9 Décembre1905: Loi de séparation des églises et de l’Etat


Quand les députés libres penseurs Allard, Vaillant, Briand et Jaurès s’expliquaient à la Chambre : Deux conceptions de la séparation des Églises et de l’État se sont confrontées : En finir avec les Églises, la première d’entre-elles : l’Église romaine, ou bien, séparation respectant la liberté de conscience ? Un débat1 éclairant et formateur.

Extraits choisis :

MAURICE ALLARD

Il y a telle ou telle séparation dont l’Église peut parfaitement s’accommoder ; mais, nous, libres penseurs, quelle est la séparation que nous voulons ? Ce ne peut être que celle qui amènera la diminution de la malfaisance de l’Église et des religions (…)

Ma solution, c’est naturellement la reprise des biens par la nation et je demande que la Nation affecte ces biens tout spécialement aux caisses de retraites ouvrières et paysannes. Au moment où nous cherchons des ressources pour créer ces caisses de retraites ouvrières, nul usage plus noble ne pourrait être fait des fonds qui reviendront à l’État après avoir été arrachés à l’Église (…)

Ce que nous poursuivons, c’est la lutte contre l’Église, qui est un danger politique et un danger social. Nous ne devons donc, sous aucune forme, fournir à l’Église le prestige et les moyens d’action qui lui manqueront le jour où elle sera abandonnée à elle-même (…)

J’ai déclaré que je ne cachais pas mes intentions, qui devraient être celles de tous les véritables républicains. Il faut le dire très haut : il y a incompatibilité entre l’Église, le catholicisme, ou même le christianisme et tout régime républicain. Le christianisme est un outrage à la raison, un outrage à la nature (…)

Aussi je déclare très nettement que je veux poursuivre l’idée de la Convention et achever l’œuvre de la déchristianisation de la France qui se poursuivait dans un calme parfait et le plus heureusement du monde jusqu’au jour où Napoléon conclut son Concordat (…)

Pourquoi nous républicains et, surtout, nous socialistes, voulons-nous déchristianiser ce pays ? Pourquoi combattons-nous les religions ? Nous combattons les religions parce que nous croyons, je le répète, qu’elles sont un obstacle permanent au progrès et à la civilisation (…)

Aujourd’hui encore combien de progrès ne sont pas réalisés parce que nous traînons derrière nous ce lourd boulet du judéo-christianisme, avec son cortège de préjugés et de mensonges conventionnels ?

En résumé, un homme religieux est un homme en état de subjectivité, un individu chez lequel les images subjectives prennent la prédominance au détriment des images objectives. Eh bien ! Il n’est pas bon que l’humanité vive dans le rêve et se contente, pour tout aliment, d’images subjectives (…)

Que voulons-nous donc, nous, socialistes ? Nous voulons que les hommes se préoccupent un peu plus du monde extérieur, du monde objectif, qu’ils sachent se faire leur paradis sur la terre, au lieu de le chercher dans un monde imaginaire (…)

Ah ! La bourgeoisie sait ce qu’elle dit quand elle affirme qu’il faut une religion pour le peuple. Au fond, c’est là toute sa conscience religieuse. Il faut une religion pour le peuple, parce que pendant que vous entretenez le peuple dans cet état de subjectivité, pendant que vous le bercez avec les rêveries mystiques et religieuses, pendant ce temps, la bourgeoisie, tout à fait objective, elle, sait tirer parti du monde extérieur où elle trouve abondance et richesses (…)

Nous combattons donc la religion, parce que nous voyons dans la religion le plus grand moyen qui reste encore entre les mains de la bourgeoisie, entre les mains des capitalistes, pour conserver le travailleur dans son état de dépendance économique. Voilà pourquoi nous faisons la guerre à tous les cultes et pourquoi nous en sommes les adversaires les plus acharnés (…)

Et maintenant, messieurs, si mon contre-projet est repoussé, voterai-je le projet gouvernemental ? Oui, je le voterai parce qu’il engage un principe dont je suis partisan. Je le voterai cependant avec anxiété, avec inquiétude parce que personne ne sait ce qui peut en sortir. Il peut en sortir pour l’Église une puissance incalculable, beau-coup plus forte que celle dont elle dispose aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, je le voterai, car s’il produit les résultats que je crains, si l’Église devient trop puissante, trop insolente, j’ai confiance dans le peuple qui saura remettre les choses au point. Je compte, dis-je, que si l’Église croit, comme je le crains, en puissance et en insolence, c’est le peuple lui-même qui se chargera de faire la véritable séparation. Et c’est pourquoi, à défaut du mien, je voterai le projet de la commission (…)

EDOUARD VAILLANT

Nous sommes donc en présence d’un double obstacle, de deux forces hostiles qu’il nous faut séparer pour en avoir plus facilement raison (…)

Il faut diviser ce double ennemi dont les forces réunies sont plus redoutables, plus difficiles à vaincre. Il nous faut profiter du moment où l’État, sous pression de l’opinion, s’y décide (…)

