Jacques Élie Henri Ambroise Ner, dit Han Ryner (1861-1938).
Jusqu’à sa mort, Han Ryner,a adopté des positions pacifistes et a lutté pour la reconnaissance de l’objection de conscience. Han Ryner prit position pour la libération pour les « mutins de la Mer Noire », pour Saco et Vanzetti. Anticlérical, il milita contre le pouvoir de l’Église catholique, surtout en matière d’éducation. Dès 1936, il rejoint le Comité mondial contre la guerre et le fascisme.
Mesdames, Messieurs,
Conférence faite à Paris, février 1903
Au dogme, qu’il soit philosophique ou religieux, protestant ou catholique exposé selon la vieille méthode dialectique de saint Thomas ou selon la méthode psychologique des néo-apologétistes, j’adresse deux reproches principaux : il affirme en dehors du domaine de l’affirmation et il restreint la liberté du rêve.
Le dogme catholique, plus intolérant et, si j’ose dire, plus dogmatique que les autres, tombe plus que les autres sous cette double accusation. Mais, je repousse, en outre, pour sa laideur impie qui qui blesse les sentiments religieux de mon âme et pour sa complication naïve qui laisse insatisfaits les besoins métaphysiques de mon esprit.
Le second reproche que j’adresse à tout dogmatisme et les deux blâmes dont je frappe le dogmatisme catholique indiquent assez que je ne suis ni matérialiste ni positiviste. Je n’appartiens pas plus à une doctrine philosophique qu’à un parti politique. Je suis de ces esprits indépendants qui ne sauraient être définis d’un mot. Chercheur solitaire, je ne suis le porte parole d’aucune secte ou d’aucun groupe. Je ne me fais que l’orateur de moi-même et si, dès que je crois avoir quelque chose à dire, j’aime à parler, je ne consens guère à répéter.
Pour la facilité de mon exposition, je vais cependant emprunter – mais en l’amendant de singulière façon – une théorie du positivisme. Il s’agit de la fameuse doctrine connue sous le nom de doctrine des trois états.
L’esprit humain passe d’abord, d’après Auguste Comte, par l’état théologique, et « se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels ». Puis, dans l’état métaphysique, « les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites ». Enfin, l’homme s’aperçoit, après d’innombrables déceptions, que la recherche des causes est stérile. Désormais il s’attache uniquement – et c’est l’état positif – à découvrir les lois des phénomènes, «c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude ».
Cette théorie contient de la vérité et de l’erreur. Une rapide comparaison nous aidera à en faire le départ.
Il y a trois sortes d’idées : les idées théologiques, ou religieuses, les idées métaphysiques, les idées positives, comme il y a trois états des corps : l’état gazeux, l’état liquide, l’état solide. Si le monde physique nous était aussi imprécis et fuyant que le monde moral, quelques uns commettraient peut-être une erreur analogue à celle d’Auguste Comte et diraient : « la terre, avec les corps qu’elle supporte, passe par trois états successifs. Elle fut d’abord un gaz immensément perdu dans l’infini. Puis le refroidissement précisa cette matière cosmique en un vaste liquide bouillonnant. Refroidie encore, voici qu’elle est entrée dans la période solide. »
Il est peut-être vrai que la terre ne fut que gaz et que la pensée, à une certaine période, ne fut que théologie. Mais le grand bouillonnement liquide de la deuxième période était entouré de matières gazeuses, et le rêve métaphysique ne supprimé pas le sentiment religieux. Depuis qu’il existe des corps solides, les liquides continuent à couler et l’air enveloppe le globe d’un manteau d’azur. Peut-être un jour le froid solidifiera définitivement les liquides et les gaz terrestres ; auparavant il aura tué toute vie.
Nous avons besoin de poser les pieds sur un terrain solide et certains corps solides sont nécessaires à notre alimentation ; mais il nous faut aussi des aliments liquides, et nous ne saurions nous passer de respirer. De même, notre pensée réclame quelques certitudes positives, un peu de science indestructible où se réfugier aux heures timides comme dans une maison fermée à tous les dangers. Mais combien elle serait pauvre et désolée – inconcevable peut-être – si on l’exilait de tout rêve métaphysique et de tout sentiment religieux.
