Discours de Jaurès sur les libertés du personnel enseignant
« Je n’entends pas non plus suivre notre éminent et illustre contradicteur dans les considérations générales, très élevées, de pédagogie et de morale, de biologie et de sociologie qu’il a développées, et certes ce n’est pas moi qui aurais la tentation, qui aurais le droit de reprocher à un orateur de donner une formule philosophique aux questions qui se débattent dans une enceinte. Je désire tout d’abord, avant de poser quelques questions très précises à Mr.le ministre de l’Instruction publique, retenir des observations de l’honorable M.Lannelongue ce qui a trait immédiatement à l’interpellation qui se développe en ce moment.
Je l’avoue, parmi les idées émises par notre collègue, il en est qui m’ont profondément surpris dans sa bouche parce qu’elles me paraissent absolument contradictoires avec la conception de l’enseignement laïque, rationnel et républicain, tel qu’il a été élaboré depuis près de quinze ans par les hommes qui se sont succédé dans les Chambres.[…] Pour les instituteurs du peuple, la neutralité obligatoire, le silence obligatoire, pas d’opinion politique, pas d’expression publique de l’opinion politique, pas de liberté pour eux : la consigne et rien que la consigne. Pour les professeurs de l’enseignement secondaire, une sorte de liberté tempérée et mitigée, et pour cette haute aristocratie de l’enseignement supérieur… une liberté absolue.
En bas à l’usage du peuple, à l’usage de ceux qui travaillent tous les jours, une sorte d’automatisme, de mécanisme réglé par le préfet dans chaque chef lieu de département. Au milieu, dans l’enseignement secondaire, une sorte d’organisation mixte, qui n’est ni le mécanisme, ni la liberté. Et en haut, pour l’élite des classes dirigeantes, ce nouveau privilège : la liberté de penser ! Voilà ce que pour notre part, nous n’admettons pas, et en ne l’acceptant pas, ne le repoussant, en le répudiant, c’est nous – personne ne pourra le contester – qui restons dans l’esprit de la Révolution française. La Révolution française, par ces trois mots d’enseignement primaire, d’enseignement secondaire et d’enseignement supérieur, indiquait une série, mais non pas une hiérarchie. C’était d’un bout à l’autre, depuis l’école de hameau jusqu’à l’institut central, jusqu’aux immenses laboratoires d’où sortent les découvertes nouvelles, un même enseignement qui devait conduire par degrés tous les esprits de l’éducation élémentaire à la part d’éducation supérieure qui peut revenir à chaque citoyen.
Voilà quel était le programme d’enseignement, la conception de la Révolution française ; c’était un tout solidaire dont les trois ordres d’enseignement sont des parties liées, mais non pas cette sorte de superposition de liberté en haut et de servitude ou de domestication en bas. Une autre idée m’a surpris, j’ose dire troublé, dans le discours de mon éminent collègue. Il a dit – j’examinerai dans un instant le sens de la portée de ses paroles – il a dit : « A l’école, pour les instituteurs, pour l’enseignement primaire, il faut la neutralité politique absolue ».
[…] Précisément – et je prie ceux qui en douteraient de l’exactitude de mes paroles de se reporter aux débats officiels – au Sénat, on demandait à Mr. Jules Ferry si la neutralité existait dans l’école, et Mr. Jules Ferry répondait à Mr. Buffet ces paroles qui sont restées dans mon esprit : « la neutralité religieuse, oui ; mais pas le neutralité politique. L’école de la République doit enseigner la République ».
En fait, à moins que vous ne cherchiez à déserter l’esprit laïque et républicain, que sont donc les programmes de l’enseignement dans nos écoles primaires ? Sont-ce des programmes d’effacement, d’abdication, de neutralité dégradée, humiliée ? Non, c’est l’affirmation du droit politique de tous les hommes sous la forme de la République ; c’est l’affirmation du droit égal pour toutes les consciences de résoudre par la seule raison tous les problèmes de l’univers… »
21 juin 1894
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