André Lorulot au sujet de l’abbé Pierre


« Derrière l’hypocrite manteau de leur “ philanthropie ” Le bluff de l’abbé Pierre

par André Lorulot* La Calotte n° 94 de mars 1954

On a fait beaucoup de bruit autour de l’abbé Pierre… Dans toutes ses émissions, la Radio claironnait son nom et la presse lui consacrait de nombreux articles :

  • Les sans-logis de l’abbé Pierre !

  • Les œuvres de l’abbé Pierre !

  • Le mouvement de solidarité magnifique de l’abbé Pierre !

Le gouvernement lui-même (avouant ainsi son impuissance et son incapacité !) prend des mesures (anodines) pour aider le mouvement de l’abbé Pierre. L’affaire a été bien lancée et la publicité bien faite. Cela explique le grand engouement d’une partie du public.

Et comme un froid terrible sévissait, ce brave abbé Pierre apparaissait comme une sorte de “ sauveur “, délégué par le bon Dieu (qui aurait mieux fait de ne pas envoyer le froid…) pour soulager le sort cruel de la douloureuse humanité. Et de s’émerveiller… Et de constater doctement : “ Tout de même , ces curés, ils sont épatants ! Pour faire vraiment du bien, on ne peut guère compter que sur eux… “

Bonne propagande, non seulement pour M l’abbé Pierre, mais pour tous ses collègues curés, pour l’Eglise catholique dans son ensemble !

De nombreux lecteurs m’ont écrit pour M l’abbé Pierre, mais pour tous ses collègues curés, pour l’Eglise catholique dans son ensemble !

De nombreux lecteurs m’ont écrit pour me dire que toute cette mise en scène les avait agacés. Je les comprends.

Car ce bluff dissimule une énorme hypocrisie.

Ces grosses compagnies d’assurances, ces riches industriels, qui versent 50 ou 100 000 francs aux œuvres de l’abbé Pierre – oui, ce sont des hypocrites.

Quant aux pseudo-philanthropes faisant la récolte des vieux paletots et des couvertures pour les donner aux clochards…, ce sont peut-être des âmes sensibles, mais ce ne sont pas des cerveaux très lucides.

Il est nécessaire, évidemment de venir en aide à ceux qui souffrent, d’une façon parfois vraiment horrible, mais cela n’est pas suffisant. Le vrai remède est ailleurs, dans la refonte profonde de la société, dans la suppression de toutes les iniquités. Je ne mets pas en doute la sincérité de l’abbé Pierre, mais je regrette que son dévouement serve d’alibi (et de paratonnerre !) aux profiteurs , et aux privilégiés. La “ Charité “ n’est-elle pas considérée comme le meilleur moyen de faire obstacle… à la Révolution ?

Je ne puis croire que ces messieurs-dames avaient attendu le mois de février 1954 pour s’apercevoir qu’il existait un grand nombre de miséreux sans asile et sans ressources.

Cette honte n’est pas nouvelle, hélas ! Notre société, basée sur le pouvoir de l’argent et sur l’exploitation des pauvres par les riches, est une société de pirates et de criminels. Ne le saviez-vous donc pas ? N’aviez-vous jamais eu l’occasion de les rencontrer, ces minables, jeunes ou vieux, traînant leurs guenilles à travers les rues ? Nul ne leur accordait la moindre attention. Personne ne paraissait blessé par le contraste de cette misère et de ces affamés voisinant avec les boîtes de nuit brillamment illuminées, les luxueuses vitrines des bijoutiers, les automobiles splendides les fourrures, les palaces, les vedettes empochant vingt millions par semaine, les millions de M. Laniel (Joseph)…

Ceux qui chantent les cantiques à la gloire de leur bon Dieu ont-ils jamais pensé à lui demander des comptes pour toutes les souffrances dont il accable les petits ? Si le thermomètre descend à 20 degrés, c’est parce que Dieu l’a voulu n’est-ce pas ? C’est donc lui le principal coupable… M. l’abbé Pierre déclare être son représentant sur le terre et il s’efforce néanmoins de corriger, d’amender l’œuvre de son patron ! (1)

Sensible abbé Pierre ! Tous ces maux le révoltent et l’indignent. Il voudrait que tous les hommes soient heureux…

Ne sait-il donc pas que cela est impossible ? Car la terre est maudite à cause du péché. Et toutes les calamités “ qui ont fondu sur l’homme n’auront pas ici-bas de fin ni de trêve, parce que les funestes fruits du péché sont amers, âpres, acerbes, et qu’ils accompagnent nécessairement l’homme jusqu’à son dernier soupir… “ (Rerum Novarum.)