Seulement, il ne faut pas confondre les objets de nos trois avidités intellectuelles. N’essayons pas de capter le vents dans nos mains et de saisir le rêve religieux ou métaphysique dans la maladresse d’une affirmation. On ne solidifie pas l’air qu’on veut respirer. L’intelligence est singulièrement amoindrie par la négation du mystère ; elle est détruite par la négation du mystère ; elle est détruite par l’affirmation précise sur la nature du mystère.
Comme les vrais philosophes – voici longtemps que leur race a disparu – sont réservés et prudents lorsqu’ils touchent au mystère. Ce n’es pas eux qui iraient alourdir en science fausse ce qui doit rester de l’ordre une poésie vraie. Ils ne suppriment pas au rêve sa poésie la plus noble, je veux dire le flottement libre de son manteau d’incertitude, de lumière et de pénombre.
Ils parlent en vers ou en prose poétique imprécise et rythmée. Ils nous avertissent fréquemment, comme Platon, que leur ambition métaphysique se borne à nous donner du vraisemblable, de la beauté, et ces grandes espérances « dont il faut s’enchanter soi-même », mais qu’il serait naïf ou malhonnête d’affirmer. Avant d’exposer, ils déclarent : « Il n’est permis d’exiger sur un pareil sujet que des récits vraisemblables. » Ou bien : « Si on nous parle des choses célestes et divines, la moindre vraisemblance nous suffit. » Après, ils nous avertissent encore : « Soutenir que toutes choses sont précisément comme je les ai décrites, ne convient pas à un homme de sens. » Si le philosophe invoque la divinité, il ne lui demande pas l’absurde miracle et l’impossible certitude ; il la prie seulement « afin qu’elle nous guide, dans cette recherche ardue, vers des doctrines vraisemblables [1]. » Le plus souvent même, dès que ces grands poètes s’élèvent aux éblouissements des hauteurs ou descendent aux horreurs profondes, ils évitent le langage abstrait qui, malgré précautions et réserves, reste toujours à leur gré trop précis et tranchant, et ils créent la noble beauté des mythes et des symboles.
C’est qu’au pays de la matière et de la science il y a loi, lourdeur et contrainte. Le pays de la beauté et de la poésie est, au contraire, l’infini domaine de la liberté. Nul mathématicien ne s’écartera d’Euclide et ne supposera que la somme des angles d’un triangle et supérieure à deux angles droits. Mais la poésie d’Homère ne supprime pas celle d’Eschyle ou de Sophocle et, quand nous venons de nous griser aux puissantes formules d’Héraclite sur l’universel écoulement, le cantique de Parménide à l’Un éternellement immobile ne nous émeut pas moins. Une vérité constatée, une vérité positive et vérifiable, est une divinité jalouse et exclusive. Mais la beauté blonde ne nie point la beauté brune et, devant un juge mieux averti qu’un berger sensuel, la pomme d’or appartient à Junon et à Minerve tout autant qu’à Vénus.
Il y a de grands philosophes, comme de grands poètes, dans les directions les plus diverses, et o ne trace pas de chemins de fer sur l’océan du rêve. Je laisse à leur immobilité craintive le positiviste attaché à la terre et le dogmatique enfermé dans un port. Je veux visiter, en hôte amical mais rapide, tous les ports de toutes les orthodoxies et de toutes les hérésies. Mais je m’enfuie en riant si on essaye de me retenir prisonnier. Et ce cabotage ne me suffit pas toujours. J’enfile parfois mes voiles pour la haute mer et pour la grande aventure personnelle ; je veux voir avec mes yeux à moi le sublime spectacle que chaque spectateur sincère éternellement renouvelle.
Certes, chaque fois qu’on frappe aux portes du mystère, on a l’émotion d’entendre résonner et se prolonger un étrange bruit de plein. Mais cette rumeur vague et solennelle ne peut être traduite en paroles précises dans aucune des langues que nous connaissons.
