Surexploitation et massacres colonialistes au “Congo belge” : “Une immonde saloperie”


Il y a 120 ans: Un énorme scandale éclate dans la presse internationale, qui cite plusieurs rapports officiels

Doté d’un environnement et d’un sous-sol extrêmement riches, le Congo-Kinshasa (ou République démocratique du Congo) est surtout connu de nos jours pour les guerres de dislocation qui y perdurent depuis des décennies, avec des conséquences désastreuses pour les populations, particulièrement à l’est du territoire. Mais quand on se penche sur l’histoire de ce pays, on se rend compte que l’une des périodes les plus effroyables que ces populations aient vécues est sans aucun doute celle passée, en tant que colonie, sous le joug de Léopold II, roi des Belges, puis de la Belgique elle-même. L’ampleur et l’horreur des exactions et des massacres du colonialisme y dépassaient tout ce qui pouvait être imaginé, au point qu’un énorme scandale international finit par éclater, en relayant dans la presse internationale les révélations de plusieurs rapports officiels.

Par S. K. Koza

Nullement découragé par les déboires de son père, le roi de Belgique Léopold Ier, au Guatemala dans les années 1840, le duc de Brabant, futur Léopold II, rêvait de conquêtes coloniales et de leurs richesses. Après son accession au trône en 1865, il concentra son attention sur l’Afrique, afin de s’approprier, selon ses propres termes, une part du « magnifique gâteau africain ».

Après s’être attaché les services de « l’explorateur » Stanley, qui lui-même s’alliera avec quelques chefs swahilis trafiquants d’esclaves, pour parcourir le bassin du fleuve Congo et lui ramener des « traités signés » avec quelques chefs africains, Léopold II jouera habilement, à la conférence de partage de l’Afrique, à Berlin (1884-1885), pour que ses pairs des grandes puissances européennes lui attribuent le territoire,à travers l’Association internationale du Congo qu’il avait préalablement créée, et qui affichait de prétendus buts humanitaires « de civilisation de l’Afrique centrale et d’abolition de l’esclavage ». Le 1er août 1885, naissait ainsi l’Etat indépendant du Congo (EIC), propriété personnelle de Léopold II, qui en était le souverain.

Exploiter ce territoire, qui fait quatre-vingts fois la Belgique, nécessite des « forces de l’ordre », en fait de contrainte et de répression. L’administration de l’EIC va les constituer sous le nom de « Force publique », d’abord avec des mercenaires, principalement scandinaves.Ensuite, sous prétexte de lutter contre l’esclavage, elle va racheter des captifs aux trafiquants d’esclaves, mais, au lieu de les libérer, elle va les intégrer à la Force publique ou à d’autres corps de l’administration. Des enfants étaient aussi kidnappés, en particulier aux populations qui ne se soumettaient pas à la colonisation, et déportés vers d’autres régions où ils étaient mis dans des « colonies » tenues par les missionnaires.

Pendant longtemps, la principale ressource exportée par l’EIC fut l’ivoire. Mais à force de tuer les éléphants, ceux-ci se raréfiaient, mettant en danger l’entreprise du roi des Belges. L’invention,en 1888, par l’Ecossais John Boyd Dunlop, du caoutchouc gonflable devant équiper les roues des voitures et autres bicyclettes, offrit à Léopold II l’occasion de rendre enfin rentable son aventure coloniale au Congo, qui, « projet moribond, venait d’un seul coup de se transformer en un miracle économique époustouflant », écrit le journaliste hollandais David Van Reybrouck (DVR [1]). Mais ce sera alors l’enfer pour les Africains. Comme il ne s’agit pas de plantations mais d’arbres sauvages, la collecte du caoutchouc dans la forêt était un travail long et pénible, qui nécessitait beaucoup de main d’œuvre. Plus la quantité à collecter était importante, plus il fallait s’enfoncer dans la forêt. Les Africains n’avaient donc aucune raison d’accomplir cette tâche de bonne grâce.

C’est là que les agents de l’EIC vont donner toute la mesure de leur capacité à contraindre la population à contribuer à enrichir le roi.

