Plaisir et transgression : le banquet du vendredi-dit-saint


Par Dominique GOUSSOT

Le 10 avril 1868, Sainte-Beuve offrit à ses amis Renan, Taine, About et Flaubert un repas gras le jour du vendredi-dit-saint. En plein Second Empire, dont l’avènement après le coup d’Etat de 1852 fut cautionné par l’Eglise bien que Badinguet ne fût pas à proprement parler un calotin, quatre ans après le Syllabus, ces cinq fortes têtes ont transgressé un tabou.

Les années suivantes, avant la Commune de Paris, leur exemple fut suivi non seulement à Paris, mais aussi dans d’autres grandes villes. En 1870, des banquets eurent lieu à Lyon, Marseille, Dijon, Le Creusot. Le régime bonapartiste était entièrement dédié à l’affairisme : songez à la création des grandes banques comme le Crédit Lyonnais, à la spéculation et à la corruption ayant entouré les travaux du baron Haussmann, à l’accumulation phénoménale de richesses dans quelques mains comme celles des frères Pereire ou des Rothschild. Le Second Empire était alors engagé dans la crise qui, encadrée par le désastre de l’expédition du Mexique et la défaite de Sedan, devait le conduire à sa perte. A leur manière, Sainte-Beuve, Renan et les autres y ont contribué.

Braver l’interdit religieux

L’heure était en quelque sorte propice pour renouer le fil d’une tradition ancienne. Les libertins des XVIIe et XVIIIe siècles n’avaient pas craint avant Sainte-Beuve et ses amis de transgresser l’interdit religieux consistant à prohiber la consommation de viande le jour supposé où le prétendu Christ, au début de l’ère vulgaire, aurait subi son supplice avant de monter au ciel, et mettant fin à la période de quarante jours de privation ouverte par le dimanche des cendres créée au Moyen Age. Par exemple, Bussy-Rabutin l’avait fait en 1659 et fut, pour cela, assigné à résidence par Mazarin. Ce Bourguignon amusant et spirituel donne la mesure de son impertinence dans L’histoire amoureuse des Gaules.

Avant eux, depuis l’institution du Carême, des manifestations carnavalesques d’essence païenne rompaient cette terrible période. La Libre Pensée s’inscrit dans cette longue tradition, non par nostalgie d’un passé révolu qui n’aurait plus de résonance aujourd’hui ou par intention de choquer mais tout simplement pour rappeler que les interdits religieux empoisonnent toujours la vie des hommes et montrer aussi les responsables de cet état de fait : les cléricaux de tous poils. Par notre action, nous signifions que les plaisirs de l’existence valent mieux que toutes les contraintes imposées et pour donner un ton parodique à ces propos, il suffit de mettre en évidence que les interdictions cléricales s’imposent surtout à ceux qui ne les édictent pas.

Les trois grandes religions du Livre sont la source principale des interdits religieux qui pèsent sur les hommes. La religion juive en a édicté 365. Bien sûr, il est interdit de croire à un autre dieu que le dieu unique, de le représenter, de rendre un culte à une autre divinité ou à une image. Ce sont les consignes concernant les idoles. Il est interdit d’habiter en Egypte parce que l’Ecriture dit que les juifs ont dû la fuir. Enfin, il est interdit de faire un pacte avec les sept nations cananéennes vivant sur la terre des Hébreux. Cette seconde série d’exemples concerne les consignes ayant trait à l’histoire. Il y a enfin bien sûr, les interdits alimentaires qui sont mieux connus : l’interdiction du porc ; l’interdiction des viandes impures parce qu’issues d’animaux tués selon d’autres règles que celles prévues par la tradition juive, l’interdiction de cuire la viande dans du lait, par exemple.

Paul de Tarse, le véritable fondateur du christianisme

Beaucoup disent que la religion juive a prescrit un interdit par jour. Ils sont optimistes. Chaque jour, toutes les prohibitions en réalité s’imposent. A l’origine, la religion chrétienne a reconduit ce corpus d’interdictions sans, si l’on peut dire, le graver dans le marbre de la loi. L’écriture, pour cette religion pourtant du Livre, n’est en effet, pas son fort. Surtout, cela permet de faire évoluer les interdits religieux au gré des circonstances. Paul de Tarse, le fondateur de l’Eglise romaine, pour accomplir son œuvre, a d’ailleurs beaucoup relativisé la portée des interdits de la religion juive. Avec le temps, les catholiques, ont réhabilité abondamment l’image au point qu’il en est encore fait un lucratif commerce à Lourdes, de nos jours. Pour des raisons politiques évidentes tenant à la stigmatisation du peuple jugé déicide, Rome ne revendique plus, depuis son avènement, les interdits liés à l’histoire supposée des juifs. Enfin, les interdits alimentaires ont été adaptés aux coutumes locales, de même que les saints multiples ont été empruntés aux traditions païennes diverses. Pour l’essentiel, ils ont consisté à imposer le jeûne le vendredi et, à partir du Moyen Age, durant la période du Carême. En outre, avec le temps, Rome s’est accommodée d’un recul des pratiques parce que pour l’Eglise, l’important est surtout de contraindre les corps et les esprits. Dans ce domaine, on peut dire, sans trop risquer de se tromper, qu’elle a fait preuve à la fois de constance et, disons le, de raffinement sadique.