Nul effort dialectique ne me fera atteindre l’Inconnaissable. Je ne puis me précipiter dans cet abîme que soulevé par les ailes de l’imagination et de l’amour. Et je ne lui donne que des noms amoureux, poétiques et imprécis. Je sais trop que je ne suis plus sur la terre solide et que l’azur qui soutient le battement de mon vol, si j’essayais de m’arrêter s’ouvrirait indifférent à ma chute.
Le sentiment religieux et le rêve métaphysique ot pour point de départ le point terminus de la science. Tout dogmatisme donne à ces poésies les prétentions massives et la fausseté croulante d’une science possible.
Plus que tous les autres, le dogme catholique est précis et « défini ». Et si lourd d’affirmations arbitraires, il s’alourdit encore de menaces. Tout obscurci de mystères où les mots n’ont plus de sens, il remplace la lumière, que d’autres doctrines agitent comme un noble appel par les flammes sombres de l’enfer. Ne pense pas, nous dit-il. Crois l’absurde et affirme que tu conçois l’inconcevable, ou meurs éternellement. Tel le despote se fait obéir par la terreur et remplace les raisons par des cachots et des supplices.
S’il s’applique à troubler ainsi nos âmes et à nous affoler de crainte, c’est qu’il lui maque le sourire de la vraisemblance et la séduction de la beauté. C’est qu’il ne satisfait aucun de nos besoins supérieurs et que, au domaine où la science ne pénètre point ou ne promet rien, il fait, lui qui promet tout, une double banqueroute. Malgré ses pillages dans le platonisme et l’aristotélisme, il n’a pas ce qui réjouit nos besoins métaphysiques et son manque de beauté et de noblesse fait de lui le grand sacrilège qui meurtrit au fond de nos cœurs le sentiments religieux.
Étudions cette défaillance dans quelques uns des dogmes catholiques.
Les premières paroles du symbole des apôtres affirment un dieu personnel dont la Bible nous apprend, hélas ! L’histoire cruelle et absurde. J’oublie le détail de ses crimes particuliers. Je ne lui demande pas pourquoi selon la parole de saint Paul, « il a pris Esaü en aversion » avant même la naissance d’Esaü. Je ne lui demande pas comment il a pu exiger d’Abraham le sacrifice de son fils et n’arrêter l’infâme obéissance qu’au moment où, d’intention, de préparation et presque d’exécution, le crime était commis. Je ne lui demande pas compte de tous les massacres qu’il ordonne ou qu’il exécute lui-même. Je ne lui reproche pas d’avoir rejeté Saül coupable de cruauté insuffisante. L’histoire de ce fou sanguinaire qu’on nomme Jéhovah serait vraiment trop longue à conter et écœurante. Je ne lui demanderai compte d’une seule de ses folies criminelles, la première et la plus générale, celle qui prend pour victime l’humanité entière.
Sur tous les hommes de tous les temps de tous les pays, le féroce chasseur a lancé sa meute de maladies, de péchés et d’agonies… pourquoi ? Pour une faute commise par nos premiers parents. Comment puis-je être responsable d’un acte accompli par d’autres avant ma naissance ? Que de subtilités enfantines on a entassées, au lieu de réponse, autour de cette question ! Mais il y a plus : Adam et Ève eux-mêmes ne peuvent être responsables de la prétendue faute. Leur péché, qui consiste à manger le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, suppose l’ignorance d’une telle distinction ; c’est ce péché, commis en toute innocence, avant la naissance même du mal, qui créera en leur cœur cette connaissance redoutable, et seul l’acte incriminé leur donne conscience.
Comment ont-ils pu commettre un crime avant qu’il existât des crimes ? L’insoluble objection n’est pas de moi. Dès qu’elle a été faite, des prêtre ont prétendu la résoudre et ils ont inventé une des réponses naïvement subtile qui ne reculent même pas les difficultés. Sans doute, ont-ils dit, le crime n’existe pas encore en ce moment. Mais Dieu a fait une défense particulière à laquelle Adam désobéit. C’est pourquoi, sur lui et sur sa race, tous les maux les plus abominables se précipitent avec justice.