Notre première tâche, donc, c’est de séparer l’Église de l’État, de séparer l’Église, instrument d’erreur et de domination morale au profit de la classe possédante, de l’État représentant du pouvoir politique de cette classe. La conscience de la classe ouvrière et de la démocratie socialiste conçoit la nécessité de réclamer la séparation comme un moyen d’affranchissement, et pur leur permettre de mieux lutter contre l’un et contre l’autre pouvoir de la classe dominante : l’État et l’Église associés contre elles. Je l’ai fait remarquer ; dans nombre de périodes de réaction c’est en totalité que ces forces ennemies se sont coalisées contre la classe ouvrière, le socialisme et la République, contre tout progrès (…)

Je vous demande donc de voter la séparation la plus complète possible, celle qui sera par elle-même, désarmant davantage l’Église, la réforme la plus complète, celle qui engagera le mieux les réformes qui doivent en être la conséquence, c’est-à-dire le projet Allard. Si nous ne pouvons pas arriver à ce vote, le plus libérateur de tous, je demanderai que nous améliorions le projet de la commission, afin que notre loi soit une loi de libération sociale, une loi de véritable séparation de l’Église et de l’État.

ARISTIDE BRIAND

Au nom de la commission, je demande à la Chambre de repousser le contre-projet de mon honorable collègue et ami M. Allard, et cela non seulement par une considération de procédure, c’est-à-dire dans l’unique but d’atteindre plus vite la solution désirable, mais aussi mais surtout, pour les raisons de principe qui marquent une différence grave et profonde entre le projet de la commission et du Gouvernement et le contre-projet de M. Allard (…)

Évidemment mon ami Allard a le désir très vif que l’Église, que la religion elle-même disparaissent. Seulement, au lieu de compter, pour atteindre ce but, sur le seul effort de la propagande, sur la seule puissance de la raison et de la vérité, M. Allard, dans sa hâte d’en finir avec la religion, se tourne vers l’État (…) et l’appelle au secours de la libre pensée ; il lui demande de mettre l’Église dans l’impossibilité de se défendre ; il le somme de commettre, au service de la libre pensée, la même faute qu’il a commise au service de l’Église et que nous n’avons jamais cessé, nous libres pen-seurs, de lui reprocher. Cela, ce n’est pas la conception de la libre pensée au moins telle que je l’interprète (…)

S’il fallait donner un nom au projet de M. Allard, je crois qu’on pourrait justement l’appeler un projet de suppression des Églises par l’État (…)

Pour nous, républicains, la séparation, c’est la disparition de la religion officielle, c’est la République rendue au sentiment de sa dignité et au respect de ses principes fondamentaux. Ils lui commandent de reprendre sa liberté, mais ils n’exigent pas que ce soit par un geste de persécution (…)

Pour moi, la séparation est tout entière dans la dénonciation du Concordat, dans la suppression du budget des cultes, dans la disparition du caractère officiel dont sont investis aujourd’hui l’Église et ses ministres et qui constituent le meilleur de leur prestige et de leur force (…)

Le pays républicain a du bon sens ; il a aussi de l’équité ; il ne vous demande pas de faire contre l’Église une loi de persécution ou de ruse. Les libres penseurs eux-mêmes ne peuvent désirer cela. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Ce qu’ils veulent simplement, c’est que vous arrachiez à l’Église le bouclier officiel derrière lequel elle peut s’abriter contre les efforts de la pensée libre : ce qu’ils ont seulement le droit d’exiger, c’est que l’État les mette face à face avec l’Église pour lutter à armes égales (…)

Je m’excuse d’avoir retenu si longtemps l’attention de la Chambre et je termine en disant à mes amis républicains et libre penseurs : Si vous voulez que la raison libre ait un abri, construisez-le-lui ; mais n’essayez pas de la faire coucher dans le lit de l’Église. Il n’a pas été fait pour elle. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

JEAN JAURES

(…) Ainsi toute notre histoire proteste contre je ne sais quelle tentation de substituer les compromis incertains et tâtonnants du schisme à la marche délibérée de l’esprit vers la pleine lumière, la pleine science et l’entière raison.

C’est sans équivoque, c’est sans ambiguïté, c’est en respectant dans la limite même de leur fonctionnement les principes d’organisation des Églises, qui ne deviennent plus qu’un des éléments de la liberté générale, et c’est en dressant contre ces Églises la grande association des hommes travaillant au culte nouveau de la justice sociale et de l’humanité renouvelée, c’est par là et non par des schismes incertains que vous ferez progresser ce pays conformément à son génie.

Voilà pourquoi l’œuvre que la commission nous soumet, œuvre de liberté, œuvre de loyauté, œuvre hardie dans son fond, mais qui ne cache aucun piège, qui ne dissimule aucune arrière-pensée, est conforme au véritable génie de la France républicaine (…)

Nous ne faisons pas une œuvre de brutalité ; nous ne faisons pas une œuvre de sournoiserie ; nous faisons une œuvre de sincérité. C’est là le caractère du travail de la commission, et voilà pourquoi je m’y rallie.

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Source :http://classiques.uqac.ca/collection_documents/assemblee_nationale/assemblee_nationale.html