Désormais, l’impôt devait être payé en caoutchouc. Le quota imposé était arbitraire et variait d’une région à l’autre. Pour imposer ce travail forcé, camouflé sous le nom d’« impôt », tous les moyens seront bons : prise en otage des chefs et des femmes, enterrement vertical, à côté d’une fourmilière, des chefs récalcitrants, avec juste la tête qui sort de terre, bastonnade, massacre des populations qui ne remplissent pas leur quota.

Comme l’administration de l’EIC veillait à la bonne utilisation de ses munitions, lorsque les expéditions punitives étaient confiées à des auxiliaires noirs, ces derniers devaient, à leur retour, rendre compte à leur chef blanc de leur utilisation en lui rapportant les mains droites coupées à chacune de leurs victimes. C’était en quelque sorte leurs « notes de frais » (DVR, p. 111).

C’est ainsi que, loin des objectifs philanthropiques — la lutte contre l’esclavage — officiellement affichés, tout le Congo a été transformé en un immense camp d’esclaves. Sous le vrai visage hideux du colonialisme, celui d’une succession d’exactions criminelles aux conséquences tragiques, la surexploitation imposée à tout le pays dégageait des profits presque sans limites pour enrichir le roi Léopold II et la Belgique.

En ce qui concerne les conséquences démographiques, il n’y a pas de chiffres officiels pour cette sombre période. Mais les informations recueillies par David Van Reybrouck permettent de se faire une idée. Il écrit : « Les populations devinrent des serfs de l’Etat. Léopold II était parti en guerre contre l’esclavage afro-arabe, du moins formellement, mais l’avait remplacé par un système encore pire. (…) Les conséquences furent dramatiques. Les champs étaient en friche. L’agriculture se réduisit aux plantes les plus élémentaires. (…) La population était amorphe, affaiblie et sous-alimentée. Elle était donc très exposée aux maladies. (…) En 1904, George Grenfell écrit : “(…) Sur mille lieues le long du fleuve (deux mille lieues de rives) entre Léopoldville [actuelle Kinshasa] et Stanleyville [actuelle Kisangani], je doute fort, après avoir compté les habitations et effectué une estimation très approximative, qu’il y ait encore cent mille personnes dans toutes les petites villes et tous les petits villages le long du fleuve. « Alors qu’il s’agissait auparavant de la région la plus peuplée à l’intérieur des terres. Dans certains villages, 60 à 90 % de la population disparurent. Lukolela, un des postes les plus anciens le long du fleuve, avait en 1891 environ six mille habitants ; en 1903, ils étaient moins de quatre cents » (DVR, pp. 114-115). Les témoignages que nous publions dans notre encadré en attestent, il s’agit donc d’une hécatombe difficilement imaginable, que l’on pourrait pratiquement qualifiée de génocide, à ceci près que le moteur de ce crime de masse n’est pas ici la volonté de tuer des Africains en raison de leur race ou de leur religion, mais celui de les terroriser pour les contraindre au travail forcé à l’échelle de tout un peuple, l’objet même de l’esclavage.

Très tôt, des voix se sont élevées pour dénoncer les exactions constatées au Congo : en 1890, lettre de Georges Washington Williams, un Afro-Américain, au président des Etats-Unis et à Léopold II ; en 1895, les Etats-Unis réclament une enquête à la suite de la dénonciation des exactions par l’American Baptist Missionary, installée au Congo ; à partir de 1900, les missionnaires protestants exprimèrent de plus en plus clairement leur dégoût ; en 1903, la campagne contre les exactions au Congo, contre le « caoutchouc rouge » (du sang des Africains), prend de l’ampleur en Angleterre, à partir de la constatation faite par Edmund Morel, un agent d’un armateur britannique installé à Anvers, que les bateaux quittaient ce port pratiquement vides (en dehors des armes et munitions) et revenaient du Congo chargés à ras bord de caoutchouc.

C’est surtout le rapport de Roger Casement, consul britannique au Congo, publié en 1904, qui fait exploser le scandale et va forcer la main à Léopold II et aux milieux d’affaires belges.