Je contiens mon indignation, et, sans violence, avec une précision froidement raisonnable, je réplique. Je fais remarquer d’abord que je ne suis pas certain que l’obéissance doive s’appeler vertu et que crime et indépendance soient des mots synonymes. Même si j’abaisse ma fierté, si j’oublie que je suis une personne, si je me rapetisse jusqu’à l’enfance crédulement docile, ou jusqu’à la tremblante humilité chrétienne, je suis toujours obligé de vous répéter : Adam et Eve n’ayant pas encore la science du bien et du mal, ne peuvent pas encore savoir que désobéir est mal et que Dieu les punit pour un crime dont ils sont irresponsables.
Allons jusqu’au bout de la vérité : Dieu les punit pour un crime dont il est le seul responsable. Il leur a dit par je ne sais quelle bouche et avec je ne sais quelle voix : ne mangez pas de ce fruit. Mais par un instinct qu’il a mis en eux, il leur dit aussi : Mangez et apprenez. Ce désir est un ordre réel, un ordre plus puissant que l’autre. Il a mis dans les plateaux de la balance des poids inégaux et, parce que la balance incline du côté qu’il a déterminé, voici qu’il frappe cette balance et toutes les balances futures.
Ah !, devant ce despote fou et cruel, devant ce fétiche barbare, devant cette ridicule précision de l’Inconnaissable et cette effarante caricature du Mystère, si je n’éclate pas de rire, c’est, vous le sentez bien, par courtoisie pour quelques uns de mes auditeurs ; ce n’est pas par le respect pour ce dieu qui mériterait tous les blasphèmes, si nous ne devions plutôt à notre amour de l’Ineffable de la repousser de toute la force des négations.
Car ce n’est pas seulement dans son histoire biblique que ce bourreau oriental, ce Jéhovah rouge, est une injure infâme et démente à tout sentiment religieux ; c’est dans un si grand nombre de ces gestes d’hier, d’aujourd’hui, de demain… Il n’a pas besoin du miracle ; ses actes les plus coutumiers, les plus naturels, gesticulent la folie, et c’est à chaque instant qu’il secoue le sceptre comme une marotte sanglante.
Eh !, quoi !, il nous appelle sur une terre qu’il a faite si mauvaise ; il nous y appelle, disent les théologiens, pour une épreuve dont il nous récompensera. En fait, il a eu soin de nous fabriquer trop faibles pour l’épreuve, et il se donnera la joie de nous punir éternellement presque tous de ce qu’il nous aura refusé la grâce efficace. Mais pourquoi inflige-t-il le commencement de l’épreuve à tant d’êtres auxquels il ne laisse pas le temps de cueillir la récompense ? Pourquoi tous ces enfants morts au ventre de leur mère, après une inutile agonie fœtale ? Pourquoi tous ces enfants qui meurent en d’atroces souffrances, après quelques jours, après quelques mois, après quelques années, sans atteindre l’âge du mérite ? Tous ces enfants auxquels ce thésauriseur de souffrances vole des souffrances qu’il refusera de payer ?
Le second article du symbole déclare que ce Dieu crée le ciel et la terre. Voici donc résolue d’un mot brutal, d’une affirmation grossière, la plus insoluble des antinomies devant lesquelles rêve l’esprit humain. Nous éprouvons le besoin de remonter toujours de phénomène en phénomène, de cause en cause ; d’autre part, notre intelligence aspire à s’arrêter à un point qui explique tout et qui n’ait plus besoin lui-même d’explication. Comment satisfaire à la fois cette noble inquiétude et cette fatigue tout prête d’avance à l’attitude du repos et qui ne demande qu’à s’étendre sur la solidité supposée du premier nuage venu ?
