Égalité des droits ou égalité des chances ?


La mystification de “ l’égalité des chances ”

Michel ELIARD

Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond. ” Marx, Critique du programme de Gotha (1875).

La notion d’égalité des chances mérite examen. Depuis des décennies, les réformes scolaires ont été présentées comme les moyens de sa réalisation. La force symbolique de cette notion est telle que, à droite comme à gauche, on continue à présenter cet objectif comme étant réalisable alors même que les inégalités sociales s’aggravent de façon spectaculaire. Élément essentiel de l’arsenal idéologique du libéralisme, la perspective de l’égalité des chances a pourtant reculé vers un horizon lointain.

Dans le domaine de la scolarisation, elle a été au centre des problématiques sociologiques, dans des recherches visant à analyser les causes de l’inégalité de réussite, de l’inégalité d’accès à l’enseignement secondaire et supérieur, et elle a pu servir de légitimation à des réformes dont l’objectif proclamé était, entre autres, de compenser les effets de l’origine sociale sur le déroulement des cursus scolaires. L’égalisation de ces chances d’accès ne s’étant pas réalisée, bien au contraire, la critique s’est alors dirigée contre l’École qui, en traitant de manière égale des individus inégaux, serait responsable de la persistance des inégalités.

C’est ainsi que la représentation, issue du mouvement des Lumières, de la tradition socialiste et de l’œuvre de la IIIe République, représentation de l’École comme institution ayant pour fonction d’instruire et d’émanciper les individus, a été mise en question au moment même où un nombre sans cesse croissant de jeunes accédaient à l’enseignement post-obligatoire. La question de l’égalité des chances a fait couler beaucoup d’encre. Le large consensus qui s’est établi pendant des décennies autour de l’idée selon laquelle, moyennant des réformes, l’École pourrait égaliser les chances scolaires dans une société inégalitaire a fortement contribué à occulter la remise en cause de l’égalité formelle des droits.

Le mot chance appartient au registre du hasard, de la probabilité. Chance vient du latin cadere (tomber) ; c’est, par exemple, la manière dont tombent les dés. L’égalité des chances évoque l’image d’une course dans laquelle les participants ont théoriquement des chances égales de l’emporter, mais elle masque l’inégalité réelle des compétiteurs. Pour donner les mêmes chances à chacun il faudrait échelonner les départs selon les capacités de chacun ou tirer le gagnant au sort. Mais appliquer une notion qui relève de la loterie au domaine de la course aux titres scolaires et aux postes professionnels constitue ce qu’il faut bien nommer une mystification. En effet, on proclame qu’on peut agir sur les effets, l’inégalité scolaire, alors qu’il n’est pas question d’agir sur les causes, l’inégalité sociale. L’évocation d’une prétendue possibilité d’égalité des chances aboutit à escamoter l’importance de l’égalité formelle, juridique, donc à responsabiliser l’École et à disculper le pouvoir politique. La substitution au “ droit « , qui relève du pouvoir politique, de la chance ”, qui est de l’ordre de l’aléatoire, est, de plus, une imposture puisque les jeux sont faits très en amont, c’est-à-dire en dehors de l’École1

__________________________

1. Il advient même que la mise en évidence de cette mystification aboutit néanmoins à la critique, non seulement de l’École, mais même du rôle que le mouvement des Lumières attribua à l’instruction. Ainsi, Tony Andréani et Marc Féray écrivent dans Discours sur l’égalité parmi les hommes, pp 89-90 « A l’aube de la société moderne, les philosophes se sont vivement intéressés au problème de l’éducation, tels Rousseau et Diderot. Leur préoccupation d’alors nous paraît bien lointaine aujourd’hui. Pour eux, l’école devait sortir la société de l’obscurantisme moyenâgeux, et faire entrer dans l’ère des Lumières une population d’hommes nouveaux, aptes à prendre part avec maturité à la vie politique. L’accès à l’instruction et à la culture devait ainsi permettre de réaliser une certaine égalité entre les individus, et surtout de leur donner une indépendance et une liberté que l’homme inculte ne peut atteindre, comme le soulignait par exemple Condorcet, dans son Rapport sur l’instruction publique: en cela, l’instruction publique s’avérait une condition essentielle de la République…

« Si de telles conceptions nous semblent aujourd’hui un tantinet anachroniques, c’est moins parce que la démocratie moderne a acquis dans les principaux pays riches une assise solide, que parce que l’école est souvent soupçonnée de jouer maintenant un rôle différent, quoique dérivé, de celui que lui assignaient ses premiers concepteurs. De soutien à la République, l’école n’est – elle pas devenue son alibi ? »

ELIARD M., LA FIN DE L’ÉCOLE, Paris, PUF, 2000 ; Chapitre 1 – pp 7-8