Le dernier état de ses réflexions est présenté dans l’encyclique Splendor Veritatis qui reconduit, en tenant compte de l’évolution des mœurs et de la science, les préceptes de Rome, en matière de sexualité et de fécondation, énoncés par PauI VI dans Humanae Vitae. Il n’y a de relations sexuelles possibles que dans le mariage. La contraception est interdite et l’avortement présenté comme un crime. S’agissant des clercs, le célibat des prêtres et des religieux en général, qui font vœu de chasteté, est consubstantiel au dogme depuis le VIIe siècle.

La confession, pour distiller la honte

Mais I’Eglise romaine, pragmatique, sait bien que, dans tous ces domaines, le meilleur des fidèles, voire le plus vertueux de ses serviteurs peut s’affranchir de ces interdits. Alors, elle a inventé la confession qui permet d’instiller la honte dans les esprits et de faire des rappels au règlement. Cette invention de l’aveu comme une sorte d’obligation de confier à l’Église des délits ou des crimes que le fidèle a commis au regard du dogme, mais pas de la loi ou de la morale humaine est terrible quand on y réfléchit. En tous les cas, elle induit en matière de sexualité une sorte de sensualité cachée et malsaine.

Dernière religion du Livre, l’islam n’est pas en reste. GabrieI aurait susurré à l’oreille de Mahomet une liste de 70 interdits qui recoupent largement ceux des deux autres grands monothéismes. A simple titre d’exemples sont pêle-mêle prohibés : le polythéisme, l’adultère, l’homosexualité, le suicide, le fait pour un homme de se déguiser en femme, l’insubordination de la femme si le mari est juste, la rébellion, l’invention de mensonges à propos du prophète, la dissimulation de la révélation divine.

Les interdits alimentaires sont là encore bien connus : la rupture du ramadan à mauvaise date ou durant la journée est très grave ; la consommation d’alcool et de viande de porc aussi. Le pauvre animal n’a pas de chance ! Avant d’oublier totalement son enseignement, ne résistons-pas au plaisir de commenter un dernier des commandements de l’islam. Interdire la calomnie ne relève pas de la religion mais de la seule humanité arrivée à un degré de civilisation acceptable. Pour Mahomet, ce précepte est plus étroit. Il considère que la calomnie des femmes mariées est abjecte. Pour les autres, il semble admettre qu’elle est possible.

Le monothéisme, voilà l’ennemi !

En comparaison, les religions polythéistes ou orientées vers le seul développement personnel, sont des havres de tranquillité. Le divin chez les Grecs avait peu de retentissement sur la vie quotidienne des hommes dont l’existence était à peine moins tourmentée que celle des dieux. En Orient, les interdits existent. Ils sont suffisamment vagues et empreints de la morale humaine élémentaire pour ne pas empoisonner les individus qui sont pour l’essentiel simplement invités à réfléchir sur eux-mêmes pour progresser. Comme disait quelqu’un, paraphrasant Gambetta : « Le monothéisme, voilà l’ennemi ».

Alors, ne boudons pas notre plaisir. Savourons ces nourritures terrestres roboratives. Dégustons sans retenue le porc cuisiné sous toutes ses formes, le pourceau jugé rose dont on dit qu’il est aussi intelligent que le chien, le pauvre cochon injustement désigné comme le symbole de toutes les débauches, de toutes les luxures. Délectons-nous de ce vin même s’il doit nous griser légèrement. Par ce geste, nous montrerons que les dogmes qui contraignent les corps après avoir bridé les estomacs visent, en dernier lieu, à cadenasser les esprits. Par ce geste, nous affirmerons qu’il n’y a pas de liberté de penser sans liberté de conscience.