Quelle que soit la solution qu’on affirmera, les difficultés logiques viendront vite à la détruire, ouvrières ricaneuses. Cette antinomie de l’origine paraît la plus redoutable aux esprits lourds et ambitieux qui n’aiment que la terre et l’affirmation. Mais celui qui sait que toute synthèse est faite nécessairement de plus de rêve que de pensée, et qui ne s’irrite point contre cette beauté inéluctable ; celui qui a des ailes et qui ne se charge point du plomb baconien ; celui-là rit du cercle de montagnes à pic qui arrête de toutes parts la marche des conquérants méthodiques. Son vol ému tournoie dans tout le cercle des rêves ou s’enfonce, sans ignorer que le ciel s’étend de tous les autres côtés, dans la beauté profonde d’un songe unique. Il rêve l’éternité réelle de l’univers ; ou bien il le voit sortant éternellement de Dieu par une sublime émanation ; ou même il s’amuse au dualisme éternel de l’intelligence et de la matière. Tous ces rêves nous peuplent de joies. Seul le cauchemar du créationnisme, lourdement affirmé par le dogme, fait hurler en nous la douleur intellectuelle et la folie.
Eh !, quoi !, voici que vous prétendez soumettre la substance à la loi de la causalité vérifiée uniquement dans la série des phénomènes ! Et voici que vous appliquez à Dieu la pauvre catégorie humaine du temps ! Vous coupez votre Dieu en deux tronçons que vous ne pourrez jamais rejoindre. D’abord, un Dieu impuissant ou paresseux. Puis, à une heure que rien ne peut déterminer dans son éternité vide, voici qu’il crée arbitrairement le monde. Qu’est-ce qui a donc pu, avant l’existence même des moments, singulariser, jusqu’à le faire choisir à l’exclusion de tout autre, ce moment-là, et comment l’indifférence du vide total et éternel devient-elle soudain raison suffisante ? Ah !, l’odieuse solution de continuité !, Ah !, le brusque saut auquel se refuse tout esprit métaphysique…
Le sentiment religieux conquiert le mystère de l’amour, le rêve métaphysique envahit le mystère par le concept de l’unité ; il imagine l’unité du mystère pris en lui-même, l’unité aussi qui enveloppe le connaissable dans l’inconnaissable comme la terre dans l’atmosphère. Tout dualisme le blesse. Mais nul ne le meurtrit autant que le créationnisme, dualisme transporté jusqu’à Dieu, ou plutôt semi-athéisme, suppression de Dieu dans l’éternité antérieure. Toute existence est action et on ne pet concevoir l’Être n’agissant pas. En réalité, le dieu chrétien a commencé, puisqu’il a commencé d’agir. Ce commencement de ce à quoi rien n’est antérieur est inconcevable : Dieu n’a pu naître ni à l’existence ni à l’action. Nous ne sommes pas ici dans du rêve harmonieux ; nous sommes dans un cauchemar incohérent jusqu’à la démence.
Je ne m’arrête pas à la Trinité chrétienne, aux trois qui ne sont qu’un, au fils qui procède du père et qui lui est pourtant co-éternel et égal. Je n’entre pas dans ces laideurs purement verbales que la théologie appelle « les mystères ». On nous en avertit, d’ailleurs : celui qui essaierait de comprendre tenterait une œuvre aussi absurde que l’enfant rencontré par Augustin en train de transporter la mer dans une coquille et de verser l’Océan dans un trou de sable. Main on exige que nous répétions des mots vides de tout sens. Et vraiment, il semble que pour être « connu » de la sorte, Dieu n’avait pas besoin de modeler l’argile en homme et pouvait s’arrêter satisfait après la création du perroquet.
Je n’indique même pas le mystère de l’Incarnation. Il est des succès que j’évite et des rires que je serais désolé de provoquer. Ici, la lèpre théologique a envahi de la beauté. Si je hais sans réserve la cruauté de Jéhovah, j’aimerais retrouver sous le barbouillage divin l’homme admirable que dût être Jésus. Est-ce la faute du « fils de l’homme » si des naïfs et des habiles l’ont appelé dieu et l’ont crucifié pour les siècles aux légendes des quatre évangiles ? Est-il responsable de l’inconscient charlatanisme de disciples nés dans cet immense Tarascon qui s’appelle l’Orient ? Je ne le crois pas et, si on parvenait, selon le vœu de M. L’abbé Marcel Hébert, à dégager l’Évangile « de sa gangue de croyances populaires et de prestiges magiques », l’Évangile nous apparaîtrait un livre presque aussi purement beau que l’Apologie de Socrate ou le Manuel d’Épictète.
