’est ma vie privée »3 pour stopper toute curiosité mal venue. Politiquement vraisemblable, la « piste russe » n’a cependant laissé aucune trace dans les archives de la police politique du Tsar récupérées par les bolcheviques. Ces derniers, s’étant empressés de divulguer toutes les preuves de la corruption d’hommes politiques et de journaux français, n’ont probablement pas trouvé de « dossier Villain », sans que cela permette pour autant d’exclure le rôle de l’Okrana.
Eduqué par les jésuites, extrèmement dévot, Villain a bénéficié jusqu’au bout d’un soutien sans faille du « catholique social » Marc Sangnier. Il dit de Villain à son procès : « C’est selon moi une nature très noble, très désintéressée, et quelque horrible que soit le résultat de son acte, il me semble impossible qu’il l’ait accompli, sinon pour faire ce qu’il croyait être son devoir ». Peut-on imaginer plus beau soutien moral et politique ?
Une fois acquitté, Villain est libéré, trop tard pour le dernier train pour Reims où réside sa famille. Il n’a ni domicile parisien, ni assez d’argent pour un hôtel. Il ne dormira pas pour autant dehors. Marc Sangnier l’héberge dans son hôtel particulier (rapport d’un « mouchard » de la Préfecture de police surveillant Villain).3
Finalement faut-il chercher « si loin » ? Ceux qui, dans l’armée française, n’ont pas hésité à faire fusiller pour l’exemple 639 de « leurs » soldats ne sont-ils pas les premiers suspects, organisateurs ou complices, du meurtre de Jean Jaurès. Qui que soient les manipulateurs de Villain, Jaurès a bien été le Premier Fusillé pour l’exemple de la grande boucherie de 1914-1918. C’est leur rendre justice à tous que d’associer son nom à l’hommage rendu par la Libre Pensée avec l’érection d’un monument pour la Réhabilitation collective des Fusillés pour l’exemple.
Jean-Claude Roujeau,
Petit fils de « Poilu », Professeur « émérite » de Médecine
in La Raison, Juillet-Août 2018
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Notes :
1 Equivalent de 1 Franc 1914 = 3,173 € selon la « Note d’information Insee du 01/02/2011 : Le pouvoir d’achat de l’euro et du franc » consultée sur Internet en 2017
2 Déclaration d’Adler représentant autrichien au Bureau socialiste international du 30 Juillet 1914.
3 Archives de la Préfecture de Police de Paris, consultées en 2012
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