Sous pression, ayant peur d’être personnellement éclaboussé par le scandale, et avec la hantise que les puissances européennes pourraient utiliser le prétexte des exactions au Congo pour lui arracher ce joyau, Léopold II sera obligé d’envoyer lui-même une commission d’enquête internationale indépendante qui confirmera, pour l’essentiel, un an plus tard, ces barbaries. Léopold II n’avait plus le choix. Le 15 novembre 1908, il renonça à sa propriété personnelle au profit de la Belgique. Désormais, le territoire s’appellera « Congo belge ». Comme on pouvait s’y attendre, si le changement de tutelle va amener l’abandon de certaines pratiques barbares, l’exploitation capitaliste sous un régime colonial va continuer, avec tout ce que cela suppose de nouvelles exactions contre la population. Les agents de l’impérialisme ont toujours présenté la colonisation comme une œuvre civilisatrice. Le cas du Congo-Kinshasa montre, s’il en était besoin, que l’exploitation capitaliste arrivée au stade impérialiste n’est que barbarie.

Au Congo, comme l’écrit David Van Reybrouck, ce fut « une immonde saloperie ».

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(1) Cité dans : Congo, une histoire, éditions Actes Sud, p. 108.

TÉMOIGNAGES

Un spectacle d’esclavagisme en grand”

L’Etat indépendant du Congo (EIC) achetait des captifs aux trafiquants d’esclaves. Mais ces « libérés » ne l’étaient que de nom, car l’EIC ne leur rendait pas la liberté pure et simple.

Les conditions dans lesquelles ces « libérés » étaient conduits jusqu’à la région où ils allaient être utilisés font qu’un grand nombre d’entre eux mouraient en chemin. Dans un rapport daté de juillet 1892, adressé au gouverneur général de l’EIC, le juge Marcellin Desaegher, après une visite dans le Haut-Congo, écrit : « Un fait capital : les trois quarts des libérés périssent avant d’arriver à la destination où ils peuvent être utilisés. » Il pose ensuite la question : « Quelles sont les causes de cette grande mortalité ? Les fers ou les chaînes les tuent en peu de temps. C’est pourquoi les Arabes [en fait les Swahilis] ne font guère de prisonniers mâles adultes. » Après une tournée au Congo en 1895, un missionnaire, Camille Varonslé, dans une lettre à son supérieur, renchérit : « On trouvait que nous étions en présence d’un spectacle d’esclavagisme en grand… Les caravanes qui descendent la route à Boma jonchent la route de cadavres… »

Une férocité de fauve”

Les exactions n’étaient pas l’apanage des seuls auxiliaires africains. Les agents européens de l’EIC, qui les encourageaient, en avaient aussi leur part. Ch. Lemaire, sous-lieutenant de la Force publique, écrit dans une prose qui se veut lyrique : « Mon éducation africaine commença dans les coups de fusil et de canon, dans les incendies de villages, “à mettre à la raison”, en un mot dans l’abus et le surabus de la force avec tous ces excès. » Pour ces agents, la terreur est le seul moyen de s’imposer. Mahis, le gouverneur général de l’EIC, écrit dans un rapport en 1896 : « Niangwé a été administré successivement par deux officiers, le lieutenant Lemery et le capitaine Stevelinck, qui se sont montrés vis-à-vis des Noirs indigènes, chefs indigènes et auxiliaires d’une férocité de fauve, pendant ou jetant au fleuve tous ceux qui paraissaient les gêner. » La même année, il écrit à Vaneetvelde, chef — ministre — du département des Affaires étrangères : « La région où je me trouve [les Falls] pourrait s’appeler le pays des horreurs… Je vous signale quelques agents qui ont été condamnés, mais d’autres ont la réputation d’avoir tué des masses de gens pour des raisons petites. On dit que M. Rom [Léon] qui pour la presse belge est aussi un héros, avait aux Falls un parterre de fleurs complètement entouré d’une bordure faite des crânes humains qu’il pouvait recueillir. Il avait une potence en permanence devant le poste. »

Pour aller plus loin :

David Van Reybrouck – Congo Une Histoire aux éditions Babel.
Marc Wiltz – Il pleut des mains sur le Congo aux éditions Magellan
Eric Vuillard  – Congo aux éditions Babel