Je cours, rapide, omettant mille folies et mille psittacismes. Je m’arrête seulement, et très peu, devant le dogme de « la résurrection de la chair ». Quelle est la chair que Dieu me rendra au « jour de colère ? » Groupera-t-il pour l’éternité les molécules qui composent mon corps d’aujourd’hui, ou celles que je possédais hier, ou celles qui seront mon instrument de demain ? Quel que soit le moment qu’il choisisse, chacune de mes cellules lui sera réclamée par d’autres corps humains. Chacune des cellules que me prête la nature est comme le flambeau symbolique que les coureurs se passaient de main en main, et je défie Jéhovah de ressusciter simultanément toutes ces chairs, inextricablement embrouillées les unes dans les autres dès qu’on n’a plus pour les ordonner l’échelle infinie du temps. Et pourquoi le misérable ouvrier de Josaphat s’appliquerait-il à cette tâche contradictoire ? Pour brûler éternellement ceux dont la conscience aura refusé de répéter les mots dénués de sens et d’affirmer qu’ils conçoivent l’inconcevable.
Tous les dogmes ne sont pas compris au symbole des apôtres. L’Église, plus d’une fois, a soutenu de contreforts de brume et de folie sa pauvre masse croulante. La dernière en date de ses fantaisies, c’est l’infaillibilité du pape, définie par le concile du Vatican. Ah !, nous nous indignons quand nous voyons Louis XIV supprimer politiquement tous les Français et affirmer : « L’État, c’est moi. » Que dirons-nous devant l’Italien qui prétend supprimer tous les esprits et qui proclame : « La pensée, c’est moi ! »
Je m’arrête frémissant. Si je groupais toutes les folies agressives, la courtoisie me deviendrait impossible et ma parole se précipiterait haletante vers la destruction violente. Or je n’aime pas le geste de Polyeucte, surtout en des jours où il n’aurait rien d’héroïque. Quels que soient les prestiges qu’elle employa à nous séduire, il convient de respecter toujours, même après qu’on la quitta pour une bien-aimée d’apparence plus sincère, la Première qui nous émut jusqu’à l’agenouillement. Et je n’ai, pour aimer la religion de mon enfance, qu’à me transporter dans un avenir peut-être proche : les religions sont belles dès que leur influence intolérante est morte. Dans l’immortalité d’une forme qui ne peut plus nuire, elles soulèvent alors aux cœurs des poètes et des artistes de merveilleuses amours. Tel homme de la Renaissance adore le débris de la statue qu’il eût peut-être brisée au IIIe siècle. La religion catholique se revêtira aussi d’une beauté sereine, quand les mains pieuse de l’Histoire l’auront embaumée. Voici cent ans, elle paraissait morte, et le plus grand poète du XIXe siècle – j’ai nommé Chateaubriand – agenouillait son génie devant cette noblesse paisible et allumait devant l’autel éteint la flamme de son imagination. Hélas !, la princesse endormie n’était qu’endormie ; si l’évocation du poète ne suffit pas à secouer son sommeil, l’ordre d’un soldat la redressa. Et voici que sa bouche laidement ouverte, recommença à vomir les vipères de l’anathème, et les crapauds de la bénédiction impérieuse. Meurs donc, toi que le mouvement enlaidit, et nous irons, pieux admirateurs, nous incliner vers ta beauté définitivement pacifiée. Mais, même alors, nous ne tomberons pas sur nos genoux. Dans une attitude d’hommes libres, nous te contemplerons penchés à peine, prêts à nous relever pour courir à d’autres spectacles de beauté, à d’autres émotions adoratrices.
[1] Citations empruntées à trois dialogues de Platon : le Timée, le Critias, et le Phédéon.
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