«Beuvez toujours, vous n’en mourrez jamais»

Rabelais disait dans son Gargantua «Beuvez toujours, vous ne mourrez jamais». Son conseil n’est peut-être pas à prendre au pied de la lettre. Mais ses facéties doivent nous faire réfléchir. Au-delà des épisodes bouffons ou grotesques de ses romans, sachons lire la profondeur d’une réflexion qui est emblématique du sens ultime de la Renaissance, marquée par l’invention de l’imprimerie, la redécouverte de l’Antiquité et la Réforme qui affirme la primauté du libre examen. Rappelons donc deux scènes amusantes du Gargantua. Au chapitre XXXVll, Rabelais conte « comment Gargantua mangea en salade six pèlerins ». Après avoir abondamment lavé la laitue et les pèlerins qui risquaient de se noyer, il avala, avec huile et vinaigre la salade et les moines. « Un trait de vin pineau » faillit les emporter au fond de l’estomac du géant. Cachés derrière ses dents pour se préserver d’un sort funeste, ils revinrent à la vie grâce au cure-dent de Gargantua, l’un d’eux ayant vécu une peur sans doute terrible puisqu’il fut quasiment embroché par la braguette.

Mais ce coup presque fatal lui fut bénéfique : le cure-dent « luy percea une brosse chancreuze » (un chancre). Enfin, revenus sur la terre ferme, les moines échappèrent à un ultime supplice, celui d’être emportés par un jet d’urine du géant. Cette anecdote conduit à penser que c’est de là peut-être que vient l’expression populaire : « bouffer du curé ».

A la fin de Gargantua, Rabelais imagine une abbaye d’un genre nouveau, l’abbaye de Thélème. Au chapitre LVII, l’avant-dernier, il décrit les règles de cette vie religieuse rénovée où l’ouverture au monde et la mixité sont fortement recommandées. Ecoutons donc Rabelais pour qui : « En leur reigle n’étoit que cette clause ; Fay ce que vouldras, parce que gens libérés, bien nez, bien instruictz, conversant en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur». Il poursuit parlant des pensionnaires de Thélème : « Tant noblement estoient apprins qu’il n’étoit entre eulx celluy ne celle qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d’instrumens harmonieux, parler de cinq à six Iangaiges (…) ».

Nous sommes loin des interdits. Nous sommes dans le domaine de la pensée libre. Nous sommes aussi dans la parodie. Victor Hugo notait : «Rabelais a fait cette trouvaille, le ventre». En cela, il comprit la portée de cette œuvre bouffonne dont il a restitué en quelques mots l’essence : « Pendant que Luther réforme, Rabelais bafoue (…). Rabelais bafoue le moine, bafoue l’évêque, bafoue le pape (…). Ce grelot sonne le tocsin ».

Entretenir la flamme de la pensée libre

De Rabelais à Hugo s’est donc tissé le fil du combat émancipateur pour une pensée libre, échappée du carcan des interdits religieux, des vérités révélées et des dogmes. Il nous appartient de poursuivre cette œuvre que la Révolution française a accomplie pour l’essentiel, ce travail que les républicains ont approfondi de 1880 à 1905 en instituant, de manière durable, l’Ecole publique, laïque, gratuite et obligatoire, en offrant la liberté d’association et en séparant les Eglises et l’Etat. Non seulement, il faut entretenir la flamme de cette pensée libre, parce que rien n’est jamais acquis, mais aussi reprendre un ouvrage que nos ennemis s’appliquent, de manière d’ailleurs d’autant plus insidieuse qu’il y a moins de fidèles, à saper chaque jour un peu plus.

La Libre Pensée, dans les conditions de notre époque, continue de tisser le fil qu’avant elle Rabelais et Hugo mais aussi Epicure ou Galilée ont patiemment tiré.

En 2002, nous avons réussi ensemble le grand événement que fut le colloque Thomas Jefferson. Il a marqué l’unité du combat pour la séparation des Eglises et de l’Etat des deux côtés de l’Atlantique, tendant à rendre leur portée originelle au 1er amendement de la Constitution américaine et à la loi du 9 décembre 1905. Il a marqué également la profonde unité de l’œuvre accomplie par les révolutions française et américaine. Il témoigne enfin des avancées de la Libre Pensée française au plan international, deux ans avant le centième anniversaire du congrès de Rome de 1904 et trois ans avant celui de la loi de séparation que l’Eglise s’apprête à célébrer avec l’esprit de revanche que l’on peut imaginer.

Dans une émission télévisée, le jésuite Henri Madelin annonçait que la frontière séparant les sphères publique et privée, devait bouger. Soyons assurés que les obscurantistes trouveront de puissants relais politiques, qu’il nous appartient de contrer. La Libre Pensée s’inscrit déjà dans cette bataille.

LA RAISON N°479