Non seulement la souffrance est inévitable, mais elle est bienfaisante, car elle permet à l’homme d’expier et de mériter le Paradis. “ Oui, la douleur et la souffrance sont l’apanage de l’humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n’y réussiront jamais, quelques ressources qu’ils déploient et quelques forces qu’ils mettent en jeu. “ (Loc. cit., pape Léon XIII.)

Voilà,qui n’est pas encourageant pour l’abbé Pierre – et pour tous ceux qui veulent supprimer la misère et la pauvreté !

Le Pape nous dit que cela est impossible. Il en parle à son aise, bien au chaud dans son palais, avec une armée de domestiques, le Pape : l’homme le plus riche de la terre…

Mensonge, hypocrisie…

M. l’abbé Pierre, dites-moi ce que vous pensez de cet enseignement de résignation et de soumission donné pendant des siècles par une Église associée aux féodaux pour écraser les humbles et les mener à coups de trique ? “ Heureux ceux qui souffrent ! “ Vous l’avez proclamé pendant des siècles. C’était une bénédiction du… Ciel de crever de froid et de faim !

  1. Autrefois, on aurait fait des processions pour demander à Dieu d’arrêter le froid… Comment se fait-il qu’ils n’osent plus en faire ? L’abbé Pierre demande maintenant un milliard. Il veut s’occuper de tout : sans-logis, sans-travail, secours, vêtements, locaux vacants, construction de maisons, etc. A quoi sert dans ces conditions, d’avoir un gouvernement, qui nous coûte si cher et qui ne fait rien ? Prenez bien garde, au système de l’abbé Pierre, quand vous aurez besoin d’un secours, c’est à un curé qu’il faudra aller le demander !

    Vous savez ce que cela signifie, au point de vue de la liberté de
    conscience ? La question du logement vous tourmente ? Ignorez-vous que les évêques et les curés ne sont pas les plus mal logés et qu’ils le sont gratuitement, en général ?

    Que pensez-vous de ceux qui poussent les pauvres à faire beaucoup d’enfants (et qui les paient pour cela, avec l’argent des contribuables), alors que la crise du logement est si grave, alors que le chômage, qui déjà se fait sentir, deviendra catastrophique dans quelques années ? Qu’en pensez-vous ?

    Et croyez-vous qu’ils seront quittes de leur criminelle politique en lâchant quelques billets de mille ou quelques vieilles couvertures hors d’usage ? Des bébés sont morts de froid dans des taudis infects. A qui la faute sinon à vos amis, qui nous interdisent d’enseigner aux parents ignorants les règles de la procréation consciente et réfléchie ?

    Mais il vous faut de la chair à travail, à chômage, à canon. Pas d’argent pour les vieux qui crèvent faute de charbon, mais la guerre fait rage en Indochine, où l’on continue à gaspiller des milliards, pour que les Missions et les Congrégations puissent conserver leurs immenses domaines, ainsi que les gros colons, les trafiquants de piastres, les exploiteurs de tout acabit.

    Ce n’est pas seulement au secours des miséreux de la métropole qu’il faudrait aller. Des milliers d’indigènes agonisent dans nos colonies, dépouillés par vos industriels, vos gros propriétaires et catéchisés docilement par vos missionnaires…

    Comédie ! Trompe-l’oeil ! Poudre aux yeux pour les badauds, qui se laisseront prendre, une fois de plus, par la propagande mensongère des gens d’Église…

    André Lorulot

P.S. – Un mot de l’abbé Pierre m’a frappé, lors de l’une de ces allocutions radiophoniques. J’ignore s’il l’a répété d’autres fois, ce mot, car je n’ai pas le temps d’écouter tous ces appels. Il a parlé des païens. C’est ce mot-là qui m’a choqué. On nous répète sur tous les tons que l’abbé Pierre est le plus généreux des hommes… Dans ces conditions, pourquoi se permet-il de mépriser les païens ?

Pourquoi laisse-t-il entendre que les chrétiens ont le monopole de la charité, de la fraternité ? Il sait bien que cela n’est pas vrai. Il sait bien que l’on trouve, chez les “païens“ et chez les incroyants, autant de dévouement, et quelquefois davantage, que chez les croyants ou pratiquants de tous les cultes ! Alors ? Serait-il aussi intolérant, aussi sectaire que la plupart des congénères ? »

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* A. Loulot a présidé la Fédération nationale de la libre pensée et dirigé son journal La Calotte.